Christophe Claro's Blog, page 9
April 19, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÃPISODE 7
ÃPISODE 7 â UN DUC SINON RIEN
On lâa dit précédemment, le héros du roman achète au premier chapitre un livre qui va fournir au roman ses exergues â chose qui ne doit pas être très courante en littérature, il faudrait faire des recherches sur cet étrange phénomène⦠Ce livre câest Le Petit Duc, de Charlotte Yonge, qui narre les péripéties dâun enfant de huit ans, Richard, devenu duc de Normandie en 950, et qui va faire lâobjet dâun terrible complot orchestré par le roi de France, lequel lâenlève. Comme Rowe, donc, retombé en enfance mémorielle du fait de son amnésie, Richard est lâenjeu de forces qui le dépassent.A lâinstar du Ministère de la Peur, Le Petit Duc comporte 13 chapitres⦠Le premier chapitre du Petit Duc sâintitule « Une visite de bienvenue » â celui du Ministère de la Peur montre Rowe se rendant à une kermesse où on lâaccueille. Le deuxième chapitre sâappelle « Une mort prématurée », et dans le deuxième chapitre du Ministère Rowe révèle quâil a tué sa femme pour abréger ses souffrances. Il faut attendre le chapitre 7 pour que Greene revienne sur lâimportance des livres de lâenfance, et affirme quâaucun livre ne nous satisfait autant que ceux lus quand on est petit. Le bien et le mal y semblent des valeurs tangibles, le héros nous inspire par son courage, etc.
Puis lâon quitte lâenfance et toutes les valeurs sont brouillées : « Le petit duc est mort, trahi et oublié ; nous ne reconnaissons plus les méchants et nous soupçonnons le héros, et le monde est devenu un lieu exigu. »Dans son récit autobiographique, Une sorte de vie, paru en 1971, Greene raconte que quand il était enfant, le livre qui lâintéressait le plus était⦠Le Petit Duc, et dâajouter : « Le souvenir de ce livre mâest revenu alors que jâécrivais Le Ministère de la peur, et quand jâai corrigé ce roman après la guerre, jây ai inséré des exergues empruntés au Petit Duc. »
Rappelons que le héros du livre, outre un livre et un gâteau, consulte une « voyante » lors de son bref séjour dans ce paradis perdu quâest censée représenter la kermesse, une voyante qui veut lui « dire le passé» plutôt que de lui prédire lâavenir⦠Dans The Lost Childhood and other essays, publié en 1951, donc peu après Le Ministère de la Peur, Greene écrit ces propos révélateurs : « Dans lâenfance, tous les livres sont des livres de divination, qui nous parle de lâavenir, et, comme la diseuse de bonne aventure qui voit un long voyage dans les cartes ou une noyade, ils influencent lâavenir. »
Nous sommes tous des petits ducs prisonniers du monde adulteâ¦
April 18, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / EPISODE 6 / POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES?
⢠ÃPISODE 6 â POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES ?
Oui, pourquoi, alors que lâoriginal, lui, semble, tel le portrait de Dorian Gray, demeurer incorruptible par le temps ? Le fait est que le système dâéquivalence entre les langues ressort dâune forme dâillusion. Or le lexique bouge, de même que certains traits syntaxiques, pour ne rien dire des expressions, images et autres torsions linguistiques permettant au sens dâopérer de subtils décalages. Mais surtout, la traduction est le fait, à chaque fois, dâun individu particulier, serf dâune langue à la fois propre à sa communauté et son époque, et particulière, presque intime, forgée par des habitus et des prédilections. Autant de critères variés qui, une fois combinés, font que le texte dâarrivée court parfois â souvent ? â le risque de sâenfermer dans une datation complexe, où le maintenant de sa création subit le poids de tics langagiers â ceux de lâépoque comme ceux de lâindividu responsable de la traduction.A cela, il faut ajouter la conception que chaque époque se fait de la traduction, or pendant longtemps, à bien des égards, la conservation du sens a prédominé sur le rendu de la prosodie.
Les traductions des livres de Graham Greene nâont pas échappé à ces aléas. Elles remontent pour certaines aux années 50 et ont été effectuées en majeur partie par Marcelle Sibon, avant dâêtre prises en charge par la suite par Georges Belmont, puis, dans les décennies 70-80 par Robert Louit, René Masson et alii. En ce qui concerne Le Ministère de la Peur, traduit par Marcelle Sibon (également traductrice de Shakespeare et Dickens), on est face à un cas typique de traduction « sensée » â où câest le sens qui fait loi, au détriment de toute rythmique ou nuance prosodique.
Prenons lâexemple suivant :
« He hadnât hoped to silence her, though he dreaded what she might say, for even inaccuracies about things which are dead can be as painful as the truth. »
La version de Sibon est la suivante :
« certes, il avait craint dâentendre ce quâelle aurait pu dire â car lâinexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité. »
Or, si lâon sâen tient à une traduction plus proche du texte dans un premier temps, on parvient à ceci :
« Il nâavait pas cherché à la faire taire, même sâil redoutait ce quâelle pourrait dire, car même des inexactitudes sur des choses qui ne sont plus peuvent être aussi douloureuses que la vérité. »
On voit bien quâen escamotant « things which are dead », Sibon opère un choix radical en faisant lâimpasse sur des « choses mortes », ou « qui ne sont plus » â rappelons que Rowe a tué sa femme. « Dead things » : ce syntagme peut renvoyer aussi bien à des éléments disparus, au sens vague, quâà des êtres décédés â on le trouve par exemple dans la King James Bible, et il est traduit dans la Bible Segond par « ombres » (inutile ici de rappeler le rapport complexe de Greene au catholicismeâ¦).
Est-ce à dire que la traduction de Sibon est, en ce point précis, mauvaise, défaillante ? Elle adopte en tout cas une perspective qui empêche de voir « lâangle mort » de la phrase de Greene, tout en approchant un sens quâelle préfère synthétiser. Câest comme si la traduction préférait le point de vue au point dâaccroche : plutôt restituer en reconfigurant que rendre en respectant. Et pourtant, la version de Sibon â « car lâinexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité » â est impeccable dans sa formulation et rend partiellement justice à la pensée de Greene â surtout, elle semble, par son élégance, nâêtre le fruit dâaucune distorsion. Il lui manque, hélas, la présence de ces ombres défuntes qui ouvrent un abîme et vont laisser entendre au lecteur que Rowe est tourmenté par autre chose que de simples « pénibles souvenirs »â¦â
Retraduire Graham Greene / ÃPISODE 5
⢠ÃPISODE 5 â CâEST DU GÃTEAU
A piece of cake : câest du gâteau. Autrement dit: rien de plus facile. Mais dans Le Ministère de la peur, rien ne va de soi, loin de là . Ãa serait plutôt : Câest pas du gâteau â oui, car un gâteau nâest pas toujours un gâteau, comme aurait pu dire Freud, et ici le gâteau nâest pas un cake, plutôt un fake (même sâil est fait avec de vrais Åufs, chose remarquable pendant la guerre à Londres). Un gâteau piégé. Qui contient, outre des Åufs, quelque chose qui⦠Mais on ne le saura quâà la fin du livre.
Câest donc une tout autre sorte de «piece of cake» dont Rowe écope : une part du gâteau. Il ne sâagit donc dâune simple histoire de gourmandise â apanage de lâenfance â mais dâusurpation involontaire. Rowe gagne un gâteau qui ne lui était pas destiné, comme sâil nâavait pas le droit dâacheter sa part dâenfance, un aller simple pour le paradis perdu. Car le gâteau est truqué : il contient un élément du monde adulte â mais quoi ? quelle fève redoutable se cache dans ce mélange dâÅufs, de farine et de beurre, que tous veulent goûter (la logeuse de Rowe, lâinconnu qui sâincruste chez Roweâ¦)
Le lecteur devra avancer dans le dédale en ruines du récit exactement comme Rowe dans les rues détruites par le Blitz : en toute innocence/ignorance. Son somnambulisme, parce quâéveillé, ne peut quâaboutir à une déflagration. Au point que Rowe perdra la mémoire dans le Livre 2 : ne lui restent que des bribes de son enfance, dont il est désormais plus proche que de la réalité de la guerre, ce qui fait quâil a oublié qui était Hitler mais se rappelle très bien ce rat dont il a dû, enfant, abréger les souffrances. Il est retombé en enfance, dâune certaine façon, ayant dérobé (à son insu) le feu (caché dans le gâteau) censé échoir à des adultes. Le gâteau remporté par Rowe était censé jouer le rôle de madeleine, mais que faire dâune madeleine quand pleuvent les missiles ? Avant dây répondre, reculons, reculons, et posons-nous cette question que nous posions au début de cette série : Pourquoi les traductions vieillissent-elles ?
April 16, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÃPISODE 4 BIS / LA KERMESSE PERDUE
Arthur Rowe, une fois franchi les grilles de la kermesse â qui lâappelle comme un état dâinnocence perdue â « the fête called him like innocence » â, après sâêtre acquitté dâun droit dâentrée au prix fort â on lui propose un rabais sâil attend un peu, mais il ne veut pas attendre, car le paradis perdu nâattend pas⦠â, entre alors en souvenir, car cette kermesse contient toutes les kermesses passées, elle est la condition de tous les possibles. Elle promet rien moins quâun changement définitif de la vie ordinaire. (Et à cet égard, la guerre est perçue comme une fête monstrueuse qui redistribue toutes les cartes, altère tous les possibles.)
Voilà donc Arthur Rowe revenu sur les terres mouvantes de lâenfance où tout peut être remis en question. Et son premier acte fondateur est⦠dâacheter un livre, un ouvrage intitulé The Little Duke, écrit par une certaine Charlotte M. Yonge, un livre pour enfants qui, de façon quasi magique, ainsi que le lecteur sâen aperçoit très vite, va fournir au roman de Greene tous les exergues de ses chapitres â comme si ce qui était à lâintérieur était déjà à lâextérieur, comme si un élément intrinsèque au récit sâéchappait des pages pour présider à leur déroulement. (On reviendra bientôt sur ce « petit duc ».)
Après cela, Rowe est pour ainsi dire ensorcelé, il nâa plus quâà entrer dans la tente dâune diseuse de bonne aventure. Mais celle-ci lâavertit : elle ne prédit⦠que le passé. Tout lâart de Greene est là : inverser le sens du temps, chercher lâalpha dans les plis de lâoméga. Rowe entre en enfance dans la kermesse mais le voilà aussitôt changé en Orphée ; il se retourne pour contempler lââge dâor de son innocence, et de ce fait semble vouloir abolir le crime dont il se sait â se croit â coupable, lui qui a dû tuer Eurydice pour lui éviter de mortelles souffrances.On propose bien vite à Rowe de gagner un gâteau en devinant son poids. Un gâteau ? A cake ? Oui : tel est lâargument pâtissier de ce roman quâon voudrait nous faire passer pour un simple roman dâespionnage.
Quâest-ce quâun gâteau ? Bonne question. A laquelle on se propose de répondre demain.
April 15, 2025
Retraduire Graham Greene : Ãpisode 4
⢠ÃPISODE 4 â à LA RECHERCHE DE LA KERMESSE PERDUE
Le Ministère de la peur passe souvent pour un roman dâespionnage. Londres pendant le Blitz, un microfilm dérobé, une enquête, des filatures, une fuite, des quiproquos, des meurtres : tous les éléments semblent en place pour que les codes du genre sâaccordent en une constellation connue. Et pourtant, rien ne va de soi dans ce roman si étrange quâil pourrait être le récit tourmenté dâun long rêve nervalien.La scène dâouverture, dâemblée, impose sa matrice onirique : dans la nuit londonienne, un homme sâavance, irrésistiblement attiré par les lumières et les bruits dâune kermesse, une kermesse qui à ses yeux incarne lâadolescence, mais plus encore lâenfance: "Arthur Rowe stepped joyfully back into adolescence, into childhood", nous dit Greene. âTo step back into childhoodâ: un retour (physique) en enfance, un pas en avant qui vaut pour mille foulées en arrière.
Le Ministère de la peur, on va le voir, est un roman profondément atypique malgré ses apparences rocambolesques, et surtout éminemment piégé.Piégé ? Oui, car ce roman ne raconte pas â pas seulement â lâhistoire dâun homme traqué par de méchants sympathisants nazis, mais bien celle dâun homme qui, ayant commis un péché mortel â il a tué sa femme pour lâempêcher de souffrir â, nâa plus quâune seule solution : repartir de zéro. Rowe est coupable à ses propres yeux, même si son crime revêt une indéniable dimension compassionnelle. Le péché, chez Greene, est souvent la condition sine qua non dâune réévaluation de la vie. Suis-je coupable de toute éternité, et si oui, puis-je renverser le cours de cette éternité ? La rédemption, voilà la grande affaire : un travail impossible mais nécessaire. Le mal absolu nâexiste pas : il est un miroitement qui aveugle lâautre.Et lâinnocence ? Existe-t-elle vraiment. Câest ce quâon va voir (ou plutôt : lire).
April 14, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION // ÃPISODE 3 â LA FOISON D'OR
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / JOURNAL DE TRADUCTION
⢠ÃPISODE 3 â LA FOISON DâOR
Dans lâépisode précédent, jâai évoqué le concept de « coefficient de foisonnement », lequel est censé justifier quâun texte traduit en français est nécessairement plus long que lâoriginal anglais, comme si le français était systématiquement plus loquace que lâanglais (nos tailleurs seraient-ils plus riches ?). Admettons que ça soit le cas, et quâun traducteur ne soit pas tenu à une certaine concision. Ce coefficient est censé, paraît-il, avoisiner 10%, voire 15 %. Qui en a décidé ainsi ? Le pape de la traduction ? On lâignore. Le fait que le traducteur soit payé au nombre de signes pourrait fournir peut-être un premier élément de réponse à cette question, mais ne soyons pas mauvaise langue. Quoi quâil en soit, la passion de lâexpansion semble assez courante dans les années 50, si lâon en juge par certains exemples tirés de la traduction du Ministère de la peur.Là où Greene écrit : « The papers lay in the lamplightâ (Six mots pour parler dâune pile de journaux quâéclaire une lampe de bureau), la traductrice se lâche allègrement avec un « Les journaux épars sur le bureau reflétaient la lumière crue de la lampe cachée sous un abat-jour. » (dix-sept motsâ¦) On dirait presque un exercice de style à la Queneau.
Par ailleurs, on apprend quâune lampe se cache sous un abat-jour, ce qui nous éclaire très moyennement sur les mystères de lâélectricité.Plus loin, « he picked one of the offending papersâ (il sâempara dâun des journaux incriminés) devient « il jeta un coup dâÅil sur ces journaux qui avaient mécontenté le docteur ». Suivi par un « He must have been biten by the passion for detectionâ (âIl avait dû attraper le virus du détective/de lâenquêteur ») qui se change en « sans doute lui aussi sâétait-il senti attiré par le passionnant intérêt quâoffre le métier de détective »).
Autre exemple : « He wanted a looking-glass » (il voulait un miroir) est traduit ainsi par Sibon: « Une seule idée le hantait : une glace⦠une glace où il pourrait se regarder⦠» A ce stade, ce nâest plus un miroir, mais un Palais des glaces !Le pire est à venir. Quelques lignes plus loin, Greene écrit à peu près ceci :« Il était certes Arthur Rowe, mais à une différence près. Sa jeunesse était là , toute proche ; et câest de là quâil était reparti. Il dit : Dâici un instant ça va revenir, mais je ne suis pas Conway [â¦] ».
Mais la traductrice de 1950 sâest sentie pousser dâamples ailes rhétoriques, et ce court passage devient :« Il sâavouait être Arthur Rowe, mais cependant il ne comprenait pas encore les phases de ce retour à sa véritable personnalité : en effet, ne se souvenant que de sa jeunesse, il allait en quelque sorte recommencer entièrement sa vie, sans tenir compte des années troublées quâil avait déjà vécues. Se parlant toujours à lui-même il continua : âBientôt la lumière se fera dans les ténèbres où jâétais plongé, mais je ne suis pas Conway [â¦]â ».
Une telle expansion pose évidemment problème (et donne le vertige). Dilater un style revient à le déformer, à annuler le travail sur la forme. Nâimaginons pas que traduire câest développer, car ce nâest pas le cas. Déplier signifie ici aplatir, autrement dit affirmer le primat du sens sur une forme soigneusement calibrée. Bref, plus on foisonne, plus on déconne. La traduction nâest pas une explication de texte mais une duplication de texte. Il sâagit dâinventer un double au texte. De faire illusion, et non abstraction (ou multiplicationâ¦) Il sâagit dâélaborer une ombre susceptible de passer pour la proie. Dâaffiner une projection digne de lâémission. Les feux de la traduction nous parlent dâun texte qui, bien quâéteint depuis longtemps par lâacte de traduire, continue de briller dans notre monde (et non dâune lampe qui, sournoise, se cacherait sous un abat-jourâ¦).Mais, me direz-vous, où est lâespionnage dans tout ça ? La suite bientôtâ¦
April 13, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE â ÃPISODE 2 : PRÃDIRE LE PASSÃ
RETRADUIRE GRAHAM GREENE /JOURNAL DE TRADUCTION
⢠ÃPISODE 2 â PRÃDIRE LE PASSÃ
Quand on lit une traduction, il est difficile de se rendre compte de son infidélité dès lors quâelle se pare dâélégance. Son naturel semble démentir toute éventuelle trahison. Le sens est là , fermement campé dans une prose qui tient debout, alors pourquoi douter de la justesse du tour de passe-passe ? Mais le fait est quâon assiste parfois à des réécritures ayant pris un envol un peu⦠cavalier (si tant est quâun envol puisse être cavalier, à moins dâêtre Pégase).
Ainsi, dans le premier chapitre du Ministère de la peur, la traductrice Marcelle Sibon, qui a abondamment traduit Greene, sâattaque au paragraphe suivant:
« So many fortunes one had listened to, behind a country hedge, over the cards in a linerâs saloon, but the fascination remained even when the fortune was cast by an amateur at a garden fête. Always, for a little while, one could half-believe in the journey overseas, in the strange dark woman, and the letter with good news. »
Ces lignes, on peut les traduire ainsi, sans trop sâéloigner de lâoriginal :
« La bonne aventure : qui nây avait pas eu droit, que ce soit derrière une haie de campagne ou devant des cartes dans le salon dâun paquebot, mais la fascination demeurait même quand elle émanait dâune dilettante dans une kermesse. A chaque fois, pendant un bref instant, on pouvait presque croire à un voyage en mer, une mystérieuse brune, une lettre porteuse de bonne nouvelle. »
Mais Marcelle Sibon préfère traduire ainsi :
« Il est étonnant de constater combien une diseuse de bonne aventure, même amateur, même à une kermesse, fascine lâimagination populaire et intrigue toujours ; quelque peu de foi que lâon ait apporté à dâautres révélations merveilleuses, faites, soit à la campagne, derrière quelque haie, soit dans un coin retiré du fumoir dâun grand paquebot, on doute toujours, on ne croit quâà demi au beau voyage à lâétranger, à la brune inconnue, aux lettres porteuses de bonnes nouvelles, et cependant on se laisse toujours tenter, on se donne lâillusion de percer lâavenir. »
Jâai souligné des éléments qui ne figurent absolument pas dans lâoriginal. Pourquoi ces ajouts? Le sens lui-même est discrètement biaisé â chez Greene, on veut croire, même à demi, aux prédictions ; chez Sibon, on doute toujours⦠Quant aux nombres de mots, câest le grand saut. On passe de 58 mots à 92 mots. Une façon de doubler la mise initiale ?Câest ce quâon appelle dans le jargon de la traduction : le coefficient de foisonnement. (Ici, franchement, ça serait plutôt la foison dâor !) Je vous propose donc de revenir demain sur ce faramineux coefficientâ¦
RETRADUIRE GRAHAM GREENE – ÉPISODE 2 : PRÉDIRE LE PASSÉ
RETRADUIRE GRAHAM GREENE /JOURNAL DE TRADUCTION
• ÉPISODE 2 – PRÉDIRE LE PASSÉ
Quand on lit une traduction, il est difficile de se rendre compte de son infidélité dès lors qu’elle se pare d’élégance. Son naturel semble démentir toute éventuelle trahison. Le sens est là, fermement campé dans une prose qui tient debout, alors pourquoi douter de la justesse du tour de passe-passe ? Mais le fait est qu’on assiste parfois à des réécritures ayant pris un envol un peu… cavalier (si tant est qu’un envol puisse être cavalier, à moins d’être Pégase).
Ainsi, dans le premier chapitre du Ministère de la peur, la traductrice Marcelle Sibon, qui a abondamment traduit Greene, s’attaque au paragraphe suivant:
« So many fortunes one had listened to, behind a country hedge, over the cards in a liner’s saloon, but the fascination remained even when the fortune was cast by an amateur at a garden fête. Always, for a little while, one could half-believe in the journey overseas, in the strange dark woman, and the letter with good news. »
Ces lignes, on peut les traduire ainsi, sans trop s’éloigner de l’original :
« La bonne aventure : qui n’y avait pas eu droit, que ce soit derrière une haie de campagne ou devant des cartes dans le salon d’un paquebot, mais la fascination demeurait même quand elle émanait d’une dilettante dans une kermesse. A chaque fois, pendant un bref instant, on pouvait presque croire à un voyage en mer, une mystérieuse brune, une lettre porteuse de bonne nouvelle. »
Mais Marcelle Sibon préfère traduire ainsi :
« Il est étonnant de constater combien une diseuse de bonne aventure, même amateur, même à une kermesse, fascine l’imagination populaire et intrigue toujours ; quelque peu de foi que l’on ait apporté à d’autres révélations merveilleuses, faites, soit à la campagne, derrière quelque haie, soit dans un coin retiré du fumoir d’un grand paquebot, on doute toujours, on ne croit qu’à demi au beau voyage à l’étranger, à la brune inconnue, aux lettres porteuses de bonnes nouvelles, et cependant on se laisse toujours tenter, on se donne l’illusion de percer l’avenir. »
J’ai souligné des éléments qui ne figurent absolument pas dans l’original. Pourquoi ces ajouts? Le sens lui-même est discrètement biaisé – chez Greene, on veut croire, même à demi, aux prédictions ; chez Sibon, on doute toujours… Quant aux nombres de mots, c’est le grand saut. On passe de 58 mots à 92 mots. Une façon de doubler la mise initiale ?C’est ce qu’on appelle dans le jargon de la traduction : le coefficient de foisonnement. (Ici, franchement, ça serait plutôt la foison d’or !) Je vous propose donc de revenir demain sur ce faramineux coefficient…
RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION (1)
RETRADUIRE GRAHAM GREENE : JOURNAL DE TRADUCTION
• ÉPISODE 1 – GRAHAM GREENE, LE RETOUR
Les éditions Flammarion se lancent dans une aventure aussi ambitieuse qu’excitante, et aussi salutaire que surprenante : proposer de nouvelles traductions de l’œuvre de Graham Greene. Le projet, initié par Bertrand Pirel, a pour but de dépoussiérer des textes dont certaines des traductions françaises encore en circulation ont parfois jusqu’à soixante-dix au compteur ; oui, car elles ont vieilli, ce qui est l’étrange privilège des traductions. Question : pourquoi les traductions vieillissent-elles, alors que l’œuvre originale semble relativement à l’abri du temps? C’est là une question passionnante sur laquelle je reviendrai très bientôt dans cette série qui promet d’être fleuve.
M’étant vu confier cette mission, je me dois de corriger tout de suite une idée reçue, ou plutôt une erreur de formulation : je ne retraduis pas l’œuvre de Greene, et ce pour la simple raison que je ne l’ai pas traduite auparavant. Je ne repasse donc pas par un chemin déjà emprunté (par moi) : Je traduis, c’est tout, comme si l’œuvre de Greene venait d’arriver sur mon bureau, encore fraîche et inédite. Si je m’interdis de regarder l’ancienne version existante en cours de traduction, c’est pour ne pas interposer entre mes doigts et le clavier un calque mal(f)aisant, et me protéger d’un effet d’écho – bien sûr, une fois ma traduction achevée, j’irai voir la version précéente, un peu comme on consulte le Gaffiot par curiosité (bonjour les latinistes !), afin de voir comment telle phrase de Greene s’est vue rendre justice ou a été aplatie. Quel effet le Temps a eu sur son texte…Mais pour lors, je veux aborder ce continent – plus d’une vingtaine d’ouvrages en chantier… – d’un œil neuf, pour ne pas dire immature. Avant d’accepter ce travail, bien sûr, j’ai parcouru les livres de Greene (plus d'une vingtaine…), vu ou revu certaines adaptations cinématographiques de ses romans (près de vingt-cinq), dévoré ses diverses biographies (au moins trois, dont une en trois volumes !) – et, Troisième Homme oblige, fredonné sans m'en rendre compte l’air de Harry Lime…
Pendant plusieurs semaines, au fil des traductions et parutions, je publierai ici, à un rythme régulier, une sorte de journal de travail, où il s'agira à la fois de déplier ces formidables feuilletés que sont les textes de Greene et d'expliquer les raisons qui nous ont appelés à en imaginer de nouvelles versions. Au programme pour commencer, Le Ministère de la Peur (préfacé par mes soins), suivi de Deux Hommes en un (préfacé par William Boyd)– les deux paraissent cette semaine.
________________A noter: jeudi 17 avril, à 19h, aura lieu une rencontre autour de ces deux premiers livres à la librairie L'usage du monde, 2 rue de la Jonquière (75017) en présence de l'éditeur, du traducteur et de Jonathan A. Bourget, petit-fils de Graham Greene.
April 10, 2025
Le billet fantôme de Thomas Pynchon
Alors qu'on a appris que Paul Thomas Anderson, après avoir adapté au cinéma Bleeding Edge, allait s'attaquer à Vineland, un nouveau roman de Thomas Pynchon est enfin annoncé chez l'éditeur Penguin, après douze ans d'attente.
Le titre de ce roman est Shadow Ticket une expression qui peut avoir plusieurs significations. Il peut s'agit d'un billet (d'avion, par exemple), réservé sans qu'on l'ait acheté, mais ce sens colle assez mal avec le contexte du livre de Pynchon, qui se déroule en 1932. Il peut avoir également un sens informatique, encore moins pertinent vu ledit contexte. Un autre sens, peut-être métaphorique, est envisageable. Un "shadow ticket" renverrait alors à une expression espagnole, et cet obscur billet serait celui réservé pour une "barrera de sombra", une place à l'ombre dans une arène pour assister à une corrida. Mais que ce "ticket" ait le sens de billet, de programme (ou liste) électoral, que ce "shadow" soit une ombre, un fantôme, ou renvoie à une filature (il est question dans le roman d'un "private eye"), voilà qui reste à déterminer.
On attend donc de mains fermes le texte de Pynchon. Sachant le secret qui entoure ses livres, il n'est pas sûr qu'on puisse disposer prochainement d'un pdf, qui pourrait aisément fuiter avant le 7 octobre. Penguin imprimera plus vraisemblablement des épreuves papier, parcimonieusement distribuées juste avant la sortie. Mais après douze ans d'attente, on n'est pas à six mois près, non? On connaît au moins quelques ingrédients de ce nouveau plat sûrement relevé: fortune fromagère, Al Capone, activités paranormales, bandits à moto, paquebot accostant en Hongrie (!), espions anglais, Nazis nazis, big bandâ¦
Les trois cent quatre-vingt-quatre pages de Shadow Ticket paraîtront donc le 7 octobre prochain, et des négociations sont en cours en France afin d'en acquérir les droits en vue d'une traduction. En attendant de vous dire (très prochainement plus), voici les informations dont on dispose pour l'instantâ¦
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