Christophe Claro's Blog, page 82
November 27, 2015
Toi aussi crois au Believer (et il croîtra pour toi)
Le Believer version française made in Inculte numéro 6 vient de sortir, après quelques sombres mois d'abstinence éditoriale, et c'est peu de dire qu'on est fier de son brillant sommaire. Cette fois-ci, Le "french" Believer regroupe des textes parus dans l'édition américaine ainsi que des textes d'auteurs français, preuve qu'un peu de bâtardise ne nuit en rien à l'élan des lettres. Dans ce numéro 6, vous aurez de quoi rassasier votre féroce appétit:• Une épatante enquête sur Buzz Martin, le "bûcheron chantant", dans lequel il est fait mention de sa bouleversante ode aux camions-bennes ("Dump Truck Drivers"), de sa rencontre avec Johnny Cash et de la plaie ouverte à son crâne qui signa l'arrêt brutal (et forestier) de sa carrière évidemment en dents de scie.• Un entretien entre Chuck Palahniuk et Tom Spanbauer où il est question du concept de "dangerous writing", de Derrida, de l'ombre d'une bite bien dure• Un topo d'enfer sur l'œuvre d'Oscar Micheaux, le premier afro-américain à tourner des longs métrages, dont on a retrouvé un film en Belgique dans les années 90: The symbol of the Unconquered, — eh oui, n'oubliez pas que 90% des films muets sont perdus à jamais…• Un entretien avec Alan Moore, le crypto-Gandalf des lettres anglaises dont on va vous rebattre les oreilles au cours des mois qui suivent. Moore y évoque bien sûr l'écriture de son gigantesque Jerusalem ("sous-tendu par l'hypothèque selon laquelle nous vivons dans un univers pourvu de quatre dimensions spatiales, au moins"), mais établit également une chouette équation entre art et magie ("des quasi synonymes").• Un texte de Bruce Bégout racontant sa virée à Las Vegas (ou pas…)• Une enquête sur la première génération d'artistes féminines auto-proclamées…• Un entretien avec Gordon Willis, le directeur de la photographie des films de Woody Allen et Coppola• Un entretien avec Lydia Millet qui nous raconte ses débuts chez Larry Flint…
Et encore bien d'autres CB&R (choses bonnes et revigorantes). Voilà. Cette page de pub vous était offerte par l'Office de Recouvrement des Parties charnues des Ragondins de Saône-et-Loire, dont une filiale indépendante vient d'ouvrir ses portes quelques part à Zanzibar, aucune inscription ne sera acceptée après encaissement.
___________ Le Believer n°6, automne-hiver 2015-2016, éd. Inculte, 15 €
Published on November 27, 2015 05:19
November 25, 2015
Soudain Proust (12) - suite et fin
Pourquoi se coucher de bonne heure ? (3)
Rappel de l'épisode précédent: Une histoire de fou, on vous le dit, un fou qui rêve qu’il dort et rêve qu’il écrit une œuvre qui le réveille et l’empêche d’écrire. Il faudrait néanmoins parvenir à briser le cercle non de ces heures mais de ces folies raisonnantes dont même Descartes aurait eu peine à percer les arcanes. Ça ne va pas tarder…
Mais soyons plus littéral. Lisons à ras du texte. Que nous disait Proust au tout début de cette prison de Piranèse qu’est la Recherche :
« […] je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains […]».Voici une indication qui devrait nous aider à mieux comprendre ou à devenir encore plus fou. Car s’il y a folie, il y a logique. Reprenons le fil…
Proust veut écrire. Aussi se couche-t-il tôt. Pour être d’attaque et parce que bien sûr la nuit porte conseil et parfois certaines choses se débloquent pendant le sommeil, n’est-ce pas. Mais voilà qu’il se réveille. Il veut alors poser le livre qu’il croyait « avoir encore dans les mains ». N’est-il pas en train de nous dire quelque chose, là ? De quel livre parle-t-il? Non d’un livre qu’il a entre les mains, et qui aurait glissé sur les draps, serait tombé sur le tapis persan, mais d’un livre qu’il croyait avoir dans les mains. Et qui donc n’y est plus. Ou n’y est pas, n’y a jamais été ? Ne parle-t-il pas, tout simplement, de son œuvre ? De son œuvre qu’il pensait tenir dans ce faible intervalle de trente minutes, car une demi-heure plus tôt, à quoi pensait-il sinon à son œuvre à venir, puisque c’est la raison même pour laquelle il s'était couché de bonne heure ?
Stupéfiant. Nous commençons la Recherche et ce que nous voyons est si énorme, nous saute tellement aux yeux que nous le ne voyons pas – de même que nous ne voyons pas le « nous » qui ouvre Madame Bovary, un nousque Flaubert escamote en quelques pages comme s’il biffait une communauté invisible. Nous avons ouvert la Rechercheau moment où Proust la refermait, ou plutôt la laissait disparaître pour la bonne raison qu’elle n’est pas encore écrite. Et si l’on doute encore que le livre dont nous parle Proust n’est pas la Recherche, il suffit de lire ce qu’il en dit après, puisqu’il évoque son contenu :
« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint ».Quel livre évoque, pour ne citer qu’eux, ces trois éléments ? Eh bien de toute évidence la Recherche puisqu’en cet endroit précis, littéralement, concrètement, elles les mentionne, réalisant leur présence. Plus sérieusement, il suffit de lire la Recherche pour trouver, ici et là, mention d’une église (et de plus d’une, cela va de soi, et là je renvoie à la lettre de Proust à Lacretelle du 20 avril 1918: "de même pour l'église de Combray, ma mémoire m'a prêté comme 'modèles' (a fait poser) beaucoup d'églises"), d’un quatuor (celui de Franck, en 5 majeur, mais aussi les 12 et 15 de Beethoven), quant à la rivalité de François Ier et de Charles-Quint, qu'on sait historiquement liés au Traité de Combrai, ne doit-on pas relire Du côté de chez Swann comme un Traité de Combray, preuve s’il en est que Proust est un des plus grands auteurs comiques du XXème siècle avec Joyce ? Etre soi-même ce dont parle l’ouvrage, non pas soi, justement, mais le monde en toutes ses parties – c’est là le programme-proust dans toute sa folie, sa folie visée et atteinte.
Proust, tout au long de la Recherche, le répète : il a peint les hommes comme il l’a pu, « cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux ». Ou des fous.
Published on November 25, 2015 21:30
La phrase du jour
"Le style, c'est une voile sur la mer, le mouvement d'une robe, le coup de pinceau d'une virgule, un soleil couchant en suspens, une ligne d'oiseaux pressés, l'autre qui dort." — Pierre Vavasseur, membre du jury du Prix du styleOuch ! On aimerait un jour que, définissant ce qu'est le style, un écrivain nous ressorte autre chose qu'un descriptif clinique de l'œuvre de David Hamilton, mais bon, c'est sans doute trop demander. Et puis, le prix du style est censé récompenser un ouvrage pour ses "qualités stylistiques", vous savez, ce petit truc en plus qui fait que certains livres sont bien écrits. Allez, soyons fous, imaginons une autre définition du style:
"Le style, c'est un moignon sur une nappe, le crissement d'un oxymore, le coup de queue d'un centaure, un jet de bave sur une fleur de napalm, des papillons caniches du Venezuela écrasés par une botte de mercenaire aveugle, l'autre qui mord."Mais bon, qui voudrait d'un prix ainsi défini? A la fois, puisque Antoine Bueno, qui dirige ce Prix du Style, nous explique ceci, avec humour je suppose :
"Aujourd'hui, bien écrire, c'est de la provoc'. Alors, choquons le bourgeois!"on se dit que c'est pas gagné.
Published on November 25, 2015 01:53
November 24, 2015
Soudain Proust (12) - suite
Pourquoi se coucher de bonne heure ? (2)Rappel de l'épisode précédent: Ainsi, on peut confondre, hésiter entre, « se coucher de bonne heure » et aller « chez des amies », comme si le fait de disparaître prématurément pouvait osciller à parts égales entre une vie d’ascète (ou de punie, de fatiguée, d’onaniste…) et une vie mondaine, sociale, débridée, etc. Dès lors, on peut s’interroger à nouveau sur le fameux coucher de bonne heure du narrateur ? Ne dissimule-t-il pas lui aussi un autre version des faits ?
On en a l’élucidation, quasi anodine en apparence, une centaine de pages après la remarque de Norpois. On est peu de temps après que le narrateur a informé ses parents que l’écrivain Bergotte le trouvait « intelligent », information qui est aussitôt cause de commotion dans le foyer parental. Et voilà Proust qui se lance dans une longue confession sur son désir d’écrire, jugé inébranlable, mais jamais suivi d’exécution, sans cesse repoussé, au moindre prétexte, la « paresse » n’étant pas le moindre. Or, à force de s’adonner avec ferveur à la procrastination, Proust finit par convenir qu’il perd « espoir », perd « courage ». Que fait-il alors ? Devinez. Ou plutôt non : lisons ::
« […] je recommençais à veiller, n’ayant plus pour m’obliger à me coucher de bonne heure un soir, la vision certaine de voir l’œuvre commencée le lendemain matin. »Un volume ne suffirait pas à commenter cette dernière phrase, et c’est d’ailleurs ce que Proust a compris. Essayons donc d’y voir plus clair maintenant. Si Proust, ou le narrateur, se couchait de bonne heure dès l’incipit, c’est qu’il s’y sentait obligé. Et il s’y sentait obligé, astreint, parce qu’il pensait qu’au réveil il se mettrait à écrire. Ou plutôt, et c’est là que ça se corse, parce qu’il espérait qu’il découvrirait alors l’œuvre déjà en marche, comme mise en branle, entamée au cours de la nuit, durant le sommeil qui serait un sommeil non pas réparateur mais créateur. Mais rappelons-nous qu’il se réveillait chaque fois au bout d’une demi-heure, secoué par « la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil ». Et qu'il entrait alors en insomnie, comme si son corps faisait la grève de l'inspiration, interdisait à son esprit de profiter d'un état inanimé pour accéder à des plans supérieurs.
Proust joue le jeu de la folie: je rêve que je dois m'endormir, donc je m'éveille. Je crois que je ne suis pas fou, donc je délire. A moins qu’il nous fasse tout simplement tourner en bourrique. Résumons. Il se couche. Soit. Tôt. D'accord. Parce qu’il escompte, en rêve, trouver le déclic de l’œuvre. Pourquoi pas. Mais il n’a pas conscience de l’endormissement. On connaît ça. Pourtant s’il s’endort. Bien. Mais sa conscience, qui a tout intérêt à ne pas la ramener, étant donné l’enjeu – l’œuvre à écrire – reste pourtant sur le qui-vive, se retourne comme un poisson jeté sur le quasi, au point de réveiller le corps. Une histoire de fou, on vous le dit, un fou qui rêve qu’il dort et rêve qu’il écrit une œuvre qui le réveille et l’empêche d’écrire. Il faudrait néanmoins parvenir à briser le cercle non de ces heures mais de ces folies raisonnantes dont même Descartes aurait eu peine à percer les arcanes. Ça ne va pas tarder… (à suivre demain)
Published on November 24, 2015 21:30
Un coup de Moore et c'est reparti…
Bon, j'avais pris deux décisions importantes. La première, c'était de lever le pied côté traduction, dans la mesure où je venais d'enquiller à la suite: 1/ la relecture de ma traduction du Courtier en tabac de John Barth (1200 feuillets); 2/ la traduction de You bright and Risen Angels, de William T. Vollmann pour Actes Sud (1200 feuillets); 3/ la traduction de A Naked Singularity de Sergio De La Pava pour Lot49 (1200 feuillets); 4/ la traduction de You Animal Machine, d'Eleni Sikelianos (100 feuillets, ouf). En outre je m'étais promis de ne plus accepter de "grosse" traduction. Niet. Plus jamais. Aussi, évidemment, quand Jérôme Schmidt et Jérôme Dayre, des éditions Inculte, m'ont envoyé un petit mail alors que je me faisais semblant de me prélasser à la campagne en me demandant si je voulais bien traduire pour eux le Jerusalem d'Alan Moore, un roman de plus de trois millions et demi de signes, vous pensez bien que j'ai aussitôt répondu: Hors de question, les gars.Bon, j'aurais dû me méfier. Deux types qui portent tous deux le prénom du saint des traducteurs, c'était déjà louche. Mais non, ils ont été très compréhensifs. Ah oui, on comprend, y a pas de problème. Mais comme ils sont grands de taille et malins d'esprit, ils ont quand même tenu à m'envoyer dans la foulée les trente-cinq fichiers Word du texte de Moore, au cas où l'oisiveté, la curiosité, etc. Appelez ça de la sollicitude, de la bienveillance. Moi j'appelle ça de la perversion. Bref, ce qui devait arriver est arrivé. J'ai téléchargé les fichiers malgré l'absence de connexion internet dans ma Haute-Marne profonde, un miracle qui là encore aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Et bien sûr, j'ai cliqué sur les fichiers pour les ouvrir, ayant complètement oublié cette histoire de boîte de Pandore.
Résultat, quelques heures, que dis-je? quelques minutes plus tard j'étais happé par le monstrueux roman de Moore et, propulsé par un enthousiasme qui ne saurait rivaliser qu'avec des formes très aiguës de démence précoce, je revenais aussitôt sur ma profession de foi fainéante et annonçais aux deux Jérôme – ces démons des enfers déguisés en incubes du Styx – que mais bon sang bien sûr j'acceptais cette traduction, c'était évident, et quand est-ce qu'on commence les gars?
Voilà voilà. Que cette édifiante anecdote serve de leçons aux traducteurs débutants: Une fois que vous aurez mis un doigt dans l'engrenage, vous ne pourrez plus faire machine arrière. Dans le domaine de la traduction, on résiste à tout sauf à la tentation.
Ceci dit, je promets solennellement d'arrêter la traduction après le Moore. Juré craché. Sauf si, bien sûr… Ah, quoi? qu'entends-je? Le nouveau roman de Don DeLillo? Zero K ? Sérieux ? Oh. Ah. Bon, ben, je ne vous retiens pas plus…
Published on November 24, 2015 07:48
November 23, 2015
Soudain Proust (Episode 12)
Pourquoi se coucher de bonne heure ? (1)L’incipit de la Recherche est si connu, si répété par des bouches qui n’ont pas posé leurs yeux sur le corps proustien qu’il est difficile d’en entendre le mystère, ni même d’imaginer qu’un mystère, aussi lumineux et radical que la lettre volée, puisse y résider. Soit, le narrateur se couche de bonne heure, et alors ? Comme il nous parle très vite de son enfance, précisément de son coucher, souvent avancé quand l’ennemi/idole Swan débarquait encore le soir à Combray, on finit par lier cet incipit majuscule aux drames minuscules de l’enfance. Pourtant, on le sait, le « je » qui parle dans cette première phrase n’est pas un enfant, même s’il joue, à sa façon, le rôle d’infans, mais dans la littérature, dans l’écriture, puisque Marcel n’est pas encore Proust par un curieux effet optique et rétroactif sur lequel il n’est plus besoin, peut-être, de gloser. Donc Proust adulte se couche tôt. Il le fait, ou plutôt l’a fait, « depuis longtemps ». Déduisons-en déjà, et ce n’est pas rien, qu’il ne le fait plus. On sait aussi qu’à peine couché il s’endort – « mes yeux se fermaient si vite » – mais que sa pensée, elle, refuse de se coucher et réveille son corps « une demi-heure après ». Il entre alors en insomnie, comme d’autres en religion, non sans passer par divers états confus telle une matière s’étant crue liquide qui se réveille gazeuse avant de réinvestir la solidité du monde réel.
Mais pourquoi se coucher d’aussi bonne heure ? Avant d’en venir aux raisons secrètes du narrateur, posons-nous cette autre question : qui d’autre dans la Recherche se couche tôt ? Ce qui constitue l’ouverture, le motif premier de la Recherche est nécessairement crucial, son retour ne saurait donc être anecdotique, d’autant plus que tout motif, chez Proust, revient au moins deux fois, comme si des tunnels abouchaient des flux parents, même à des centaines de pages d’intervalle. Donc, qui se couche tôt ? Eh bien, Gilberte, bien sûr ! Et c’est cette langue de pute de Norpois qui en informe le narrateur dans A l’ombre des jeunes filles en fleursdans ce passage pétillant :
« — Oui, une jeune personne de quatorze à quinze ans ? En effet, je me souviens qu’elle m’a été présentée avant le dîner comme la fille de votre amphitryon. Je vous dirai que je l’ai peu vue, elle est allée se coucher de bonne heure. Ou elle allait chez des amies, je ne me rappelle pas bien. » (p.476)
Ainsi, on peut confondre (ou hésiter entre) « se coucher de bonne heure » et aller « chez des amies », comme si le fait de disparaître prématurément pouvait osciller à parts égales entre une vie d’ascète (ou de punie, de fatiguée, d’onaniste…) et une vie mondaine, sociale, débridée, etc. Dès lors, on peut s’interroger à nouveau sur le fameux "coucher de bonne heure" du narrateur ? Ce dernier ne dissimule-t-il pas lui aussi un autre version des faits ? [à suivre…]
Published on November 23, 2015 23:21
Sous la dictée désirante : Marie-Hélène Lafon
© Jacques TruphémusVous avez envie d'histoires? Mais d'histoires de quoi? De gens? De gens qui font des choses, en ressentent d'autres, subissent des déconvenues, les surmontent? D'histoires où ne bosse que l'histoire, où seul s'agite le récit, où l'on n'entend siffler que le fil rouge, serti de quelques nœuds avides d'être dénoués, où l'on ne voit que ce qui est dit? Lisez plutôt
Histoires
, de Marie-Hélène Lafon, recueil de textes où c'est la langue qui raconte, la ponctuation qui décide, le temps des verbes qui frappe.Chez Lafon, on ne quitte jamais le réel, la matière des maisons, des lits, des champs, on sent toujours le bombé du ventre, la fuite de l'épaule, le grouillement du silence – et pourtant, si l'histoire est là, avec ses trous, ses bosses, ses rayures, si les êtres perdurent, sexués, violents, soumis, c'est la scansion qui prend sur elle le souvenir des corps. Dans le dernier texte du recueil, l'auteur revient sur la genèse de son rapport aux histoires:
"Au commencement, donc, il n'y aurait pas d'histoires, les histoires ne commencent pas; au commencement il y a du texte en morceaux, des corps et du rituel, de la répétition; le corps de la mère, de la maîtresse, le corps du maître; le rituel de la prière, de la lecture, de la dictée ou de la récitation; et la bribe choisie, le morceau élu, à lire, à réciter, ou à écrire sans fautes et sans ratures, et en tirant la langue."Et Lafon d'insister, de dire qu'au début, fin 96, quand elle commence à écrire, là encore "elle tire la langue". Et de fait elle ne cesse pas de se livrer à cette pratique exigeante: tirer la langue, comme si la langue était à la fois un fardeau qu'on emmène partout avec soi, et une matière qu'on tire en tous sens, qu'on étire. C'est intéressant, aussi, cette histoire de dictée comme acte fondateur:
"Faire la dictée, c'était entrer physiquement dans le texte que délivrait, produisait, émettait tout le corps du maître […]; c'était habiter les méandres du texte, s'envelopper dans sa chair, s'y enfoncer, s'y mettre à l'abri."Là où tant d'écrivains ont fini, au fil des livres, par ne plus produire qu'une laborieuse dictée où la langue ronfle au point d'endormir leur propre vigilance, Marie-Hélène Lafon, elle, est partie du sens profond, de l'expérience profonde de la dictée – où se conjuguent à la fois l'injonction (ce qu'on vous dicte de faire) et la diction (le rythme de la chose écrite et lue, la diction au sens musical). Voilà pourquoi les textes de Lafon font mieux et plus que parler des corps, ils en restituent les palpitations. Prenez la virgule. Souvent, chez Lafon, tout d'un coup, la virgule manque, elle a disparu, ça s'emballe. Mais l'on comprend alors que, non, la virgule ne manque pas, elle aurait été de trop, il fallait qu'elle disparaisse pour qu'apparaisse autre chose, souvent une voix, une énumération, la présence physique de l'autre. Et le point virgule? Chez Lafon, c'est comme une entaille, il sépare et à la fois il renforce les liens; il syncope, c'est davantage une gifle nécessaire, un métronome à taloches, afin que la phrase avance encore malgré la difficulté de ce qui s'y fait jour. Quant aux temps verbaux, ils possèdent cette subtile puissance flaubertienne: le passé simple en perpétuel duel avec l'imparfait, le présent qui avance comme une saison, une servante, une officiante, le passé composé qui prépare aux douleurs,
Il faudrait aussi parler de l'épithète, éminemment rimbaldien chez Lafon, qui vient soudain injecter de l'atroce, du monstrueux, mais aussi de l'indicible, et qui plante ses crocs dans le substantif comme pour l'enfoncer dans la boue du texte, et qui est rare, précieux: "l'appétit bruyant", la "gluance galopante", "l'eau grise", les "impérieuse fragrances", 'l'air cru"…
Il faudrait parler, aussi, très précisément de la scansion, que l'usage du point martèle, que l'anaphore rend hypnotique, avant que ça déraille, que ça crisse. Des sensations, qui bombardent discrètement chaque énoncé. De la phrase qui s'obstine à vouloir, sans cesse, réinventer notre respiration de lecteur. Du corps de l'homme et du corps de la femme, dont Lafon évalue en chaque détail les densités, les reculs, les affres. Du paysage, qui n'est jamais paysage, mais matière brute et changeante, corps des saisons, pâte dure ou molle invitant aux inscriptions muettes, peinture perçue.
Des histoires? Oui, bien sûr. Mais qui racontent comment la langue reste animale, à l'affût, piégée dans les rapports de domination, avide de fuites souvent impossibles. Des histoires parce que la seule grammaire ici admise et magnifiée est celle du désir, même tu.
_____________
Marie-Hélène Lafon, Histoires, éd. Buchet-Chastel, 16 €
Published on November 23, 2015 00:23
November 20, 2015
Que d'Oz! Le magicien Levallois
Le Cycle d'Oz de L. Frank Baum fait partie du patrimoine littéraire américain. Salué par bon nombre des plus grands écrivains de langue anglaise, de Salman Rushdie à Richard Powers, en passant par Margaret Atwood ou encore Thomas Pynchon, les références plus ou moins explicites à ce cycle abondent dans la littérature romanesque anglo-saxonne depuis plus d'un siècle. Cette œuvre cruciale, à l'instar du Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, n'avait jamais bénéficié en France d'une traduction intégrale. Hormis Le Magicien d'Oz, qui ouvre la série, seuls les deuxième et troisième romans du cycle, qui en compte quatorze, avaient été publiés en langue française, dans des versions tronquées et adaptées pour la jeunesse (Dorothy s'appelait Lily et vivait non au Kansas, mais en... Arkansas ! Et Oz était orthographié... Ohz !).En 2013, le cherche midi a décidé de proposer au public français pour la première fois une traduction intégrale du cycle. Les trois premiers volumes ont été publiés (le troisième vient juste de sortir…) et les illustrations ont été confiées à Stéphane Levallois.
Stéphane Levallois a ainsi réalisé plus d'une centaine de dessins pour ce projet et, à l'occasion de la sortie du troisième volume du Cycle d'Oz au cherche midi, nous avons eu l'idée de réunir tous les dessins effectués par Stéphane dans un seul ouvrage : Oz , afin de faire découvrir son travail au public, en grand format.
Stéphane Levallois dédicacera son livre à la librairie des Batignolles (75017) le 26 novembre à 19h.
______________Stéphane Levallois, Oz, préface de Claro, le cherche midi éditeur, 39 €
*
Et donc, également, le troisième volume du Cycle d'Oz en librairie, comportant les deux titres suivants: La Route d'Oz et La cité d'émeraude, traduit de l'anglais par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre:
Published on November 20, 2015 22:00
November 19, 2015
Du mal à réaliser : Levé multiplié
Treize ans après sa parution,
Œuvres
d’Edouard Levé, n’a pu qu’acquérir davantage de pertinence. Décrivant plus de cinq cents « œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées », il interroge la création, surtout artistique, de point de vue finalement frontal (et humoristique) : créer, est-ce mettre à exécution une idée ? Quand l’art est conceptuel, cela peut sembler aller de soi, mais de façon plus générale ? D’où cette impression que, par un effet d’écho, l’idée de l’œuvre est susceptible de faire œuvre en soi. Cela renvoie bien entendu, en partie, à la dimension programmatique de toute œuvre : au départ, il y a projet, intuition, désir d’expérimentation – donc, pour schématiser, idée. L’intelligence de Levé a été de rendre follement pluriel ce mécanisme, comme si dans la prolifération des œuvres envisagées il avait cherché à atteindre ce paradoxe : l’infinité des possibles se heurte à la vanité de leur réalisation. C’est un des effets joyeusement pervers du livre de Levé : moquer l’impulsion créatrice tout en actant sa puissance.En fait, ce que décrit souvent Levé, ce sont des « principes organisateurs » – le même objet photographié à intervalles réguliers, ou selon des points de vue différents ; l’aléatoire mis au service de la création ; des équivalences dégagées entre les arts pour établir des traductions possibles entre les formes ; une réduction de l’œuvre à son volume, sa matière, etc. ; une contrainte appliquée à la production d’une série… Quelques exemples :
« 143. Un labyrinthe peint en lait écrémé sur la façade d’un musée est détruit par les intempéries. »On le voit, le canular côtoie ici le conceptuel, non pour que l’un annule nécessairement l’autre, mais pour insister sur le sens tronqué que dégage une œuvre dès lors qu’elle est extraite d’un contexte, d’une trajectoire, d’un corps. Ce qui manque à ces œuvres décrites, finalement, ce n’est pas tant le fait qu’elles n’existent pas – d’autant plus que certaines existent désormais… –, mais le fait qu’elles soient orphelines. Orphelines et, qui sait, célibataires, un peu comme cette caméra qui, « lâchée du trentième étage, […] filme sa chute ». — Jusqu'ici, tout va bien…__________________Edouard Levé, Œuvres, coll. #formatpoche, P.O.L, 9,50€
« 245. Des photographies montrent, sans acteurs, des décors de studio pour films pornographiques. »
« 295. Plongé dans l’obscurité d’un placard, un homme couvert de poils rouges regarde par l’entrebâillement de la porte. »
Published on November 19, 2015 21:30
Hemingway contre Daech: à plus d'un titre
Il semblerait que le récit autobiographique d'Hemingway, Paris est une fête, se vende en ce moment comme des petits pains, son titre opérant à la fois comme sésame de résilience et offrande symbolique sur les lieux de massacre parisiens. Bien sûr, le titre français y est pour quelque chose, car en anglais, le livre s'intitule A moveable Feast, autrement dit "une fête mobile", par opposition aux "fêtes fixes".Par exemple, en anglais, si vous dites "it's a moveable feast", ça veut dire "Il n'y a pas de date fixe". Bien sûr, Hemingway a joué aussi sur le sens de "feast", qu'on peut traduire par festin, banquet, réjouissances. On peut donc supposer très naturellement que si l'on avait choisi comme titre français Sans date fixe, il ne susciterait pas aujourd'hui l'engouement qu'il suscite – la notion d'imprévisible étant soudain nettement, et cruellement, moins séduisante. Par ailleurs, le livre est paru de façon posthume, Hemingway s'étant tiré une balle dans la tête trois ans avant sa parution.
Mais l'histoire éditoriale a tranché : ce sera et c'est Paris est une fête. Preuve s'il en est que les traducteurs sont des gens profondément optimistes. Et les Parisiens sensibles à leurs trouvailles. Mais peut-être que Le Festin nu de Burroughs aurait lui aussi fait l'affaire… Ou mieux: L'innommable, de Becket…
Published on November 19, 2015 07:08
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