Christophe Claro's Blog, page 7

May 4, 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / EPISODE 4 / TRADUCTION ET PUDIBONDERIE


EPISODE 4 – Traduction et pudibonderie 


 Comme dans bien d’autres romans de Greene, il règne dans Deux Hommes en un une atmosphère onirique, ou plutôt cauchemardesque, une ambiance de contes made in Grimm, ce que semblent confirmer l’abondance de visions et plusieurs références à l’histoire de Hansel et Gretel. Et comme souvent également chez Greene, le personnage principal semble prisonnier d’une enfance dont il ignore s’être échappé. L’omniprésence du brouillard, au début du roman, impose une texture floue qui empêche l’arrivée de la réalité. S’il faut deviner plutôt que voir, percevoir plutôt qu’entendre, méjuger plutôt que discerner, alors advient une sorte de marge de manœuvre douteuse, qui permet et excuse des actes injustes et des réactions injustifiées. A moins que ce brouillard soit précisément la réalité, rendue méconnaissable par la peur de vivre…
Dans ces conditions, comment aborder la traduction ? Celle dont nous disposons est signée Denyse Clairouin : cette dernière, née en 1900, a traduit également Train to Istanbul (en français Orient Express), Le serpent à Plumes de David Herbert Lawrence, mais hélas sa carrière sera brève, comme on va le voir.On dispose de quelques lettres adressées par Greene à Clarouin, qui nous permettent d’en savoir un peu plus sur la publication de ce premier roman. Accueilli aux éditions Plon par Jacques Maritain, L’homme et lui-même paraît amputé, à la demande Maritain, de cinq passages qu’il juge un peu trop connotés sexuellement. Greene s’en offusque, mais son admiration pour Maritain et son amitié naissante avec Clairouin font qu’il ne se livre pas à un bras de fer.
Les passages en question sont en fait de simples bouts de phrase. Par exemple, à un moment, Lucy, la prostituée, demande à Andrews s’il pense que les pratiquants se comportent comme tous les autres hommes, le sous-texte étant évidemment sexuel. Un peu plus loin, Lucy s’adresse à Andrews et lui dit ceci : « Donne-moi ta main. Pose-la maintenant ici, et là, et là. Maintenant tends ta bouche. Tu me sens là, tout près de toi ? C’est bien. Serre-moi contre toi. Tu peux m’avoir davantage si tu le désires. » Ce passage a été tout bonnement supprimé à la traduction.Plus loin, le paragraphe suivant :« La jeune femme était étendue sur les draps. Elle avait jeté sa chemise de nuit par terre. Elle était mince, avec de longues jambes et des petits seins fermes. Avec une pudeur qui ne cherchait pas à faire illusion, elle posa ses mains à plat sur son ventre et lui sourit. »est devenu :« La femme reposait étendue sur le lit. D’un geste de modeste feinte elle se couvrit de ses mains et sourit à Andrews. »Maritain n’a visiblement pas apprécié ces passages… Oh, la pudeur de l’époque…
Quoi qu’il en soit, Denyse Clairouin fut une amie proche de Greene – ainsi que son agent en France (et non à La Havane…). Greene rappelle dans ses mémoires que, lors des émeutes causées par l’affaire Stavisky, tous deux se promenaient dans Paris en voiture et « cherchaient les ennuis ». En 1942, alors que Greene travaille lui aussi pour les mêmes services, il tombe sur le carnet d’un espion suisse, égaré malencontreusement par ce dernier, et tombe sur le nom et l’adresse de son amie traductrice. Il craint alors pour la sécurité de cette dernière – il apprendra plus tard que Denyse Clairouin a travaillé dans la France occupée pour les services secrets anglais. Et apprendra alors le son sort tragique qui fut le sien dans un camp de concentration.
Greene sera désormais traduit par Marcelle Sibon, à laquelle succéderont, dès 1969, Georges Belmont (traducteur entre autres de Henry Miller, James Hadley Chase et Anthony Burgess, assisté pour certains titres de Greene par Hortense Chabrier), puis, dès 1980, Robert Louit (à qui on doit de nombreuses traductions de Ballard et K. Dick – respect).
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Published on May 04, 2025 00:55

May 3, 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / EPISODE 3

EPISODE 3 —  Deux hommes en un contre un homme en deux
Deux Hommes en un se déroule en trois actes, exactement comme dans une tragédie. Peu de décors, donc : d’abord un paysage désolé aboutissant à un cottage où Andrews, en fuite, se réfugie, et où il se livre à une passe d’armes avec l’orpheline Elizabeth ; puis la ville de Lewes où Andrews se rend à contrecœur pour témoigner au procès des contrebandiers qu’il a dénoncés par une lettre anonyme ; et enfin de nouveau le cottage où l’intrigue va connaître une fin tragique. Ce qui frappe, à la traduction, c’est-à-dire lorsqu’on est confronté à la matérialité de la langue, à son système, c’est, d’un point de vue statistique, la récurrence des mots « fear », « frightful », « coward » (peur, effrayant, lâche), comme si Greene, par la répétition lexicale, cherchait à saturer le champ de la veulerie qui caractérise son personnage.
Andrews a peur, non de la mort, mais de la vie elle-même – il le dit lui-même. Tous ses actes, depuis sa violence impuissante jusqu’à son romantisme déplacé, naissent de cette lâcheté. Mais c’est moins le portrait d’un lâche que, tout simplement, celui d’un homme ordinaire auquel on assiste, le portrait à vif d’un homme dont les motivations, mises à nues, réduites à la concupiscence et à la peur, ne font pas illusion quant à sa dimension morale. Ainsi, quand Andrews accepte enfin de témoigner contre les contrebandiers, non seulement il le fait sur l’insistance de la vertueuse Elizabeth qu’il convoite, mais également que parce qu’une autre femme, Lucy, lui a promis ses faveurs s’il témoignait.

Mais surtout, Andrews se bat contre deux hommes : son père qui le battait et le méprisait, et le pirate Carlyon, qu’il aimait mais qui à présent veut sa mort. A ses yeux, les femmes sont soit des catins soit des saintes, voire les deux en même temps ou à tour de rôle – tout dépend du profit, moral ou charnel, qu’il espère en tirer. Mais bien que détestable en tous points, Andrews fascine nécessairement en ce qu’il nous renvoie un visage cru et réaliste de la personnalité masculine. Plus qu’un anti-héros, il apparaît comme le porte-parole d’une virilité blessée se réfugiant dans une posture victimaire. Ce qui devrait, au jour d’aujourd’hui, faire plus que nous parler…
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Published on May 03, 2025 13:12

May 2, 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 2 // DE LA LÂCHETÉ AVANT TOUTES CHOSES


EPISODE 2 – De la lâcheté avant toutes choses 

Quand The Man Within (Deux Hommes en un) paraît en 1929 en Angleterre, Greene a vingt-quatre ans, il travaille toujours comme journaliste pour divers journaux et a épousé récemment Vivien Dayrell-Browning, pour qui il s’est converti au catholicisme – il était jusqu’ici agnostique. L’accueil est très positif et permet à l’auteur de vivre un temps de sa plume. The Man Within est écrit dans un style extrêmement dense que Greene ne cessera par la suite d’épurer. Situé vraisemblablement au début du XIXe siècle (seule une mention dans Ways of escape permet de dater le récit), même si aucune date ni repère historique ne sont réellement donnés, l’histoire met en scène un certain Francis Andrews, un jeune homme brimé par son père qui finit par devenir membre d’une bande de contrebandiers et les trahit, risquant ainsi sa vie ainsi que celle d’une jeune femme qui le cache pendant deux jours.
Ce qui frappe dans ce roman, outre la psychologie hystérisée qui s’attache au personnage principal, c’est l’omniprésence de deux sentiments : la peur et la lâcheté. Andrews est un lâche et ne s’en cache pas – s’il a le malheur de l’oublier, un autre en lui le sermonne aussitôt, lui rappelant combien il est veule – c’est le «man within » du titre, une expression empruntée à un ouvrage de Thomas Browne, Religio Medici, que l’auteur cite en exergue. Il est rare de rencontrer en littérature un personnage aussi entier dans sa lâcheté, la brandissant comme un étendard, allant jusqu’à prétendre qu’elle est un trait inné chez lui. Ce faisant, Greene brosse le portrait sans concession d’un homme dans toute l’immensité de sa veulerie. La peur conforte la lâcheté, la lâcheté se justifie par la peur, en un ballet incessant, et autorise celui qui en souffre de se prévaloir de sa lâcheté pour justifier le moindre de ses actes, et de tirer quelque vain orgueil dès lors qu’il parvient, même par opportunisme, à surmonter ladite lâcheté.
Il est étonnant de voir que, pour un « premier » roman, le jeune Graham Greene ait choisi de mettre en scène un homme aussi détestable – mais Greene noie notre possible détestation de son héros dans le maëlstrom mental de son personnage, et finit par nous offrir un portrait aussi troublant que mobile d’un homme habité par la peur, un homme qu’aucune valeur morale ne peut arracher à sa pleutrerie déclarée.En dénonçant les contrebandiers, au lieu de devenir une figure positive, il finit par incarner à ses propres yeux le traître absolu. Andrews est devenu une « balance », au sens propre et figuré : un dénonciateur oscillant sans cesse entre le désir de reconnaissance (il vaut mieux que son père, mieux que son mentor) et un implacable auto-apitoiement (il ne vaut rien, la faute au père, etc.). A partir de ces ambivalences, Greene bâtit un récit quasi théâtral où les vrais personnages sont les émotions contradictoires qui déchirent Andrews.
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Published on May 02, 2025 22:38

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 2 // DE LA LÂCHETÉ AVANT TOUTES CHOSES


EPISODE 2 – De la lâcheté avant toutes choses 

Quand The Man Within (Deux Hommes en un) paraît en 1929 en Angleterre, Greene a vingt-quatre ans, il travaille toujours comme journaliste pour divers journaux et a épousé récemment Vivien Dayrell-Browning, pour qui il s’est converti au catholicisme – il était jusqu’ici agnostique. L’accueil est très positif et permet à l’auteur de vivre un temps de sa plume. The Man Within est écrit dans un style extrêmement dense que Greene ne cessera par la suite d’épurer. Situé vraisemblablement au début du XIXe siècle (seule une mention dans Ways of escape permet de dater le récit), même si aucune date ni repère historique ne sont réellement donnés, l’histoire met en scène un certain Francis Andrews, un jeune homme brimé par son père qui finit par devenir membre d’une bande de contrebandiers et les trahit, risquant ainsi sa vie ainsi que celle d’une jeune femme qui le cache pendant deux jours.
Ce qui frappe dans ce roman, outre la psychologie hystérisée qui s’attache au personnage principal, c’est l’omniprésence de deux sentiments : la peur et la lâcheté. Andrews est un lâche et ne s’en cache pas – s’il a le malheur de l’oublier, un autre en lui le sermonne aussitôt, lui rappelant combien il est veule – c’est le «man within » du titre, une expression empruntée à un ouvrage de Thomas Browne, Religio Medici, que l’auteur cite en exergue. Il est rare de rencontrer en littérature un personnage aussi entier dans sa lâcheté, la brandissant comme un étendard, allant jusqu’à prétendre qu’elle est un trait inné chez lui. Ce faisant, Greene brosse le portrait sans concession d’un homme dans toute l’immensité de sa veulerie. La peur conforte la lâcheté, la lâcheté se justifie par la peur, en un ballet incessant, et autorise celui qui en souffre de se prévaloir de sa lâcheté pour justifier le moindre de ses actes, et de tirer quelque vain orgueil dès lors qu’il parvient, même par opportunisme, à surmonter ladite lâcheté.
Il est étonnant de voir que, pour un « premier » roman, le jeune Graham Greene ait choisi de mettre en scène un homme aussi détestable – mais Greene noie notre possible détestation de son héros dans le maëlstrom mental de son personnage, et finit par nous offrir un portrait aussi troublant que mobile d’un homme habité par la peur, un homme qu’aucune valeur morale ne peut arracher à sa pleutrerie déclarée.En dénonçant les contrebandiers, au lieu de devenir une figure positive, il finit par incarner à ses propres yeux le traître absolu. Andrews est devenu une « balance », au sens propre et figuré : un dénonciateur oscillant sans cesse entre le désir de reconnaissance (il vaut mieux que son père, mieux que son mentor) et un implacable auto-apitoiement (il ne vaut rien, la faute au père, etc.). A partir de ces ambivalences, Greene bâtit un récit quasi théâtral où les vrais personnages sont les émotions contradictoires qui déchirent Andrews.
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Published on May 02, 2025 22:38

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / DEUX HOMMES EN UN (ÉPISODE 1) / Une appendicite, des pirates et un Turc


EPISODE 1 – Une appendicite, des pirates et un Turc

The Man within, traduit pour la première fois en français en 1931 sous le titre L’homme et lui-même, est le premier roman publié de Greene – il avait écrit juste avant deux autres récits qui tous deux avaient été refusés par son éditeur de l’époque.Au début de Ways of escape, le second volume de son autobiographie, Greene raconte comment est né ce roman et l’enjeu qu’il cachait. Bien que heureux au journal Times où il officiait, Greene rêvait d’échapper à son quotidien de journaliste en épousant la carrière littéraire. Échaudé par deux refus précédents, il sent qu’il s’agit là de sa dernière chance. Il est alors en congé maladie – suite à une opération de l’appendicite –, et profite des quelques jours qu’il passe au Westminster Hospital pour faire des recherches sur les contrebandiers au début du XIXe siècle dans le Sussex – il a avec lui quelques livres sur cette période. Pourquoi se pencher sur cette lointaine période ? Il se demande si ce n’est pas son ignorance du monde contemporain qui l’a poussé à se tourner vers le passé.
De retour chez ses parents, il profite alors de sa convalescence pour écrire le livre. Il prétend qu’il a tout oublié de ce roman sauf la première phrase, qu’il désavoue car elle sonne à ses oreilles plus comme de la poésie que de la prose. Il se rappelle même une phrase lancée par sa mère dans une autre pièce alors qu’il écrit cet incipit, comme si l’instant, par sa solennité, l’avait marqué à tout jamais (Ways of escape est publié en 1980, plus d’un demi-siècle après The Man Within…).Greene évoque également, dans ses mémoires, le film réalisé par « un certain Sidney Box », à qui par ailleurs il n’a pas vendu les droits (ces derniers ayant été cédés auparavant à un réalisateur de documentaire).
Mais surtout, il parle d’une lettre qu’il reçut à l’époque d’un écrivain turc d’Istanbul, dans lequel ce dernier louait le film pour son « audacieuse homosexualité » et demandait à Greene s’il avait écrit d’autres romans sur « ce sujet intéressant ». Greene, après avoir évoqué cette lettre, passe à autre chose, mais le fait est que les relations entre le jeune Francis Andrews et le contrebandier Carlyon peuvent être lus de façon assez convaincante au prisme de l’homosexualité. Oui, car ce qui fait vraiment l’objet de contrebande dans The Man Within, ce sont moins des tonneaux d’alcool que des sentiments amoureux on ne peut plus troubles chez le héros.
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Published on May 02, 2025 01:51

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / DEUX HOMMES EN UN (ÉPISODE 1) / Une appendicite, des pirates et un Turc


EPISODE 1 – Une appendicite, des pirates et un Turc

The Man within, traduit pour la première fois en français en 1931 sous le titre L’homme et lui-même, est le premier roman publié de Greene – il avait écrit juste avant deux autres récits qui tous deux avaient été refusés par son éditeur de l’époque.Au début de Ways of escape, le second volume de son autobiographie, Greene raconte comment est né ce roman et l’enjeu qu’il cachait. Bien que heureux au journal Times où il officiait, Greene rêvait d’échapper à son quotidien de journaliste en épousant la carrière littéraire. Échaudé par deux refus précédents, il sent qu’il s’agit là de sa dernière chance. Il est alors en congé maladie – suite à une opération de l’appendicite –, et profite des quelques jours qu’il passe au Westminster Hospital pour faire des recherches sur les contrebandiers au début du XIXe siècle dans le Sussex – il a avec lui quelques livres sur cette période. Pourquoi se pencher sur cette lointaine période ? Il se demande si ce n’est pas son ignorance du monde contemporain qui l’a poussé à se tourner vers le passé.
De retour chez ses parents, il profite alors de sa convalescence pour écrire le livre. Il prétend qu’il a tout oublié de ce roman sauf la première phrase, qu’il désavoue car elle sonne à ses oreilles plus comme de la poésie que de la prose. Il se rappelle même une phrase lancée par sa mère dans une autre pièce alors qu’il écrit cet incipit, comme si l’instant, par sa solennité, l’avait marqué à tout jamais (Ways of escape est publié en 1980, plus d’un demi-siècle après The Man Within…).Greene évoque également, dans ses mémoires, le film réalisé par « un certain Sidney Box », à qui par ailleurs il n’a pas vendu les droits (ces derniers ayant été cédés auparavant à un réalisateur de documentaire).
Mais surtout, il parle d’une lettre qu’il reçut à l’époque d’un écrivain turc d’Istanbul, dans lequel ce dernier louait le film pour son « audacieuse homosexualité » et demandait à Greene s’il avait écrit d’autres romans sur « ce sujet intéressant ». Greene, après avoir évoqué cette lettre, passe à autre chose, mais le fait est que les relations entre le jeune Francis Andrews et le contrebandier Carlyon peuvent être lus de façon assez convaincante au prisme de l’homosexualité. Oui, car ce qui fait vraiment l’objet de contrebande dans The Man Within, ce sont moins des tonneaux d’alcool que des sentiments amoureux on ne peut plus troubles chez le héros.
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Published on May 02, 2025 01:51

May 1, 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / LE MINISTÈRE DU VERTIGE


DERNIER ÉPISODE — LE MINISTÈRE DU VERTIGE 
 Impossible de ne pas frotter l’une contre l’autre les ombres de Greene et de Hitchcock. Tous deux anglais, tous deux attirés par la notion de « thrill », tous deux souffrant de ne pas être reconnus à leur juste valeur… On les imagine aisément dîner ensemble et échanger mille propos – sauf que non. Dans la vraie vie, le premier n’appréciait pas le second. Rappelons que, de 1935 à 1940, Graham Greene fut critique de cinéma, que ce soit pour The Spectator ou l’éphémère Night and Day. Et le fait est – aussi perturbant que cela puisse paraître tant certaines de leurs œuvres respectives partagent de nombreuses obsessions – que l’auteur de Notre Homme à la Havane n’appréciait pas les films de Hitchcock. Pourtant, Deux Hommes en un n’est pas sans résonner avec L’Auberge de la Jamaïque, et le roman Orient-Express nous fait prendre un train on ne peut plus hitchcockien.
Mais l’amour n’était pas au rendez-vous : Greene trouvait que le « maître du suspense » était considérablement surévalué.Alors que ce dernier tournait Sabotage, d’après L’Agent secret de Conrad, un des romans préférés de Greene, une rencontre eut lieu entre les deux hommes, et on ne peut pas dire que le souvenir qu’en ait gardé Greene soit très positif, du moins si l’on en croit ce qu’il dit de Hitch dans une lettre à son frère Hugh :
« Je devais voir Hitchcock l’autre jour […] Un pauvre clown inoffensif. J’ai frémi en l’écoutant me raconter les choses qu’il faisait à L’Agent secret de Conrad. »

Un peu plus tard, dans un article paru dans The Spectator, Greene enfonce le clou :
« Son film consiste en une série de petites situations dramatiques ‘amusantes’ : le bouton de l’assassin qui tombe sur le plateau de baccarat ; les mains de l’organiste étranglé prolongeant les notes dans l’église déserte ; les fuyards se cachant dans le clocher alors que la cloche commence à se balancer. Très sommairement, il met en place des situations artificielles (sans se préoccuper en chemin des incohérences, des petits détails, des absurdités psychologiques) puis s’en désintéresse : elles n’ont aucune importance ; elles ne mènent à rien. »

On se sait quoi penser de cette critique, dans la mesure où on pourrait parfois l’appliquer à certains romans de Greene, et ce sans que ça nuise à leur valeur. D’autant plus que, à y regarder de près, il existe des similarités frappantes. 
Mais avançons ici une théorie osée : Vertigo et Le Ministère de la peur sont d’étranges cousins. Scottie, comme Arthur Rowe, est à la fois coupable et innocent du meurtre de la femme qu’il aime : Scottie la laisse se suicider, Rowe l’empoisonne par compassion. Scottie, comme Arthur Rowe, croit voir la femme qu’il a aimée dans une autre femme : Scottie reconnaît Madeleine dans Judy, Rowe retrouve Alice dans Anna. Scottie, après avoir été reconnu innocent par un tribunal, est envoyé en maison de repos ; la même chose se produit pour Rowe… Dans I, c’est le motif de la chute qui scande le film ; dans Le Ministère de la peur, c’est celui de la bombe. Scottie est manipulée par quelqu’un qui se prétend son ami (Elster) : idem pour Rowe, qui est manipulé par Hilfe. On trouve dans ces deux œuvres une même obsession pour le motif du « double », de la femme revenue d’entre les morts, de l’homme trahi, du traumatisme… Scottie est pris de vertige devant le vide, comme Rowe devant le passé. Tous deux veulent oublier, tous deux sont condamnés à se rappeler.
À se demander si Hitchcock, en adaptant D’entre les morts, le roman de Boileau et Narcejac, lui-même inspiré de Bruges-la-Morte de Rodenbach, n’a pas cherché à filmer une version «hystérisée » du Ministère de la Peur.Mais revenons sur terre : Hitchcock n’a jamais adapté Greene – il fut pourtant le premier à faire une offre pour l’adaptation de Notre Homme à la Havane, mais Greene demanda à son ami le réalisateur Carol Reed de surenchérir, avec l’appui de Columbia, sur la proposition de Hitch. Rideau.
Et fin de ce long feuilleton du traducteur consacré au Ministère de la peur ! (Place bientôt à d'autres réflexions sur Deux Hommes en un, le tout premier roman publié de Greene, que je viens également de (re)traduire…
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Published on May 01, 2025 08:23

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / LE MINISTÈRE DU VERTIGE


DERNIER ÉPISODE — LE MINISTÈRE DU VERTIGE 
 Impossible de ne pas frotter l’une contre l’autre les ombres de Greene et de Hitchcock. Tous deux anglais, tous deux attirés par la notion de « thrill », tous deux souffrant de ne pas être reconnus à leur juste valeur… On les imagine aisément dîner ensemble et échanger mille propos – sauf que non. Dans la vraie vie, le premier n’appréciait pas le second. Rappelons que, de 1935 à 1940, Graham Greene fut critique de cinéma, que ce soit pour The Spectator ou l’éphémère Night and Day. Et le fait est – aussi perturbant que cela puisse paraître tant certaines de leurs œuvres respectives partagent de nombreuses obsessions – que l’auteur de Notre Homme à la Havane n’appréciait pas les films de Hitchcock. Pourtant, Deux Hommes en un n’est pas sans résonner avec L’Auberge de la Jamaïque, et le roman Orient-Express nous fait prendre un train on ne peut plus hitchcockien.
Mais l’amour n’était pas au rendez-vous : Greene trouvait que le « maître du suspense » était considérablement surévalué.Alors que ce dernier tournait Sabotage, d’après L’Agent secret de Conrad, un des romans préférés de Greene, une rencontre eut lieu entre les deux hommes, et on ne peut pas dire que le souvenir qu’en ait gardé Greene soit très positif, du moins si l’on en croit ce qu’il dit de Hitch dans une lettre à son frère Hugh :
« Je devais voir Hitchcock l’autre jour […] Un pauvre clown inoffensif. J’ai frémi en l’écoutant me raconter les choses qu’il faisait à L’Agent secret de Conrad. »

Un peu plus tard, dans un article paru dans The Spectator, Greene enfonce le clou :
« Son film consiste en une série de petites situations dramatiques ‘amusantes’ : le bouton de l’assassin qui tombe sur le plateau de baccarat ; les mains de l’organiste étranglé prolongeant les notes dans l’église déserte ; les fuyards se cachant dans le clocher alors que la cloche commence à se balancer. Très sommairement, il met en place des situations artificielles (sans se préoccuper en chemin des incohérences, des petits détails, des absurdités psychologiques) puis s’en désintéresse : elles n’ont aucune importance ; elles ne mènent à rien. »

On se sait quoi penser de cette critique, dans la mesure où on pourrait parfois l’appliquer à certains romans de Greene, et ce sans que ça nuise à leur valeur. D’autant plus que, à y regarder de près, il existe des similarités frappantes. 
Mais avançons ici une théorie osée : Vertigo et Le Ministère de la peur sont d’étranges cousins. Scottie, comme Arthur Rowe, est à la fois coupable et innocent du meurtre de la femme qu’il aime : Scottie la laisse se suicider, Rowe l’empoisonne par compassion. Scottie, comme Arthur Rowe, croit voir la femme qu’il a aimée dans une autre femme : Scottie reconnaît Madeleine dans Judy, Rowe retrouve Alice dans Anna. Scottie, après avoir été reconnu innocent par un tribunal, est envoyé en maison de repos ; la même chose se produit pour Rowe… Dans I, c’est le motif de la chute qui scande le film ; dans Le Ministère de la peur, c’est celui de la bombe. Scottie est manipulée par quelqu’un qui se prétend son ami (Elster) : idem pour Rowe, qui est manipulé par Hilfe. On trouve dans ces deux œuvres une même obsession pour le motif du « double », de la femme revenue d’entre les morts, de l’homme trahi, du traumatisme… Scottie est pris de vertige devant le vide, comme Rowe devant le passé. Tous deux veulent oublier, tous deux sont condamnés à se rappeler.
À se demander si Hitchcock, en adaptant D’entre les morts, le roman de Boileau et Narcejac, lui-même inspiré de Bruges-la-Morte de Rodenbach, n’a pas cherché à filmer une version «hystérisée » du Ministère de la Peur.Mais revenons sur terre : Hitchcock n’a jamais adapté Greene – il fut pourtant le premier à faire une offre pour l’adaptation de Notre Homme à la Havane, mais Greene demanda à son ami le réalisateur Carol Reed de surenchérir, avec l’appui de Columbia, sur la proposition de Hitch. Rideau.
Et fin de ce long feuilleton du traducteur consacré au Ministère de la peur ! (Place bientôt à d'autres réflexions sur Deux Hommes en un, le tout premier roman publié de Greene, que je viens également de (re)traduire…
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Published on May 01, 2025 08:23

April 29, 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 18


• ÉPISODE 18 – LA VALSE DES MASQUES
Il y a évidemment quelque chose d’absurde dans l’intrigue – en effet, il paraît improbable que Willi Hilfe ait eu le temps, juste après l’arrivée de Rowe, de mettre en scène la fausse séance de spiritisme ainsi que le faux meurtre de Cost. De même, comment ont pu faire ses ennemis pour s’assurer que Rowe rencontrerait l’homme à la valise piégée dans un parc et accepterait d’aller déposer ladite valise à l’hôtel Regal Court ? Mais toutes ces invraisemblances sont en fait marquées du sceau du rêve, et tout le génie du roman est là : Rowe progresse dans un monde duplice, avant et après son amnésie, comme dans un rêve, en somnambule. Ayant tué sa femme, mais « par compassion », il doit vivre avec un statut ambigu digne du chat de Schrödinger : il est à la fois coupable et innocent (la justice tranche en l’envoyant en asile psychiatrique).Pour revenir dans le monde réel, il va devoir accomplir un périple en quelque sorte initiatique.
Une fois sorti de l’asile, il va se rendre dans une kermesse, lieu de l’innocence, de l’enfance perdue, puis tout oublier de sa vie d’adulte (ainsi que de l’Histoire en cours) afin de repartir de cette enfance. A l’épouse assassinée va succéder une autre femme, elle aussi coupable/innocente. A l’ami fidèle (Wilcox) va succéder l’ami fourbe (Willi). N’oublions pas que tout part d’un gâteau, fait avec de vrais œufs, chose rare en temps de guerre. Le « cake » est en réalité « fake », à croire que Greene rivalise ici avec Raymond Roussel… Mais là où Rowe ne veut voir dans le gâteau que le garant d’une innocence enfantine, les autres ne voient en ce gâteau qu’une arme destinée à faire basculer la guerre dans le chaos.
On l’a déjà dit, chaque personnage revient deux fois, à chaque fois différent : Sinclair, Poole, Forester, Mrs Bellairs, le courtier en livres, comme si plus Rowe essayait de s’accrocher à l’innocence perdue, plus les autres variaient les masques pour l’assurer de l’impermanence du réel. Par deux fois, une bombe vient redistribuer les cartes du destin de Rowe, une fois en le sauvant du présent (l’assassin Poole), une autre fois en le sauvant de son passé (grâce à l’amnésie).Greene joue un jeu subtil avec son lecteur. Il déploie sous ses yeux un drame d’espionnage apparent, sur fond de Blitz, mais en sous-main il raconte une longue et difficile catharsis où les bombes et les ruines sont d’ordre psychique. Rowe passe de l’enfance (la kermesse) à l’irrationnel (la séance de spiritisme) pour se retrouver dans des limbes (la maison de repos), avant de reprendre contact avec la réalité (la police) quand il commence à recouvrer la mémoire.
Parsemé d’échos discrets comme autant de véritables indices d’une enquête plus existentielle que policière, le roman de Greene ausculte la peur d’être soi jusque dans ses plus secrets dédales.
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Published on April 29, 2025 21:47

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 18


• ÉPISODE 18 – LA VALSE DES MASQUES
Il y a évidemment quelque chose d’absurde dans l’intrigue – en effet, il paraît improbable que Willi Hilfe ait eu le temps, juste après l’arrivée de Rowe, de mettre en scène la fausse séance de spiritisme ainsi que le faux meurtre de Cost. De même, comment ont pu faire ses ennemis pour s’assurer que Rowe rencontrerait l’homme à la valise piégée dans un parc et accepterait d’aller déposer ladite valise à l’hôtel Regal Court ? Mais toutes ces invraisemblances sont en fait marquées du sceau du rêve, et tout le génie du roman est là : Rowe progresse dans un monde duplice, avant et après son amnésie, comme dans un rêve, en somnambule. Ayant tué sa femme, mais « par compassion », il doit vivre avec un statut ambigu digne du chat de Schrödinger : il est à la fois coupable et innocent (la justice tranche en l’envoyant en asile psychiatrique).Pour revenir dans le monde réel, il va devoir accomplir un périple en quelque sorte initiatique.
Une fois sorti de l’asile, il va se rendre dans une kermesse, lieu de l’innocence, de l’enfance perdue, puis tout oublier de sa vie d’adulte (ainsi que de l’Histoire en cours) afin de repartir de cette enfance. A l’épouse assassinée va succéder une autre femme, elle aussi coupable/innocente. A l’ami fidèle (Wilcox) va succéder l’ami fourbe (Willi). N’oublions pas que tout part d’un gâteau, fait avec de vrais œufs, chose rare en temps de guerre. Le « cake » est en réalité « fake », à croire que Greene rivalise ici avec Raymond Roussel… Mais là où Rowe ne veut voir dans le gâteau que le garant d’une innocence enfantine, les autres ne voient en ce gâteau qu’une arme destinée à faire basculer la guerre dans le chaos.
On l’a déjà dit, chaque personnage revient deux fois, à chaque fois différent : Sinclair, Poole, Forester, Mrs Bellairs, le courtier en livres, comme si plus Rowe essayait de s’accrocher à l’innocence perdue, plus les autres variaient les masques pour l’assurer de l’impermanence du réel. Par deux fois, une bombe vient redistribuer les cartes du destin de Rowe, une fois en le sauvant du présent (l’assassin Poole), une autre fois en le sauvant de son passé (grâce à l’amnésie).Greene joue un jeu subtil avec son lecteur. Il déploie sous ses yeux un drame d’espionnage apparent, sur fond de Blitz, mais en sous-main il raconte une longue et difficile catharsis où les bombes et les ruines sont d’ordre psychique. Rowe passe de l’enfance (la kermesse) à l’irrationnel (la séance de spiritisme) pour se retrouver dans des limbes (la maison de repos), avant de reprendre contact avec la réalité (la police) quand il commence à recouvrer la mémoire.
Parsemé d’échos discrets comme autant de véritables indices d’une enquête plus existentielle que policière, le roman de Greene ausculte la peur d’être soi jusque dans ses plus secrets dédales.
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Published on April 29, 2025 21:47

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Christophe Claro
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