Christophe Claro's Blog, page 6
May 23, 2025
Vente à la criée du lot Pynchon
C'est désormais officiel. Après moult tractations dans les ténébreuses & méandreuses coulisses de l'édition, et à la demande de son épouse et agent, l'écrivain américain Thomas Pynchon change d'éditeur français. Exit le Seuil qui le publiait depuis les années 80, sous l'égide de Denis Roche puis de Bernard Comment dans la collection "Fiction & Cie". Rappelons que le Seuil avait pris le relais de Plon, lequel avait fait découvrir Pynchon dans les années 60 grâce à la vigilance de Max-Pol Fouchet.
Ce sont désormais les éditions Bourgois, sous la houlette de Jean Mattern, qui non seulement publieront en octobre 2026 le nouveau roman de Thomas Pynchon, Shadow Ticket, que traduira l'incontournable et infatigable mais néanmoins collègue quoique ami et par ailleurs écrivain Nicolas Richard (quand celui-ci aura fini de traduire, entre autres joyeusetés, la monumentale biographie de Pessoa écrite par Richard Zenith…). En outre, les éditions Bourgois exploiteront également tous les titres précédents de Pynchon, dont certains paraîtront en J'ai Lu. Il est question également de proposer de nouvelles traductions de deux titres, L'arc-en-ciel de la gravité et Vente à la criée du lot 49. Bref, la roue tourne, pour ne citer que Torquemada.
Comme le disait Pynchon lui-même: "Same thing, but different." (Ce qu'on peut traduire par : "L'éternel retour du même ne rechigne pas à s'accommoder de légères variations.")
May 16, 2025
Où sont les survivants: d'une poésie commune à partager
Les éditions MF lancent une nouvelle collection intitulée "Poésie commune", dont quatre titres viennent de paraître, quatre petits livres cartonnés de format 95x130 qui tiennent entre les paumes, et et dont les différentes couleurs semblent annoncer un passionnant arc-en-ciel. Si j'emploie cette image météorologique, ce n'est pas par hasard, car quelque chose de climatique rassemble ces ouvrages, qu'il s'agisse des nuages du Xixi de Florence Jou, des saisons de Des branches et des autres de Camille Sova, de la neige de Poudreuse de Séverine Daucourt, ou de l'eau de Veules-les-Roses de Gabrielle Schaff.
Les éléments comme élément commun? Et la poésie, alors? Ici, elle est tout sauf hors-sol, même si elle se préoccupe d'arrachements de toutes sortes. Ici, elle va et vient dans le monde d'aujourd'hui en affrontant un paysage-panique. Ici, elle devient, comme dans le Xixi de Jou, un discret kung-fu permettant de survivre dans un présent où le ciel a des "accents de cannibale", le ciel qu'il faut à tout prix éviter de "perdre". La poésie non pas comme remède à l'industrie humaine, mais comme langue-passeport ouvrant d'autres possibles, la poésie comme un mouvement de tai-chi que l'ennemi n'a pas le temps de détecter.
Dans un petit livre savamment accordéoné, offert pour l'achat de deux titres, des extraits et des textes commentant ces parutions étoffent la vision qu'on peut déjà se faire de cette excitante aventure éditoriale – d'autant plus que MF nous annonce pour l'an prochain la parution d'un nouveau livre d'Elke de Rijcke, Paradisiaca. Un Lac-Opéra, et nous en donne à lire un extrait (en attendant, je vous conseille vivement de lire l'anthologie de cette auteure, parue chez Lanskine sous le titre Et puis, soudain, il carillonne).
Mais écoutons pour lors la voix de Florence Jou, qui devrait vous donner envie de faire poésie commune avec ces livres:
mon réveil est vent féroce / une tasse de thé vide au pied de mon lit / je me décolle de ma carcasse aux lèvres gelées / pour prendre le rasoir de mon père / tailler dans ma masse brune touffue / trancher comme des lambeaux de viande / devenir combattante de la vraie ombre / ninja des rivières célestes
Combattant de la vraie ombre: ce pourrait être une possible définition de la poésie, aussi commune que diffractée, à l'œuvre dans ces quatre ardents missels.
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Pour en savoir plus, c'est ici.
May 10, 2025
L'intolérable légèreté de l'attente avant publication
Derrière les livres, on le sait, il y a des auteur.es. Sont-ils/elles, d'ailleurs, derrière? Très souvent, il leur faut aller devant, redoubler par leur présence et leurs paroles le travail éditorial. Aller au charbon. Certain.es aiment, d'autres moins. Se montrer, après avoir disparu dans le travail en cours. Parler, après s'être tu en écriture. De leurs livres, d'autres parleront, ou pas. Mais ce qu'il faudrait souligner, en plus de ce SAV auquel ils/elles doivent/peuvent se plier, c'est leur patience.
Écrire prend du temps (quelle que soit la façon dont on mesure ce temps). Et quand le livre est fini, débute toute une série d'autres attentes. L'attente d'un éditeur: ça peut prendre longtemps, un an, voire plus. Et si le livre est accepté par un éditeur, il faut parfois le retravailler, et là encore le temps s'étire, l'auteur.e a quitté le temps de l'écriture mais doit y revenir, bon gré mal gré. Puis vient le temps ultime, celui qui sépare le moment de l'acceptation du manuscrit de sa publication, et une fois de plus, l'attente peut être longue – car quand un éditeur accepte un texte, son "planning de publications" est souvent déjà établi sur plusieurs mois.
Tout ça pour dire qu'on ne louera jamais assez la patience des auteur.es. Entre le moment où ils/elles débutent un texte et le moment où ledit texte paraît, le temps semble se dilater de façon abstraite, parfois intolérable. A l'urgence d'écrire a succédé l'impatience d'être publié, mais c'est l'attente qui prend toute la place entre ces deux moments.
Il n'est pas facile de dire à un.e auteur.e: "J'aime votre texte, je le publierai donc dans un an et demi"; et encore moins facile, quand on est auteur.e de s'entendre dire ces mots. Bien sûr, parfois, le processus est moins lent, une "case" se libère, et le texte peut paraître plus vite que prévu, mais la machine éditoriale est laborieuse, on doit établir son programme très en amont, on présente le livre aux représentants quatre ou cinq moins avant parution, etc.
Il existe donc des temps très différents dans le parcours d'un livre. Et une fois publié, un nouveau temps surgit, souvent très bref, celui de sa présence sur les tables des libraires. Bref, des années de travail, souvent, pour un très bref tour de manège… Avis, donc, à ceux et celles qui "fantasment" d'être publié.es: c'est une forme de patience inédite qu'il vous faudra apprendre à maîtriser. Une attente qui n'a rien d'une détente. Un temps comme suspendu, dont il convient de savoir s'extraire.
May 6, 2025
De la sensibilité en lecture: Laure Murat ou l'art du contrepoint sur le i
Dans Qui annule quoi?, Laure Murat s'était déjà penchée sur cette peur bien pratique d'une improbable "cancel culture" qui permet à toute une société réactionnaire de jouer la carte victimaire pour oblitérer ses douteuses idéologies. Avec Toutes les époques sont dégueulasses , qui paraît aujourd'hui aux éditions Verdier, elle tente une nouvelle fois de mettre des points (cardinaux) sur des i (impensés), et s'attaque à l'épineux problème d'une certaine "révision" des textes. Pour cela, elle opère une distinction entre réécriture et récriture.
La première pratique, d'ordre alchimique, vise à une transformation d'un texte, texte qu'on revisite pour ainsi dire de l'intérieur en y appliquant néanmoins des forces issues de l'extérieur – il s'agit donc d'une recréation, ce dont la littérature a toujours été friande, qu'elle s'y livre par déformation, continuation, renversement, etc.
La récriture, en revanche, relève de l'idéologie, ou de la morale, et tient, non plus de l'alchimie, mais de la restauration. Il s'agit d'effacer des éléments jugés offensants, ce qui, à première vue, pourrait sembler vertueux, mais Laure Murat a tôt fait de démasquer derrière cette gomme magique un évident intérêt économique. En ripolinant certains classiques – Roald Dahl, Agatha Christie… – l'édition cherche avant tout à préserver des titres ayant pignon sur librairie, et dont certains éléments – racistes, principalement – pourraient ternir l'aura, et donc limiter la diffusion.
On voit bien, derrière le rideau de la décence, s'agiter le risque de l'oubli. Car à quoi bon faire croire que Dahl ou Christie n'étaient pas antisémites? Cela revient à postuler que les éléments offensants sont uniquement circonscrits dans des termes précis (gros, nez crochu) et qu'une certaine pensée ignoble n'infuse pas de façon plus subtile (?) jusqu'à la syntaxe, les images, le contenu. A cet égard, essayez de récrire Bagatelles pour un massacre de Céline en supprimant les mots "youtre", "youpin" et autres apparentés: le caviardage ne fera pas s'évaporer l'odeur d'esturgeon pourri qui en émane.
Ne vaudrait-il pas mieux, rappelle Laure Murat, contextualiser ces textes qui posent problème, plutôt que de se livrer à de fastidieuses acrobaties cosmétiques ? Les notes, les préfaces, postfaces et autres appareils critiques sont un moyen autrement plus efficace et plus réflexif de mettre en perspective leurs angles morts (voire mortifères). A condition bien sûr que cet appareillage ne rajoute pas une nouvelle couche en se répandant en approximations et justifications pour faire passer ce qui ne passe pas. La prothèse ne doit pas devenir cataplasme.
Loin de tout systémisme, l'auteure prend la question à bras-le-corps, et une fois de plus, avec clarté, humour et intelligence, permet d'entrevoir des lectures délivrées de tout aveuglement ou parti pris, des lectures qui fonctionnent selon plusieurs régimes et ne cherchent pas à recouvrir les dits et faits des auteur.es. Ne serait-ce pas là une sombre manœuvre woke? se demanderont ceux pour qui déboulonner c'est forcément détruire, ceux qui croient à un vaste complot minoritaire menaçant une branlante hégémonie. Laissons-les lire les textes sans en déplier leurs obscures coulisses, si ça leur fait du bien. Ils ont gagné depuis si longtemps qu'on ne va pas leur faire miroiter une possible défaite de leur myopie protectrice.
Bon, pas sûr, donc, que Pascal Praud invitera Laure Murat dans son pig-show. Mais si vous aimez la nuance pertinente, le calme intellectuel et l'invitation à une pensée autre que binaire, ce livre, en dépit de sa brièveté, mérite toute votre attention.
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Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, Verdier, 7,50€
May 5, 2025
DERNIER ÉPISODE DE "RETRADUIRE GRAHAM GREENE"
EPISODE 7 – Traduire après mais quand même
Ici, quelques réflexions, voire quelques reflets, puisqu’il est question de revisiter des éclairages anciens.
On l’a dit au tout début de cette série, on ne re-traduit pas, puisqu’on traduit, tout simplement. L’exercice comporte ses joies et ses dangers. Il ne s’agit pas, ou alors rarement, de faire « mieux ». L’idée est d’aider le texte original à recommencer, autrement, non pas à faire peau neuve (son cuir est coriace), mais à passer par d’autres gosiers (ou d’autres oreilles), puisque la musique qui l’anime (s’il est animé d’une musique, ce qui n’est pas toujours le cas, on le sait), en s’offrant à d’autres instruments, peut varier légèrement ou considérablement. Qu’apporte donc le traducteur second ? Tout d’abord, il bénéficie de moyens plus étendus et plus fouillés que ses prédécesseurs – grâce à l’internet, il peut réussir à identifier un vocable rare, une allusion cachée, toutes sortes d’informations sur l’œuvre et l’auteur. Mais n’oublions pas que nos prédécesseurs, bien que dépourvus des ressources de l’internet, savaient communiquer et n’hésitaient pas à contacter toutes sortes de personnes, des amis proches au médecin légiste de l’Iowa en passant par le cousin d’un bibliothécaire à la retraite, afin d’éclaircir certains points obscurs. Ne jouons donc pas trop les malins. La technologie ne nous a pas ouvert la boîte de Pandore, elle a juste raccourci le fumeux « temps de réponse ».
Retraduire reste, qu’on le veuille ou non, traduire. Certes, si on se lance dans ce genre d’entreprise, c’est qu’on estime (ou qu’on nous a convaincus), qu’il y avait un sens – un intérêt – une demande ? – à revisiter un texte. Mais certains écueils, me semble-il, nécessitent d’être évitées. Ne pas se prendre pour un justicier. On ne redresse pas des torts. On ne donne pas de versions définitives. (Ici, évidemment, penser aux différentes interprétations musicales.) On peut lutter contre le vieillissement, contre des contre-sens, des oublis, des censures, des raccourcis, des rajouts, et c’est tout à l’honneur de la postérité qui dure dix-sept ans et dont tout le monde se contrefout. Non, je crois que ce qui motive, profondément, une retraduction c’est ce désir de relancer telle ou telle œuvre comme un dé fou sur la piste de notre négligence. Pour résister au temps, certains textes ont besoin de jouer les phénix. C’est comme si, depuis la petite nuit des temps qui est la leur, ils appelaient d’autres interprétations afin de s’avancer en pleine lumière.
DERNIER ÃPISODE DE "RETRADUIRE GRAHAM GREENE"
EPISODE 7 â Traduire après mais quand même
Ici, quelques réflexions, voire quelques reflets, puisquâil est question de revisiter des éclairages anciens.
On lâa dit au tout début de cette série, on ne re-traduit pas, puisquâon traduit, tout simplement. Lâexercice comporte ses joies et ses dangers. Il ne sâagit pas, ou alors rarement, de faire « mieux ». Lâidée est dâaider le texte original à recommencer, autrement, non pas à faire peau neuve (son cuir est coriace), mais à passer par dâautres gosiers (ou dâautres oreilles), puisque la musique qui lâanime (sâil est animé dâune musique, ce qui nâest pas toujours le cas, on le sait), en sâoffrant à dâautres instruments, peut varier légèrement ou considérablement. Quâapporte donc le traducteur second ? Tout dâabord, il bénéficie de moyens plus étendus et plus fouillés que ses prédécesseurs â grâce à lâinternet, il peut réussir à identifier un vocable rare, une allusion cachée, toutes sortes dâinformations sur lâÅuvre et lâauteur. Mais nâoublions pas que nos prédécesseurs, bien que dépourvus des ressources de lâinternet, savaient communiquer et nâhésitaient pas à contacter toutes sortes de personnes, des amis proches au médecin légiste de lâIowa en passant par le cousin dâun bibliothécaire à la retraite, afin dâéclaircir certains points obscurs. Ne jouons donc pas trop les malins. La technologie ne nous a pas ouvert la boîte de Pandore, elle a juste raccourci le fumeux « temps de réponse ».
Retraduire reste, quâon le veuille ou non, traduire. Certes, si on se lance dans ce genre dâentreprise, câest quâon estime (ou quâon nous a convaincus), quâil y avait un sens â un intérêt â une demande ? â à revisiter un texte. Mais certains écueils, me semble-il, nécessitent dâêtre évitées. Ne pas se prendre pour un justicier. On ne redresse pas des torts. On ne donne pas de versions définitives. (Ici, évidemment, penser aux différentes interprétations musicales.) On peut lutter contre le vieillissement, contre des contre-sens, des oublis, des censures, des raccourcis, des rajouts, et câest tout à lâhonneur de la postérité qui dure dix-sept ans et dont tout le monde se contrefout. Non, je crois que ce qui motive, profondément, une retraduction câest ce désir de relancer telle ou telle Åuvre comme un dé fou sur la piste de notre négligence. Pour résister au temps, certains textes ont besoin de jouer les phénix. Câest comme si, depuis la petite nuit des temps qui est la leur, ils appelaient dâautres interprétations afin de sâavancer en pleine lumière.
ÉPISODE 6 / RETRADUIRE GRAHAM GREENE
EPISODE 6 – Car le lion
Dans Deux hommes en un, le contrebandier avec qui Andrews entretient une relation d’amour-haine s’appelle Carlyon. Ce nom peut évoquer à certaines oreilles une paroisse des Cornouailles mais il semble surtout l’étrange noce entre le nom de Carlyle, le grand écrivain écossais dont Greene, peu avant la rédaction de son roman, avait lu La vie de John Sterling et qui l’avait inspiré pour écrire son deuxième roman refusé. Le nom de Carlyon résonne également avec le mot anglais « carrion » (charogne), même si on y entend tout aussi bien le nom d’un fauve (lyon). Le fait est que le personnage de Carlyon est un étrange composite : à la fois pirate impitoyable, être simiesque (il est décrit ainsi dans le roman) et grand romantique (un coucher de soleil le rend extatique). Aux yeux d’Andrews, il vient remplacer le père – il est même celui qui lui annonce la mort du père. Père putatif donc, pirate lui aussi, mais ayant cette particularité que jamais il ne compare le fils au père, alors que son équipage passe son temps à dénigrer Andrews en agitant la mémoire vénérée du défunt géniteur. D’où l’amour qu’Andrews porte à Carlyon, et dont on a vu précédemment qu’un écrivain turc anonyme avait bien compris la portée.
Pour vaincre Carlyon, qu’il a trahi, Andrews semble vouloir à tout prix se prouver qu’il est un homme, au sens viril et limité du terme. A peine a-t-il rencontré Elizabeth qu’il en tombe amoureux (c’est une sainte, mais il menace au début du livre de la souiller), tout comme, succombant à l’appel de la chair (Lucy est semble-t-il une fille aux mœurs légères…), il consent à venir témoigner au procès des contrebandiers en échange de la promesse d’une nuit de luxure… Mais quand il retrouve finalement Carlyon, après le suicide d’Elizabeth, il se sacrifie pour le sauver. Bref, Andrews, en lâche émérite, semble avoir du mal à trouver une cible à son besoin d’amour. A maints égards, il ressemble à une… souris – sans cesse en train de fuir, de se cacher dans des coins et recoins, en alerte permanente, mais ne sachant pas résister aux tentations des sens (Lucy faisant office de fromage ?).
Mais ce sage écolier devenu presque malgré lui pirate aventurier semble faire écho à Greene lui-même, qui, d’élève inhibé et maltraité change un beau jour du tout au tout pour s’en aller sillonner des pays dangereux et s’adonner au double jeu de l’espionnage…Sans parler d’un certain rapport aux femmes : les liens entre Andrews et Lucy (la putain) et Elizabeth (la sainte) faisant clairement écho aux liens entre le jeune Graham, qui fréquente les bordels tout en vouant une passion vibrante pour Vivien (laquelle accepte de l’épouser dans un premier temps à condition qu’ils respectent une certaine chasteté). Bref, « deux hommes en un » est une bonne définition de l’homme Greene – on remarquera à ce propos la récurrence de « l’humain » dans la bibliographie de l’auteur : Le troisième homme, Le dixième homme, Deux hommes en un, Notre homme à la Havane, Le facteur humain… Et quand il n’est pas homme, il est… « agent ».
ÃPISODE 6 / RETRADUIRE GRAHAM GREENE
EPISODE 6 â Car le lion
Dans Deux hommes en un, le contrebandier avec qui Andrews entretient une relation dâamour-haine sâappelle Carlyon. Ce nom peut évoquer à certaines oreilles une paroisse des Cornouailles mais il semble surtout lâétrange noce entre le nom de Carlyle, le grand écrivain écossais dont Greene, peu avant la rédaction de son roman, avait lu La vie de John Sterling et qui lâavait inspiré pour écrire son deuxième roman refusé. Le nom de Carlyon résonne également avec le mot anglais « carrion » (charogne), même si on y entend tout aussi bien le nom dâun fauve (lyon). Le fait est que le personnage de Carlyon est un étrange composite : à la fois pirate impitoyable, être simiesque (il est décrit ainsi dans le roman) et grand romantique (un coucher de soleil le rend extatique). Aux yeux dâAndrews, il vient remplacer le père â il est même celui qui lui annonce la mort du père. Père putatif donc, pirate lui aussi, mais ayant cette particularité que jamais il ne compare le fils au père, alors que son équipage passe son temps à dénigrer Andrews en agitant la mémoire vénérée du défunt géniteur. Dâoù lâamour quâAndrews porte à Carlyon, et dont on a vu précédemment quâun écrivain turc anonyme avait bien compris la portée.
Pour vaincre Carlyon, quâil a trahi, Andrews semble vouloir à tout prix se prouver quâil est un homme, au sens viril et limité du terme. A peine a-t-il rencontré Elizabeth quâil en tombe amoureux (câest une sainte, mais il menace au début du livre de la souiller), tout comme, succombant à lâappel de la chair (Lucy est semble-t-il une fille aux mÅurs légèresâ¦), il consent à venir témoigner au procès des contrebandiers en échange de la promesse dâune nuit de luxure⦠Mais quand il retrouve finalement Carlyon, après le suicide dâElizabeth, il se sacrifie pour le sauver. Bref, Andrews, en lâche émérite, semble avoir du mal à trouver une cible à son besoin dâamour. A maints égards, il ressemble à une⦠souris â sans cesse en train de fuir, de se cacher dans des coins et recoins, en alerte permanente, mais ne sachant pas résister aux tentations des sens (Lucy faisant office de fromage ?).
Mais ce sage écolier devenu presque malgré lui pirate aventurier semble faire écho à Greene lui-même, qui, dâélève inhibé et maltraité change un beau jour du tout au tout pour sâen aller sillonner des pays dangereux et sâadonner au double jeu de lâespionnageâ¦Sans parler dâun certain rapport aux femmes : les liens entre Andrews et Lucy (la putain) et Elizabeth (la sainte) faisant clairement écho aux liens entre le jeune Graham, qui fréquente les bordels tout en vouant une passion vibrante pour Vivien (laquelle accepte de lâépouser dans un premier temps à condition quâils respectent une certaine chasteté). Bref, « deux hommes en un » est une bonne définition de lâhomme Greene â on remarquera à ce propos la récurrence de « lâhumain » dans la bibliographie de lâauteur : Le troisième homme, Le dixième homme, Deux hommes en un, Notre homme à la Havane, Le facteur humain⦠Et quand il nâest pas homme, il est⦠« agent ».
May 4, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / L'ART DES RONCES / ÉPISODE 5
EPISODE 5 – L’art des ronces
La première traduction existante de The Man Within n’est en rien bancale ni fautive, comme l’était celle du Ministère de la Peur, ainsi que je pense l’avoir largement démontré dans mes précédents posts. Mais elle a vieilli, et une fois de plus il nous faut comprendre comment vieillissent les traductions. Ce n’est pas le processus de traduction en soi qui vieillit, encore que sa méthode peut répondre à des exigences aujourd’hui obsolètes ou contestées, c’est bien souvent le lexique, les tournures, la scansion, tout ce qui entre en écho avec l’époque grammaticale. Soit l’exemple suivant – Andrews, en fuite, se débat parmi des ronces de mûriers, et Greene s’amuse à personnifier ces épines revêches :
« The blackberry twigs plucked at him and tried to hold him with small endearments, twisted small thorns into his clothes with a restraint like a caress, as though they were the fingers of a harlot in a crowded bar. He took no notice and plunged on. The fingers grew angry, slashed at his face with sharp, pointed nails. ‘Who are you anyhow? Who are you anyhow? Think yourself mighty fine”.”
Traduction de Clairouin:“Les ronces des mûriers s’accrochaient à lui pour le retenir par leurs frôlements : de petites épines plantées dans ses vêtements l’agrippaient tels les doigts d’une fille dans une taverne. Il n’y prit pas garde. Les doigts se firent courroucés et lui griffèrent la figure de leurs ongles durs et pointus. ‘Qui es-tu ? Mais qui es-tu donc ? Tu t’en crois joliment !’. »
Ma traduction :« Les ronces des mûriers s’agrippaient à lui et tentaient de le retenir amoureusement, leurs petites épines torves s’accrochant à ses vêtements et simulant des caresses, comme les doigts d’une catin dans une taverne bondée. Il n’y prêta pas attention et s’enfonça davantage. La fureur s’empara des doigts, qui griffèrent son visage de leurs ongles effilés et pointus. ‘Mais tu te prends pour qui ? tu te prends pour qui, avec tes airs supérieurs ?’ »
Les différences sont, certes, minimes, mais l’on voit tout de suite ce qui ne passe plus aujourd’hui : le mot « fille » pour traduire l’anglais « harlot » (que je traduis néanmoins par un mot vieillot, « catin », car l’action se situe au début du XIXe siècle) ; l’adjectif « courroucés », dont l’emploi s’est un peu perdu ; et cette étrange expression qui ne nous parle plus guère : « Tu t’en crois joliment ! ».
Au fil du texte, on tombe sur d’autres termes ou expressions qui n’ont plus vraiment cours : « deux vieilles femmes jabotaient » ; « il sauta sur pied » ; « vous avez pris toute la bonne mine de la famille » ; « leur vie rude passée à boire et sacrer » ; « peu chiche de horions »… (Pourtant, il faudrait pouvoir imaginer le plaisir de la traductrice, au moment d’écrire ce « peu chiche de horions »…)
Il ne s’agit évidemment pas de « moderniser » le texte, d’une part parce qu’il a déjà un siècle au compteur, ensuite parce que l’histoire qu’il met en scène, on l’a dit, se situe plus au moins au début du dix-neuvième siècle, même si elle est imprégnée d’une troublante intemporalité. Il serait certainement intéressant de relever, dans ma propre traduction, les éléments qui ne survivront pas à l’épreuve du temps. Mais comment un traducteur pourrait-il savoir à l’avance ce qui, dans la langue, dans sa langue, sera frappé d’obsolescence ? Et s’il parvenait à repérer ce qui finira par « détoner », comment y remédierait-il ? C’est parce que la langue est vivante qu’elle peut se permettre de laisser derrière elle les lambeaux de ses mues récurrentes. Si traduire n’est pas échouer mieux, je ne sais pas ce que c’est…
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / L'ART DES RONCES / ÃPISODE 5
EPISODE 5 â Lâart des ronces
La première traduction existante de The Man Within nâest en rien bancale ni fautive, comme lâétait celle du Ministère de la Peur, ainsi que je pense lâavoir largement démontré dans mes précédents posts. Mais elle a vieilli, et une fois de plus il nous faut comprendre comment vieillissent les traductions. Ce nâest pas le processus de traduction en soi qui vieillit, encore que sa méthode peut répondre à des exigences aujourdâhui obsolètes ou contestées, câest bien souvent le lexique, les tournures, la scansion, tout ce qui entre en écho avec lâépoque grammaticale. Soit lâexemple suivant â Andrews, en fuite, se débat parmi des ronces de mûriers, et Greene sâamuse à personnifier ces épines revêches :
« The blackberry twigs plucked at him and tried to hold him with small endearments, twisted small thorns into his clothes with a restraint like a caress, as though they were the fingers of a harlot in a crowded bar. He took no notice and plunged on. The fingers grew angry, slashed at his face with sharp, pointed nails. âWho are you anyhow? Who are you anyhow? Think yourself mighty fineâ.â
Traduction de Clairouin:âLes ronces des mûriers sâaccrochaient à lui pour le retenir par leurs frôlements : de petites épines plantées dans ses vêtements lâagrippaient tels les doigts dâune fille dans une taverne. Il nây prit pas garde. Les doigts se firent courroucés et lui griffèrent la figure de leurs ongles durs et pointus. âQui es-tu ? Mais qui es-tu donc ? Tu tâen crois joliment !â. »
Ma traduction :« Les ronces des mûriers sâagrippaient à lui et tentaient de le retenir amoureusement, leurs petites épines torves sâaccrochant à ses vêtements et simulant des caresses, comme les doigts dâune catin dans une taverne bondée. Il nây prêta pas attention et sâenfonça davantage. La fureur sâempara des doigts, qui griffèrent son visage de leurs ongles effilés et pointus. âMais tu te prends pour qui ? tu te prends pour qui, avec tes airs supérieurs ?â »
Les différences sont, certes, minimes, mais lâon voit tout de suite ce qui ne passe plus aujourdâhui : le mot « fille » pour traduire lâanglais « harlot » (que je traduis néanmoins par un mot vieillot, « catin », car lâaction se situe au début du XIXe siècle) ; lâadjectif « courroucés », dont lâemploi sâest un peu perdu ; et cette étrange expression qui ne nous parle plus guère : « Tu tâen crois joliment ! ».
Au fil du texte, on tombe sur dâautres termes ou expressions qui nâont plus vraiment cours : « deux vieilles femmes jabotaient » ; « il sauta sur pied » ; « vous avez pris toute la bonne mine de la famille » ; « leur vie rude passée à boire et sacrer » ; « peu chiche de horions »⦠(Pourtant, il faudrait pouvoir imaginer le plaisir de la traductrice, au moment dâécrire ce « peu chiche de horions »â¦)
Il ne sâagit évidemment pas de « moderniser » le texte, dâune part parce quâil a déjà un siècle au compteur, ensuite parce que lâhistoire quâil met en scène, on lâa dit, se situe plus au moins au début du dix-neuvième siècle, même si elle est imprégnée dâune troublante intemporalité. Il serait certainement intéressant de relever, dans ma propre traduction, les éléments qui ne survivront pas à lâépreuve du temps. Mais comment un traducteur pourrait-il savoir à lâavance ce qui, dans la langue, dans sa langue, sera frappé dâobsolescence ? Et sâil parvenait à repérer ce qui finira par « détoner », comment y remédierait-il ? Câest parce que la langue est vivante quâelle peut se permettre de laisser derrière elle les lambeaux de ses mues récurrentes. Si traduire nâest pas échouer mieux, je ne sais pas ce que câestâ¦
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