Christophe Claro's Blog, page 78

January 19, 2016

Piano Passé, Simple Imparfait


"Il ne savait jouer d’aucun instrument. Mais il acheta un piano. Ne prit jamais de leçon. Refusait d’aller au conservatoire. Ne se rendit pas aux concerts. Jouissait de sa seule vue. Attendit des mois avant de soulever le couvercle noir. Tapait sur les touches pendant des heures. Se prit pour un prodige en riant. Y passait des heures, inlassable. Tenta d’improviser un morceau continu. Chantait. Le prit pour confident. L’insultait : piano pourri, piano chéri. S’y liquéfia les phalanges. Lui léchait les touches. Fis des gammes sataniques. S’ennuyait souvent parfois. Fit exprès de. Faisait semblant de. Osa se branler sur. Laissait l’amie de sa mère lui apprendre autre chose que la Sonate au Clair de Lune. Renonça. S’y mettait à deux heures du matin avec ferveur. Découvrit Glenn Gould. Fut vendeur de pizza pendant trois mois. Le réclamait dans son sommeil. Prit des drogues.  Composa une sonate mais à quoi bon. Se prit les doigts de la main droite dans la portière d’un taxi. Rêvait de moins en moins : piano chéri, piano pourri. Enterra ses parents à deux semaines de distance. En jouait désormais jour et nuit, pour ainsi dire. Sut qu’il ne saurait jamais, ni en jouer ni ne pas en jouer. Prenait de plus en plus de médicaments. Joua jusqu’à l’extinction. Recommençait. Arracha les touches les unes après les autres. Se couchait sur les cordes, capot ouvert. Y fit ses nuits. Entendait tout. N’y comprit rien. Pleurait. — Chut."(extrait de Combien de fois, à paraître)
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Published on January 19, 2016 22:57

Funeste amitié: rendez-vous au Havre

Dès jeudi soir, au Havre, c'est Le Goût des autres: un festival littéraire qui s'achèvera dimanche, avec cette année comme conseillère littéraire Maylis de Kerangal. Pour le programme, c'est par ici.
Cette année, un thème dominera la manifestation: l'amitié. L'amitié dans tous ses états, ses débordements, ses figures imposées. Il y aura entre autres quelques amis incultes – Mathias Enard, Joy Sorman, Mathieu Larnaudie –, mais aussi Véronique Ovaldé, Marie Nimier, des lectures de la correspondance Flaubert/Sand, etc. 
Pour ma part, je ferai une intervention sur ce vicieux poison qu'est l'amitié — ça sera le samedi 23 janvier à 15h au Idolize Mirrors. En voici une brève présentation:

"L'amitié n'est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste." Ces propos de Proust, extraits de A l'ombre des jeunes filles en fleurs, sans doute faut-il les prendre au sérieux et en mesurer la dérangeante portée. Plutôt, donc, que de nous engager aveuglément dans un éloge de l'amitié, tentons ici d'en discerner les risques, les écueils. Et si l'ami était un ennemi dont nous n'osons pas nous passer? Et si l'amitié était, comme l'a pressenti Proust, un leurre destiné à nous détourner de "notre propre sève"?
Il sera question du Misanthrope de Molière, des funérailles de Patrocle, du temps perdu en amitié pour Proust, de l'ennemi déclaré selon Jean Genet…
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Published on January 19, 2016 01:14

January 18, 2016

On est prié d'articuler


La voix au chapitre, ou la lecture à voix haute de textes littéraires
Le site Livre de Ciclic consacre son premier dossier de l'année à la lecture à voix haute de textes littéraires.
Cette pratique amène le texte à votre rencontre sur le territoire.
La parole est ici donnée aux écrivains et aux comédiens.


Vous trouverez dans ce dossier :une réflexion de Claro sur la lecture à voix hautela vision de Nicolas Rollet ou le point de vue d'un spectateur-auditeurles pratiques de la lecture à voix haute des écrivains in situla lecture à voix haute par Daniel Fatousune sélection de neuf extraits de livres lus à voix haute par des comédiensla 10e édition des mille lectures d'hiver
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Published on January 18, 2016 10:14

January 17, 2016

Le rythme comme contrepoison: quand Bosc fait danser les douleurs

© Jacques-André BoiffardS'il est fréquent qu'un écrivain s'empare d'un fait divers, c'est parfois pour de mauvaises raisons. En l'anecdote anonyme, il prélève la petite matrice qui manque à ses stimulations narratives. Dans le récit déjà disséqué, il trouve la force de décalquer le réel. Mais parfois, c'est tout le contraire qui se produit: le morceau de tesson exhumé donnera vie non seulement à l'amphore et à ses formes, mais il faudra également réinventer le précieux liquide qu'elle contient, faire entendre le chant de son écoulement.
Dans Mourir et puis sauter sur son cheval , David Bosc est parti d'un extrait de journal de Georges Heinein, dans lequel ce dernier, faisant état du suicide d'une certaine Sonia A., s'indignait de la coutume anglaise qui veut que le suicidé soit jugé post-mortem. Puis Bosc a déniché quelques coupures de presse. Restait à réinventer Sonia Araquistáin, c'est-à-dire à rendre charnel ce mouvement désordonné qui s'efforce de faire de la vie une fête et une résistance. 
Pour inventer Sonia, David Bosc n'a pas le choix. Il doit lui forger un souffle mental, des gestes, donc une langue, une façon de parler qui soit comme une façon de marcher, d'avancer. Et s'il s'agit là d'une vie rêvée, cette vie n'en est pas moins hantée, brûlée/brûlante: une vie pétrie d'attentes insurmontables, de désirs instables, de gais refus. De là cette singularité qui innerve la cadence-Sonia, cette façon à la fois fluide et détournée de traverser les choses. Langue libre, cabrée, tantôt dissoute tantôt mordante, qui cherche sa liberté jusque dans la bascule. La grande réussite du livre tient dans ce prodige: faire coïncider une parole éparse, frondeuse, fébrile avec une langue infiniment attentive, toujours précise dans sa rythmique, souvent surprenante dans ses formules. "Pressé de trouver le lieu et la formule", écrivait Rimbaud. Bosc, justement, parvient à faire coïncider le lieu et la formule dans le surgissement même qu'est Sonia. Il l'illumine, la déploie. Et Sonia de devenir une "usine surchauffée" (le corps selon Artaud…) d'où jaillissent à chaque page des énoncés orphelins, des fulgurances généreuses.  L'hybris est un chant, et Sonia en cherche la clé, aux sens musical, charnel, philosophique. Rien la changera en arbre.
Debout dans son "irréalité immédiate" (l'expression est de Max Blecher), Sonia est une fille de la rue, au sens surréaliste, une Nadja de l'après-guerre en quête de carnaval synesthésique. Elle voit une "vitrine crevée", entend les "maracas de charité" des patriotes, sent couler dans la Tamise des "poissons obnubilés" et devine chez les chevaux un désirs de "humer la lumière et les formes", voit dans l'oreille une "complication cocasse". Elle se penche "sur une nativité de limaces", déclare être "une jonchée de feuilles" – mais ces singularités sont toujours prises dans un mouvement, lisez plutôt:
"Et je repars. Je suis une jonchée de feuilles, qui dévale, tourbillonne, s'élève, retombe, s'arrête, s'élance à nouveau, se divise, se mêle à d'autres tas de feuilles, plus jeunes ou plus anciens, accueille un papier gras, une page de journal, un morceau de ficelle, se laisse acculer dans une impasse, rebrousse chemin, explose en gerbe folle sur une bouche d'aération, paie son écot à l'eau de la rigole, espère et trouve les jambes nues d'un enfant, n'est aucune des feuilles pas plus qu'elle n'est le vent, elle est la danse, elle est dansée."
Car si Sonia est feu follet voué à l'extinction, la langue qui l'incarne est indéniablement "dansée", et l'est dans une "Nuit retrouvée", avec "tous ses alentours à la lenteur des astres", une nuit peuplée d'animaux, ou plutôt de devenirs-animaux, comme si la folie passait avant tout par une confrontation avec la bête. Ainsi, Sonia s'interroge sur l'émotion qui naît de la tête du cheval, remet en question l'idéal qu'incarnerait la nature sauvage ("la libre nature est une foutaise"), voit dans les masses de réfugiés, à l'heure de l'alerte, des "chiots encore aveugles". Elle se rend dans un abattoir pour mieux voir "l'œil de l'animal" qui "s'imbibe, aspire le plus possible, se révulse et s'éteint", et finit par conclure :
"Une porcherie est un cristal politique. Il n'y a d'avilissement des espèces animales qu'à proportion de celui des hommes."
Sonia, elle, laisse le cosmos la mordre. Elle est et veut l'amour fou, mais pas l'amour individué, pas le désir concerté, pas le mâle instructeur; elle sait que dans son sang coulent "les ferments de la métamorphose", elle devance l'ivresse, bouleverse les cycles, s'offre aux saisons.
Sonia est espagnole, elle vit à Londres, nous sommes en septembre 1945, il fait chaud au fond du corps, la peau sera donc nue, la mèche folle – puis la fenêtre s'ouvrira, et à la rencontre du monde quelque chose s'en ira, disparaîtra, renaîtra. Mourir et puis sauter sur son cheval: ce vers d'Ossip Mandelstam, dont David Bosc a fait le titre de son livre, dit à sa façon le travail d'écriture nécessaire pour faire de la chute un élan. Mourir et puis sauter sur son cheval est un de ces rares livres qu'on a envie d'offrir et de relire, comme si un lien secret unissait ces deux mouvements. 
___________David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval, éd. Verdier, 11,50€
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Published on January 17, 2016 23:51

January 15, 2016

Les anges radieux de William T. Vollmann sont enfin (ap)parus

"Dans les jungles d’Amérique du Sud, les glaces de l’Alaska, les plaines du Midwest et les rues de San Francisco, la bataille fait rage. Les insectes mènent une lutte impitoyable pour la domination. Face à eux, un sinistre groupe chargé d’électrifier le monde. Mais un jeune homme, Bug, va trahir les siens pour rejoindre le camp des insectes. Wayne, une vilaine brute, se rallie aux forces maléfiques de l’électricité et fait le serment d’assassiner la mante religieuse qui tient un bar dans l’Oregon. Quant à Milly Dalton, la Marchande d’allumettes, elle conduit une bande de révolutionnaires intrépides…

Fourmillant de personnages touchants, terribles, improbables, inclus dans un casting dirigé en coulisse par un énigmatique démiurge du nom de Big George qui rivalise avec l’auteur dans l’art de la manipulation, truffé d’épigraphes politiques, assorti de listes diverses, doté d’une table des matières truquée qui prolonge le récit, illustré de dessins, écrit dans une langue incroyablement précise et colorée où les images se livrent à une surenchère synesthésique, Les Anges radieux est un roman d’une magnifique générosité et d’une indéniable truculence. Dans cette fresque survoltée où se mêlent roman d’apprentissage, charge incendiaire contre les ambitions impérialistes et certains “idéaux” révolutionnaires, et méditation épique sur la violence, la rébellion et le rôle de la technologie dans l’aventure humaine, William T. Vollmann joue à fond, pour la première (et sans doute la dernière) fois, la carte de l’imaginaire et de la fantasy. Pour cela, Les Anges radieux s’affirme comme un moment indispensable dans la perpétuelle découverte de ce colosse de la littérature américaine contemporaine." — Actes Sud
_________William T. Vollmann, Les anges radieux, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claro, coll. Exofiction, éd. Actes Sud, 26 euros
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Published on January 15, 2016 02:45

Sans bouger dans les flammes


RAPPEL (AU DÉSORDRE)
L'événement: Lecture-concert de Comment rester immobile quand on est en feu (éd. de l'Ogre),par Claro et Olivier Mellano
Le lieu: Librairie Galerie Le Monte-en-l’air71, rue de Ménilmontant / 2, rue de la Mare75020 ParisTél. : 01 40 33 04 54
L'heure: 19h
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Published on January 15, 2016 01:42

January 14, 2016

Comment écrire soi-même son propre texte? La méthode Thévenoud.

C'est Pierre Assouline qui signale la chose sur son site, La république des livres. (Je lui en veux en peu d'avoir levé ce lièvre avant moi.) Bref, si vous allez sur le site des éditions Grasset, vous verrez qu'est annoncée la parution, le 23 mars prochain, d'un livre signé par Thomas Thévenoud, intitulé Une phobie française. Ce dernier a droit à la notule suivante:
"Thomas Thévenoud est né en 1974. Il est toujours député de Saône-et-Loire, après avoir été brièvement Secrétaire d’Etat dans le gouvernement de Manuel Valls. Sa démission, pour des raisons fiscales, a fait l’objet d’un immense scandale. Ce récit est son premier livre. Il l’a écrit lui-même." 
Evidemment, c'est cette dernière phrase qui retient l'attention. Même si, cette dernière phrase, on peut supposer que ce n'est pas Thomas Thévenoud qui l'a écrite lui-même. On peut donc avancer sans trop de risque de se tromper que Thévenoud n'a pas écrit lui-même la phrase qui affirme qu'il a écrit lui-même ce livre qu'il aurait écrit lui-même à en croire une personne qui n'est pas lui-même. Attendez. Je me relis. Oui, c'est bien ça. En ce cas, si Thevenoud n'a pas écrit lui-même la phrase affirmant qu'il a écrit lui-même son livre, comment être sûr que ce n'est pas la même personne qui écrit qu'il l'a écrit lui-même qui ne l'a pas écrit, ce livre? A moins que ce soit en fait Thévenoud qui ait écrit lui-même la phrase affirmant qu'il a écrit lui-même son livre mais il a préféré parler de lui à la troisième personne plutôt qu'à la première, parce qu'affirmer soi-même qu'on a écrit soi-même son propre livre ça serait un peu bizarre, alors que si c'est quelqu'un d'autre qui le fait, ça passe mieux. Mais peut-être que la personne qui a écrit que Thevenoud a écrit son livre lui-même ne l'a fait que parce qu'elle craignait qu'on doute que ce soit le cas, dans la mesure où Thévenoud n'est globalement connu que pour sa fraude fiscale, comme si le fait de frauder avec le fisc pouvait distiller dans l'esprit du lecteur l'éventualité d'une fraude tout aussi roublarde avec le lectorat. Toutefois, le simple fait de devoir se sentir obligé de préciser que Thévenoud a écrit lui-même son livre attire l'attention sur le fait qu'on pourrait en douter, ce qui semble accréditer la thèse que le doute, là encore, est permis, quant à l'honnêteté fluctuante de Thévenoud. Mais si Thévenoud a vraiment écrit son livre lui-même, s'il n'a pas fait appel à un nègre, pourquoi le signaler sinon pour dire que les raisons pour lesquelles il est connu et  a écrit ce livre n'ont pas, heureusement, déteint sur le processus d'écriture de ce livre? Et si Thévenoud n'a pas écrit le livre lui-même, ce qui est toujours une possibilité, pourquoi ne pas avoir mentionné le nom du co-auteur sur la couverture du livre? Mais non, il fallait qu'il l'eût écrit lui-même et que ça soit dit littéralement afin de faire passer le message suivant: on peut très bien frauder fiscalement et écrire soi-même un livre. C'est vrai que ne pas frauder et prendre un nègre, c'est moins glamour. En plus le nègre peut vous faire un procès, laissez tomber.
Peut-être l'éditeur aurait-il dû en fait rajouter, après cette notule, le nom de la personne qui l'a rédigée,  cette notule, et nous assurer que c'était bien elle qui l'avait rédigée elle-même, sans omettre, bien sûr, de préciser le nom de la personne qui se porte garant de cette assurance, etc. Parce que ce n'est pas tout d'affirmer qu'un auteur a écrit lui-même son livre, hein, il faut aussi pouvoir prouver que ceux qui l'affirment ne nous mentent pas. Et s'il y a imposture, que faire? Eh bien je suppose que Manuel Vals aurait une solution toute faite: la déchéance d'autorité. 
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Published on January 14, 2016 23:13

Le temps des déraillés: Fontanel l'essoreuse

Les lecteurs de L'homme barbelé savent combien, chez Béatrice Fontanel, le vécu et l'affectif forment un poing qui cherche à faire autre chose que frapper. Même si, à chaque fois, on se prend des coups, bien sûr, et à peine est-on monté à bord de son nouveau livre, Le train d'Alger , qu'on est secoué, ébranlé, malmené. Normal, puisque ce livre évoque un nœud trop serré dans la vie de l'auteur, un train qui a déraillé, littéralement, suite à un attentat, oui, on est ici au début des années soixante, on est en Algérie, mais plus pour longtemps, ça barde, OAS, FLN, bombes… le livre de Fontanel passe et repasse, comme en un douloureux travail de broderie sanglante, par ces années noires, où les horreurs, présentes dans chaque camp, rythment sa vie avant son départ pour la France.
Fontanel ne cherche pas à nous tirer des larmes, à régler des comptes, à porter des jugements, à distribuer des bons points: elle, ce qui l'intéresse, c'est de survivre au milieu des souvenirs. A un moment, elle dit, en attaque de paragraphe:
"J'écris comme je lave le sol, à grande eau. Alors ça met du temps à sécher. C'est mon destin d'essorer."
Il en faut du cran pour oser comparer sa plume à une serpillière. Mais c'est parce que l'auteur sait que son écriture procède, de toute sa force abrasive, par passages, volutes, en insistant un peu plus ici, en se promettant de revenir là. Façon de dire aussi qu'elle ne se fait pas d'illusion sur certaines taches: tout ne part pas. 
Une enfance détraquée: c'est à peu près ainsi qu'on pourrait qualifier la première partie de sa vie. Certains sont barbelés, d'autres détraqués. Bon, la famille, pour se détraquer, ça aide. La mère de la narratrice est assez mal lunée, grand-mère a renoncé à porter des culottes… A Alger, ça pète tout le temps, les vitriers sont surmenés, les gens tombent comme des mouches, mais surtout, ils disparaissent. Climat de peur: la peur devenue atmosphère, donc, irrespirable. Il va falloir décamper, tout laisser derrière soi, recommencer: on ne s'attardera pas ici sur cette déroute, que dépeint Fontanel par petites touches foraines et fêlées, d'une écriture mêlant verve, tristesse, folie.
Et traversant ces pages, les sous-tendant à la façon d'un nerf capricieux, plus têtu qu'un fil rouge, s'agite en fiévreux filigrane le spectre de l'animalité. Fontanel aimerait bien que l'humain reste végétal, ça ferait moins de dégâts, elle-même se déploie "à la manière d'une fougère", mais voilà, c'est impossible, tout nous ramène à l'animal, à la bête: notre hébétude digne des "grenouilles molles", nos tortillements d'amphiumes, nos cauchemars comme autant d'aptères, ces placards "que l'on vide, comme on vide des poulets", les soldats qui tirent "les fellahs comme des lapins", la mort qui rôde "comme un chien sans maître", la lecture qu'interrompt souvent "une grosse araignée velue", le père qui ouvre les huîtres "parce que le pélican lassé d'un long voyage…", l'auteur elle-même qui "cherche les descriptions" "comme un chien de chasse poursuit les perdrix", ou nage "dans l'océan, devant Mimizan, comme une rascasse volante pleine de venin". Le seul animal qui pourrait nous sauver, c'est bien sûr l'oiseau – et Fontanel, elle, "révise ses oiseaux". Elle cherche l'envol.
Voilà pourquoi, dans ce livre qui raconte la guerre d'Algérie comme une enfance, et l'enfance comme une guerre d'Algérie, le lecteur se sent porté, malgré la litanie de drames et de peurs, par la plume magique de Béatrice Fontanel. Terminons sur ce passage, vous comprendrez mieux:
"J'ai eu soudain la vision que le crâne de mon père était comme cette grotte merveilleuse, à l'époque où on la visitait encore à la lueur des chandelles, avec ses recoins obscurs, ses écoulements d'eau, son lac, ses concrétions indéfinissables et humides, et où l'on croyait deviner, selon la danse des ombres, des femmes, des animaux qui allaient leur exode géologique et souterrain, vers un monde des enfers, bien plus paisible que ce qui se passait alors en surface. Les vierges et les porteuses de jarre musulmanes faisaient là bon ménage."

___________Béatrice Fontanel, Le train d'Alger, éd. Stock, 18,50€ (parution janvier)
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Published on January 14, 2016 00:13

January 13, 2016

Epreuve aveugle

L'édition aime à pitcher les livres, et aime les livres qui se prêtent au pitch. C'est rassurant, parce que ça veut dire que le livre dit quelque chose, au lieu de le faire. De quoi parle un livre? Parce qu'il faut qu'il parle. S'il n'est pas bavard, c'est qu'il est muet, donc invendable. Mais passons. Avant le pitch, il y a le jugement. Et parfois le jugement peut être négatif. Les lettres de refus des éditeurs contiennent ainsi des formules définitives, dont on pensera ce qu'on veut, mais qui ont ce mystérieux mérite: alors même qu'on est en désaccord avec le jugement qu'elles expriment, on peut parfois identifier l'ouvrage dont il est question sans en connaître le titre. La postérité est un bac étrange rempli d'un vicieux produit révélateur…
Voici donc un petit exercice. Saurez-vous reconnaître de quel livre il est question au détour de ces condamnations sans appel ? (Je me suis dit qu'un petit quiz vous ferait du bien, vous avez l'air tout pâle, un peu grippé, et en plus vous ne possédez pas de carte visa Infinite, c'est vraiment la panade…) C'est parti:
• "Il ne me paraît pas opportun de publier un roman historique sur la guerre civile américaine. D'autant que le livre est très gros." (Eh non ce n'est pas… euh si, en fait, c'est bien lui.)
• "Ses phrases sont entortillées et il met une page à dire ce qui pourrait l'être en trois lignes; terriblement ennuyeux, inutile".  (Eh non, ce n'est pas Proust…)
• "Roman communiste contenant des épisodes de guerre très bien racontés. Ecrit par moments en français argotique un peu exaspérant, mais en général avec beaucoup de verve. Serait à élaguer." (Eh non ce n'est pas Henri Barbusse…)
• "Un vain bavardage." (Un indice: on est dans un blind test…)

Bon, pour les trois premières citations, vous devriez y arriver. En ce qui concerne la quatrième, je reconnais que c'est plus coton. Mais quand vous aurez trouvé la solution, vous sourirez. Parce que, en matière de vain bavardage, on a fait quand même pire depuis…
Note: ces citations sont extraites d'un article paru en 2011 dans L'Express. Pardon.
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Published on January 13, 2016 02:08

January 12, 2016

Comment rester immobile quand on monte en l'air

Pour ceux et celles qui auraient raté notre bouillante prestation à Toulouse (à savoir presque huit milliards d'individus humains, d'après les chiffres de la police planétaire), il sera possible de rattraper le coup vendredi 15 janvier à 19h à la librairie le Monte-en-l'Air.
En effet, ce soir-là, l’occasion de la récente publication de mon anti-ode – Comment rester immobile quand on est en feu aux éditions de L’Ogre, – Olivier Mellano et moi-même vous proposerons une lecture musicale de ce texte. J'apporte mes cordes vocales, Olivier apporte sa guitare, le libraire fournit l'ampli, et l'éditeur offre les chips. Pour l'ambiance, on compte sur vous.
Mais de quoi diantre s'agit-il? vous demandez-vous, inquiet, et on vous comprend. Pourtant, c'est simple comme tout. Il suffit de méditer onze secondes ces vers de Claudel: « Que parles-tu de fondation ? la pierre seule n’est pas une fondation, la flamme aussi est une fondation, / la flamme dansante et boiteuse, la flamme biquante et claquante de sa double langue inégale ! » puis de les prendre comme une mesure musicale, une invitation à faire dialoguer entre elles deux aspirations en apparence contraires, l’une portée vers le temps de la grâce, l’autre attirée par le plancher des vaches. Deux régimes de langue, donc, l’une danse l’autre pas, mais toutes deux sont prêtes à en découdre. Voilà, maintenant oubliez Claudel et laissez rugir la guitare du barde Mellano.
Il s’agira vendredi d’en découdre, de découdre le langage, de faire craquer ses coutures. Comment rester immobile quand on est en feu est à la fois un questionnement – l’exercice est périlleux – et un mode d’emploi – essayons toujours… –, une entreprise de gai savoir, où l’abstrait donne des coups. C’est le langage qui parle ici, incarné dans deux voix prises entre deux feux, avec pour horizon tremblé le refus d’être dupe et la joie de résister..
Venez très beaucoup!
Le lieu: Librairie Galerie Le Monte-en-l’air71, rue de Ménilmontant / 2, rue de la Mare75020 ParisTél. : 01 40 33 04 54
L'heure: 19h
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Published on January 12, 2016 21:30

Christophe Claro's Blog

Christophe Claro
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