Christophe Claro's Blog, page 80

December 14, 2015

La phrase du jour

Alexandra EyleIl y a souvent des trains dans vos romans – que symbolisent-ils?
Claude SimonRien, juste des trains.

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 14, 2015 22:40

A côté de la plaque

La ferme, bien sûr, c'était pour l'aîné, et l'aîné lui aussi semblait fait pour la ferme, personne n'aurait eu l'idée de contester le bien-fondé de cette passation, comme si les mots "bien-fondé" et "passation" eux-mêmes étaient des pierres destinées à recevoir le fils, le plus âgé, après le père. La ferme resterait la ferme, on changerait peut-être le papier peint dans la cuisine, il faudrait aussi agrandir, ou raccourcir, dit l'aîné en s'essayant au rire, après l'apéro. Le notaire avait ri en vissant son stylo. Puis son tour était venu, et on lui avait remis un écrin. Ou plutôt une boîte, un boîtier, quelque chose de plat et de carré, recouvert d'un vieux feutre bordeaux, qui s'ouvrait avec la déconcertante déception d'une ménagère. Dedans, une plaque de verre, assez épaisse, et lourde, sur laquelle il chercha puis devina des zones plus sombres, une forme vague, anguleuse, mais la lumière dans le bureau du notaire était chiche, il n'avait pas envie de sortir ses lunettes de son étui, il la remit en place, referma le boîtier – l'écrin usé. 
De temps en temps, une fois par an, quand il avait envie de partir, ou de se pendre, ou de ne plus rien faire, de rester là, les mains sur les genoux comme des chenets, il prenait sur lui et allait chercher la boîte, qu'il avait posée le premier jour tout en haut du vaisselier et qui y avait sa place, celle des objets qu'on sait oubliés, mais pas perdus. Il sortait la plaque, la faisait miroiter devant ses yeux, y voyait toujours la même chose: des taches, comme l'avancée d'un toit, la flaque d'une cour coupée par le soleil, peut-être une silhouette, une brouette. Des taches, de toute façon. De toute façon des taches. 
Son frère, il ne le voyait plus. Il passait devant la ferme, ralentissait puis prenait le sentier qui menait à un champ qu'il savait pouvoir longer afin de revenir à son point de départ, d'où ne plus jamais partir. Les années s'empilaient. Les années s'encrassaient. Il dut vendre à peu près tout, et apprendre à vivre de peu.
"Plus pour longtemps". C'est comme ça qu'il avait compris les paroles du médecin. Un ami d'autrefois, qu'il ne reconnut pas tout de suite tant sa voiture était neuve, solide, brillante, vint le voir sans prévenir, sans même savoir que "plus pour longtemps". Lui était en train de regarder la plaque. Il y voyait de nouvelles choses, moins tristes, mais plus définitives. L'ami parlait, commentait, riait tout seul. Puis l'ami s'était tu. On aurait dit qu'il tremblait. L'ami s'était alors levé, il avait demandé à regarder la plaque, à l'interposer entre le soleil, qui allait disparaître, et son regard qui paraissait enflammé. Puis vinrent, bredouillées, confuses et comme irradiées, les explications de l'ami. La plaque aux taches était un daguerréotype, elle était même signée, là, en bas, au dos, à l'encre pâle mais lisible – Niépce – et portait en outre une date: 15 décembre 1825. C'était, dit l'ami devenu artiste ou galeriste la toute première photo au monde. Le mot "inestimable" fut alors prononcé. Son prix possible aussi, dans lequel on aurait pu faire tenir des dizaines de fermes, des centaines d'hectares – plusieurs vies en une.
Il reprit la plaque des mains de l'ami et la regarda une dernière fois. Là où il aurait dû distinguer, même en rêve, la cour d'une demeure dijonnaise, il ne voyait que la forme hexagonale et étirée de ce qui, au mieux, aurait pu passer pour un cercueil. Le blanc de la cour, découpée irrégulièrement, évoquait quant à lui un tissu tombé, à peine dentelé. Il ne manquait à ce tableau défunt que l'ombre de son frère pour parfaire le cauchemar.
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 14, 2015 22:15

La phrase (pénible) du jour

"Parmi les 589 romans de la rentrée 2015, 49 ont émergé. " (Livres Hebdo)

Avant de nous pencher sur le sens à donner au terme "émergé", lisons plus avant dans cet article qui fait le point sur la rentrée littéraire:
"Si les auteurs sont souvent désireux et flattés de participer à la rentrée littéraire, ce moment de mise en lumière de la production peut se révéler sacrificiel. Car pour beaucoup de parutions, il y a peu d’élus. Parmi les quelque 600 romans répertoriés par Livres Hebdo à chaque rentrée, combien émergent ? Si l’on se fonde sur une analyse des meilleures ventes annuelles, c’est l’hécatombe."
Bon, déjà, les auteurs sont-ils vraiment "désireux" et "flattés" de participer à ce qui, tout le monde le sait, est une grosse bousculade (du moins pour certains éditeurs)? S'ils sont insensibles au "désir" et à la "flatterie", ces auteurs peuvent toujours sortir… en janvier ! Mais là aussi, c'est la cavalcade. Et côté prix littéraires, il y en a autant, même si bien sûr ils sont moins prestigieux (mais du coup, hein, plus abordables). Ensuite, de quelle "mise en lumière" parle-t-on? Eh bien pour être franc, il vaut mieux savoir que le projo en question (et donc la question du projo) se règle dès le mois de juin et que ledit projo ne se focalisera que sur une dizaine d'écrivains, comme par hasard ceux qu'on suppose taillés pour l'équarrissage des grands prix d'automne. Est-ce à dire que les 560 romans restants, ceux qui ne peuvent prétendre au jackpot, devraient sortir ailleurs qu'en rentrée ? En novembre par exemple? Euh non, là c'est plus pour les beaux livres qui commencent à arriver… En mars? Euh non, là c'est plus pour les livres dont on espère qu'ils passeront l'été… En juillet? Le 32 février?
En quoi pourrait donc consister cette fameuse "mise en lumière" si ce n'est celle des prix? Des articles dans la presse, peut-être? Hum. Cette année, on a pu constater que ça n'allait pas de soi. Les papiers sont allés en grande majorité et en grosse priorité aux livres figurant sur des listes. Pour les autres, presque rien, voire rien du tout, ou en tout cas pas assez au regard de la qualité de certains (ex. le magnifique Cordelia de Marie Cosnay…) Ajoutez à cela qu'on ne constate souvent aucune retombée sur les ventes après un article survenant trois mois après la sortie… 
Bref, la situation semble peu reluisante, du moins si on attend quoi que ce soit de la sortie d'un livre à court terme. Car que peut-il se passer, de toute façon, dès lors qu'on ne s'astique par la plume autour d'un prix à poule ou d'un lavage en machine chez Busnel-Bonux? La vraie question, en fait, est peut-être celle-ci: un livre n'est pas un événement qui crée d'autres événements. Il s'avance, il s'éloigne; ce n'est pas une pierre qui roule, et peu lui chaut la mousse. Il est un coup d'épée dans l'eau, et comme tel n'est pas abonné aux remous. Pour jouer les pierres avides de cercles concentriques, il faut avoir l'élégance d'un bon gros rocher taillé à la dynamite. No patapouf, no plouf, pigé?
Les écrivains ne devraient peut-être rien attendre de la sortie de leur livre. Ni désireux, ni flattés, telle devrait être leur devise. Et sans doute est-ce la devise de pas mal d'entre eux, du moins l'espère-t-on. A quand un article dans Livres-Hebdo sur ces "auteurs qui bossent dans leur coin et se fichent des lauriers"?
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 14, 2015 08:29

December 10, 2015

Une singularité nue, une !

Fin août, 2016, la collection Lot49 publiera le premier roman de Sergio De La Pava, A Naked Singularity, un livre dont l'histoire éditoriale est assez atypique, puisque, après sept ans d'écriture, le manuscrit fut rejeté par 88 agents et éditeurs américains, ensuite de quoi l'auteur le publia à ses propres frais, faisant imprimer une centaine d'exemplaires. Susanna, la femme de Sergio, entreprit alors de démarcher les éditeurs avec le texte publié et réussit finalement à exciter la curiosité d'un éditeur des Presses universitaires de Chicago, qui accepta de le publier, grâce entre autres au soutien critique de Brian Evenson, également auteur chez Lot49. A partir de là, le succès arriva, le roman remporta quelques prix prestigieux, et les critiques se réveillèrent et finirent par le lire, l'inscrivant alors dans la lignée de Pynchon, Gaddis, David Foster Wallace, et quelques autres. Paru en 2008, ce roman sera donc publié à l'automne prochain, la traduction est quasiment achevée (je compte y mettre un point final le 31 décembre à minuit quand l'univers se rétractera spasmodiquement et sera aspiré par la singularité nue qui clapote au fond du big trou noir). 
Le roman met en scène un avocat de la défense, Casi, qui se retrouve embringué dans le casse du siècle. Mais loin d'être un procedural novel, le livre de La Pava est une centrale atomique d'intrigues, de commentaires, de digressions, d'hallucinations, et nous offre, outre une immersion poisseuse dans les arcanes de la justice américaine, des pages magnifiques sur la vie du boxeur Wilfred Benitez, ainsi qu'un traité sur l'art de réussir un expresso, la mise au point d'une défense judiciaire parfaite, le maniement du sabre face aux brutes, quelques recettes de cuisine épicées, des considérations philosophiques sur les mondes possibles, une tentative pour rendre réel un personnage de sitcom, quelques excursions du côté de Moby Dick, le récit d'un enlèvement dramatique, des dialogues dignes des grands inquisiteurs, une panne générale dans Manhattan, un singe qui est peut-être un chimpanzé, un rat en cage, une fillette qui refuse de parler, quelques symphonies de Beethoven, des outrages à la cour, des avocats psychotiques, et six cent quatre-vingt-neuf pages de suspense… Sans doute le premier thriller à thriller de façon thrillamment thrillante.
[Extrait:::]
"Quand je levai les yeux depuis le sol je découvris que je pouvais Tout voir. Je vis les fondements de l’univers ; les quarks et les neutrinos dans leur ubiquité visible, qui tremblaient et rebondissaient, les uns contre les autres et sur moi. Je vis le Temps lui-même, la quatrième dimension, nue et énorme dans toute son horreur, ni s’écoulant ni figée, et à côté de lui l’Ailleurs relativiste, inerte et défunt. Je vis la Musique, non les notes ou les sons mais ce qu’elle était vraiment. Je vis les belles mais incomplètes Mathématiques, ses nombres entiers et les lois auxquels elles obéissaient, et je compris tout cela. Je vis des esprits, je vis des pensées, désincarnées mais claires. Je fixai la conscience en soi, vis à quoi elle ressemblait, et finis par avoir peur. Les concepts étaient visibles ; je vis la Justice et la Lâcheté, l’Hostilité et la Jalousie.
Je vis des corps lépreux entassés, rejetés par ce qui les avait animés et se figeant apparemment en une masse unique de muscle et de cartilage fibreux. Je vis les morts et les non-nés tenter de griffer les vivants. Et les vivants n’étaient pas en bonne santé. Ils étaient malades et déformés, avec des bras là où auraient dû se trouver les jambes, avec la peau pelée qui dévoilait l’ambigüité là où était de mise la distinction. Je vis la chair dévorer la chair et entendis des os craquer sous la pression et à partir de ce moment je me mis à entendre également tout. J’entendis les couleurs et les cercles, les arbres et les triangles. J’entendis la Peur lécher le visage de la Haine accompagnée par un dernier hurlement murmuré. Puis j’entendis, sentis et vis le monde commencer à se fendre pour admettre, progressivement, le retour de la Lumière."
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 10, 2015 21:30

December 9, 2015

Trash Pics 2015

Nightcross
Singularité
Strip-street
No Time
Echafaux
Cosmo-note
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 09, 2015 21:30

December 8, 2015

Rentrée littéraire, rentrée littérale

© Olivier DionC'est quand même étrange cette conception que se fait la presse de la rentrée littéraire. Partout on a droit à des petits topos sur la "rentrée littéraire", avec chiffres à l'appui, mais dès qu'on relit les énoncés on s'aperçoit qu'il ne s'agit aucunement de rentrée "littéraire", mais de rentrée "romanesque".
Ainsi, pour le mois de janvier prochain, on nous annonce 476 "nouveaux romans" – donc, déjà, pas de rééditions, et ensuite, surtout pas de textes échappant aux règles du romanesque, autrement dit, pas de poésie. 
A croire que la poésie n'est pas assez (ou trop?) littéraire. Ou alors, autre explication, les textes de poésie sont comptabilisés dans ces 476 romans à paraître, parce que, hein, on va pas non plus embêter le lecteur avec des distinguos spécieux… On se prend soudain à rêver d'une rentrée off, d'une rentrée poétique, novel-free, sans personnages hauts en couleurs ni intrigues captivantes, sans rebondissements ni fuites éperdues, une rentrée dénothombisée à l'extrême… Mais bon, allez pitcher un texte poétique en trois lignes… 
P.-S.: Je vous le dis tout net: mon prochain livre, Comment rester immobile quand on est en feu, est en fait un roman. Si si. C'est l'histoire d'un flic (le langage) qui enquête sur le meurtre d'une inconnue (la langue) perpétré par un tueur en série (le mot). Du coup, ça donne envie, non?
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 08, 2015 21:30

La phrase (dramatique) du jour

Maître Nathalie Barbier, avocate de deux des six violeurs d'une fillette de onze ans :
"C'est une histoire dramatique pour tout le monde: pour la victime bien sûr, mais aussi pour mes clients, qui sont des garçons sans casiers judiciaires et issus de familles tout à fait respectables." (AFP)

On est donc en droit de se demander si cette histoire aurait été moins dramatique pour ses clients, si ceux-ci avaient eu un casier judiciaire et avaient été issus de familles tout sauf respectables.
On en viendrait presque à déplorer, à l'entendre, leurs antécédents impeccables, qui leur font voir cette histoire sous un angle dramatique.
Mais, sans vouloir bien sûr nier le "traumatisme" subi par ces garçons de seize ans (à l'époque des faits), qui ont obligé une fillette, un jour de 2011, à pratiquer des fellations à la chaîne, brisant net la vie de ladite gamine qui depuis a été harcelée au fil des établissements scolaires pour finir par faire TS sur TS, on se demande néanmoins ce que viennent faire ici ces "casiers vierges" et ces "familles respectables".
Le viol serait donc un phénomène de classe, plutôt qu'un phénomène de genre? Ou est-ce à dire que les familles des violeurs, dès lors qu'elle sont respectables, vivent de façon plus dramatique "l'histoire" à laquelle ont pris part leurs fils que si elles étaient… méprisables (l'épithète "irrespectable" n'existe pas, apparemment, ce qui en dit long, comme si l'antonyme de respectable ne devait pas lui ressembler, même modifié…)
On en déduira que non seulement les familles respectables éduquent leurs fils de façon à ce qu'ils ne prennent pas les femmes pour des esclaves sexuelles, mais qu'en plus, parfois, ça ne marche pas. Dramatique, non?

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 08, 2015 05:28

Petit quizz sur la traduction

© Tom Gauld
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 08, 2015 00:49

December 7, 2015

Comment rester immobile en feu au fond des abattoirs



[Attention, ceci est une page culturelle à vocation auto-promotionnelle et ne saurait en aucun cas être assimilé à une publicité pour quelque chose d'utile qu'on jette au bout de trois jours ni pour une incitation à la prise de pouvoir collectif d'une idée usagée.]




Jeudi 10 décembre 2015 := Lecture-concert de = Comment rester immobile quand on est en feu
Lieu: Médiathèque des Abattoirs, 76 allée Charles-de-Fitte, Toulouse
Lecture-concert de 19h à 20h30 - Entrée libre
Présentée en avant-première aux Abattoirs, une ode contemporaine de Claro portée par la musique tumultueuse d’Olivier Mellano:
Comment rester immobile quand on est en feu est un long chant poétique encore inédit, une "anti-ode" sur lequel Claro a travaillé longtemps. A l'occasion de la démo qui lui est consacrée, il a invité le compositeur Olivier Mellano à venir l'accompagner à la guitare pour une lecture musicale exceptionnelle de l’œuvre.Claro est l’auteur d’une quinzaine de romans, et de nombreuses traductions de l’américain (Pynchon, Gass, Danielewski...) et membre du comité Inculte. Il vient de publier chez Actes Sud Crash-Test, .
Olivier Mellano a longtemps accompagné les grands noms de la nouvelle chanson française (Dominique A, Yann Tiersen, Miossec, etc.) avant de sortir en 2014 MellaNoisEscape, un premier album solo à la croisée de Shellac, Battles, Pinback et Blonde Redhead… 


Comment rester immobile quand on est en feu sortira le 7 janvier aux éditions de l'Ogre. D'autres rencontres sont prévues, dont nous vous parlerons après le passage du Père Noël dans le radiateur.
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 07, 2015 23:43

"Nulle chose n'existe qui n'en touche une autre": Jeroen Brouwers

Ce qui est admirable, dans le livre de Jeroen Brouwers, Rouge décanté, c'est le traitement de la matière brute, éminemment sensible, douloureuse, et dont l'auteur laisser percer la charge émotionnelle et destructrice mais en l'orchestrant de façon spasmodique, musicale. Tout commence en effet par la nouvelle de la mort de sa mère, accueillie par une forme d'indifférence, accompagnée de commentaires distancés qui instillent lentement un malaise certain. Ainsi, l'auteur tente de reconstituer le moment précis de sa mort à partir de détails en apparence saugrenus: sa mère a été retrouvée morte devant sa télé éteinte, une tartine à la main. A-t-elle regardé la télé? Le pain était-il blanc ou gris ? Survient également un étrange cri animal, pour l'instant inexplicable: un croassement. L'auteur est nu au moment de l'annonce de sa mort, il se voit dans le reflet de la fenêtre, se tenant/cachant son sexe d'une main. Il dit aussi qu'il ne "ressent" rien. On est presque comme devant un tableau vivant, légendé "annonce d'une mort". Comment en est-on arrivé là? Comment expliquer cette situation à la fois de dénuement et de repli sur soi ? Rouge décanté sera le récit-décryptage d'une mort aux nombreux visages, d'une agonie en perpétuel sursis.
On va donc apprendre la vérité, ou plutôt de quel passé vient l'auteur. Soit: deux ans dans un camp d'internement japonais, au milieu de milliers d'Européennes, au cours des deux dernières années de la Seconde Guerre mondiale. Le camp de Tjideng, dirigé par le capitaine Renitji Sone. Au cours de ces deux années, l'enfant a perdu le peu de repères qu'il avait, et les frontières entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, se sont réduites et brouillées, pour ne laisser place à qu'un seul impératif: survivre. Survivre en ignorant la réalité. Sa mère, avec son sourire tenace, a tout fait pour le protéger de l'horreur, mais l'enfant l'a vue décliner, l'a vue se faire rosser et pire, et ses stratégies d'évasion mentales n'ont pas suffi à préserver son équilibre psychique. Il sera, à vie, "égaré", "dégoûté de la vie", rongé par le "désir de ne pas être présent".
Plutôt que de raconter l'expérience traumatisante vécue dans son enfance, Brouwers la laisse remonter à la faveur d'autres souvenirs, d'autres évocations, comme s'il déchirait un papier peint aux motifs indiscernables pour nous dévoiler, par pans irréguliers, la véritable nature du mur, qui se révèle de chair, de chair profondément meurtrie. Des motifs reviennent, qui traversent les années: le casque colonial de l'enfant – son attribut fétiche – trouvera plus tard un équivalent dans le toit de sa voiture. Les tentatives pour imaginer autre chose que ce qu'il voyait dans le camp, il les lui faudra réinventer par des doses massives de médicaments. La discipline absurde du camp, il va la revivre dans les pensionnats religieux. L'amour qu'il avait pour sa mère, un amour pulvérisé et vicié par le spectacle de sa mère avilie, s'interposera à jamais entre lui et les femmes qu'il aura l'occasion d'aimer. Le monde entier, le monde moral, concret, psychique, est à jamais voilé par une coulure d'un rouge uniforme, d'un "rouge décanté"
Loin d'être un témoignage brut, Rouge décanté se veut une construction extrêmement maîtrisée, un chant symphonique où les traumas deviennent des mouvements et les résistances des motifs. Pour dire l'indicible qui l'a façonné et détruit, Brouwers a accompli un travail prodigieux, sur lui-même et sur les formes, faisant de l'horreur non pas une vérité laborieusement exhibé mais le matériaux même dans lequel s'est sculpté sa psyché. Il est ce qu'il a vécu, il est le refus de ce qu'il a vécu, il est le refus de ce qu'il ne pourra pas vivre. Mais ces refus forment des étais dont il ne peut faire l'économie:
"Tous les décors et toutes les coulisses où ma vie s'écoule sont là où ils doivent être et tels qu'ils doivent être – ma vie est environ à la fin du deuxième acte, juste avant l'entracte. Je veille scrupuleusement à ce que ces décors et ces coulisses demeurent là où ils sont et tels qu'ils sont: si l'un se renversait, ils se renverserait tous et l'écraseraient."
C'est, accessoirement, un des livres les plus violents et les plus poignants que j'ai jamais lus. 
_________Jeroen Brouwers, Rouge décanté, traduit du néerlandais par Patrick Grilli, 156 pages, Folio
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on December 07, 2015 07:42

Christophe Claro's Blog

Christophe Claro
Christophe Claro isn't a Goodreads Author (yet), but they do have a blog, so here are some recent posts imported from their feed.
Follow Christophe Claro's blog with rss.