Christophe Claro's Blog, page 5

July 22, 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL (5): Comment le corps vient aux filles

 


L'ouvrir, spectacle de Morgan.e Janoir, commence en douceur, sous des allures de confession d'une jeune fille un peu trop rangée, qui a coché toutes les cases – études, CDI en vue, chéri à la clé – et qui, à la faveur d'une proposition de vie commune, fait machine arrière, ou plutôt découvre un chemin de traverse, un chemin qui bordait sa vie sans qu'elle en ait tout à fait conscience, et qu'elle va apprendre à arpenter – Dorothy n'est plus au Kansas mais n'a pas non plus envie de parader à Oz.

Pour incarner cette fille s'aventurant en territoire lesbien, la comédienne Pauline Legoëdec joue la naïveté inhérente à un épanouissement que la société n'avait pas balisé, et étale sous nos yeux les diverses cartes d'un destin programmé, les retournant une à une jusqu'à ce qu'apparaisse l'atout qui manquait: celui d'une émancipation née, ou plutôt ravivée, par une soirée à proximité d'un bar lesbien. Elle en parle, le chante, le module, armée d'une boule lumineuse qui joue autant le rôle d'un cœur caché que d'un phare salvateur, et secondée par la flûte de Valentine Gérinière Commentant l'inespéré coming-out avec tendresse et ironie, elle décrit sa transhumance en poussant doucement des portes, passant d'une identité satisfaisant les autres (dont son ancien moi avide de podcasts afin de ne pas trop s'écouter…) à une identité autre où c'est la sororité qui permet d'assumer le moi (et le corps) nouveau. Ecouter, comprendre, assumer, et tant qu'à faire se raser à la butch. La formule qui va avec? "Comme une métaphore mais dans la vraie vie".

Tout entier porté par une légèreté à laquelle contribuent la sobriété de la mise en scène et la bienveillance de l'éclairage, L'ouvrir fait l'économie de la colère (tout en la nommant) pour mieux moduler l'émerveillement de la métamorphose. Au parcours de marelle concocté par la société, et ce sans s'appesantir sur un quelconque "basculement", succède une constellation d'instants intimes, concrets, où le désir, devenu boussole et non plus flèche, palpite selon une autre rose des vents, aux épines nécessaires.

A la fin du spectacle, Morgan.e Janoir nous le dit gaiment: Si vous n'avez pas aimé ce spectacle, dites aux gens que vous n'aimez pas d'aller le voir. On sait donc quoi faire quand on a aimé.

Lien: https://www.11avignon.com/fr/l-ouvrir


 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on July 22, 2025 08:09

July 21, 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL: LA DANSE DES ARTIFICES


Tout spectacle, qu'il s'agisse d'un pièce de danse ou d'un feu d'artifice, exige préparation: avec Némo Flouret, voilà que la fusion/confusion s'opère entre les deux. Sur et autour d'un échafaudage, ça s'agite, ça court, ça trimballe, ça déplace, ça replace, ça remplace, au son d'un tambour devenu métronome comme pour mieux menacer toute cette tribu d'une imminente conflagration. Telle l'agitation d'une fourmilière, dont on juge les mouvements browniens en apparence vains ou absurdes, la troupe des danseurs/techniciens impose son ballet déstructuré, instaurant un semblant de chaos qui pourtant, par son incessante intensité, ne peut que tendre vers un allumage collectif.

C'est toute la question de la cohésion d'un groupe qui est posée ici, doublée d'une réflexion sur la grâce inhérente à toute mise en place d'un spectacle. Le perpétuel déplacement des éléments du décor, par son aspect mystérieux pour qui n'y participe pas, accède à un statut de rituel, par définition hermétique: seule sa vélocité – sensible dans les translations, élévations, descentes, etc… – nous est donnée, dans un pur moment de dépense. Avant la fission finale, c'est la danse des particules qui tient la scène, qui fait scène. 

Instaurer les conditions d'un spectacle, ce serait donc, déjà, établir les lignes et courbes de ce qu'il sera. Les préparatifs, en devenant le palimpseste du spectacle, prennent en charge toutes ses forces et faiblesses Les corps se frôlent, les éléments du décor se changent à leur tour en corps mobiles, on tire et on traine et on lève et on plaque et on jette et on lâche et on attrape: courir et grimper, transporter et hisser sont pris dans de trépidantes rythmiques qui font, d'office, chorégraphie. Artefacts et artifices pris dans un bouquet tout sauf final.

Diablement circacien par son affairement, et hautement pyrotechnique par sa machinerie débridée, Derniers Feux s'offre le luxe de finir là où tout devrait commencer, comme dans le vers de TS Eliot; C'est ainsi que le monde finit, non par un  bang, mais dans un murmure. Une fois la masse critique atteinte, la nuit reprend ses droits, et nous le chemin des étoiles.

Lien: https://festival-avignon.com/fr/editi...

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on July 21, 2025 23:33

Festivons d'Avignal (3): Le festin nu des invisibles

 


One’s own room Inside Kabul  – autrement dit une pièce, non de théâtre, mais d'appartement, quelque part à Kabul – à peine entré dans la longue pièce rectangulaire, sur les côtés de laquelle deux banquettes rouges nous invitent à prendre place, on découvre un véritable festin s'étendant d'un bout à l'autre de la pièce, sur une nappe à même des tapis, des dizaines de plats et d'assiettes – mais c'est un festin nu, il n'y a rien dans les plats, ou plutôt si, il y a l'absence de nourriture, la faim à l'état céramique – en observant plus attentivement, on s'aperçoit que chaque assiette, chaque plat est hanté par ce grand tabou, cette grande peur des talibans: la femme ::: des visages, des torses, des formes en creux ou en reliefs, une langue rouge qui saille d'un bol, et tout autour, sur les murs, le motif qui revient sur le papier peint est encore cela, cet interdit qui menace les nouveaux monstres au pouvoir ::: une femme – seules deux fenêtres latérales permettent de voir le monde extérieur – sous forme de vidéos montrant ce que la jeune femme afghane de 21 ans qui parle – Raha – voit depuis sa chambre, ainsi que des plans du marché aux oiseaux (des cages, des cages, des cages – et seulement des hommes qui vont et viennent) – c'est un journal de détention, des notes sonores jetées comme des miettes aux oiseaux omniprésents dans ces images, les oiseaux qui chaloupe entre désarroi, tristesse et des illusions d'espoir – car depuis que les Talibans ont repris le pouvoir, en une nuit, les femmes afghanes ont été dévorées chaque jour un peu plus par l'ombre instaurée. Plus le droit de marcher chanter parler – vivre. Raha enlève, une à une, les cordes de sa guitare dans l'espoir qu'on lui laissera cette coquille vide si jamais on vient fouiller chez elle. La métaphore n'est plus une métaphore: même le son a été privé de sens.

Une heure durant, une voix vivote comme si elle voulait battre de nouveau des ailes. Il est question d'électricité sans cesse coupée, et coupant les survivants du monde extérieur, réduisant l'existence des femmes à de vagues taches ménagères. Une heure durant, une voix et des images tentent de meubler le vide – peuplé soit de silences soit de coups de feu – dont la poussière indicible se dépose lentement, comme le temps, dans la litanie des récipients déserts.


Lien



 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on July 21, 2025 08:43

July 20, 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL (2): La carrière dansée de Brel

 


Deuxième étape: Brel, par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker et le danseur Solal Mariotte.  Coupler les chansons de Brel et la danse, l'idée est audacieuse, et le lieu de cet audace à la hauteur: une carrière à ciel ouvert, où un mur de pierres fait office d'arrière-scène tandis que sur un vaste plateau la reine De Keersmacker accompagne de ses mouvements derviches la voix trémulante du Belge ressuscité.

La gestuelle, hélas, verse trop souvent dans l'illustratif, et l'effet de redondance a tendance à brider les déplacements, les rabattant en une sorte de sous-titrage gestuel. Mais ces réserves mises à part, on a pu assister à des moments de pure splendeur, comme par exemple au gré de "Quand on a que l'amour", quand De Keersmaecker se met – littéralement – à nu et qu'on voit s'imprimer sur son dos le Grand Jacques, tandis que sur la monumentale falaise c'est la silhouette de la danseuse qui se superpose au chanteur transpirant. Ou quand, au son serein du "Plat Pays", on voit défiler des images d'animaux morts – vaches, chevaux… – changeant le paysage flamand en terre vaine et dévastée.

Heureusement, la danse prend parfois ses distances avec le chant et les paroles, devenant tantôt critique, tantôt ironique, ce qui nous fait un peu oublier ses tendances mimétiques. Deux corps – l'un fier de ses soixante-cinq ans et de sa belle carrière, l'autre porté par sa trentaine et son expérience hip-hop – tentent de by-passer le répertoire violent et théâtral d'un Brel changé en spectre à la fois souverain et évanescent. Pas convaincu à cent pour cent mais charmé par bouffées, au sein d'un lieu magique dont les dimensions primitives ajoutent à la tentative de résurrection.

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on July 20, 2025 23:29

Festivons Avignal (1): L'événement de Joëlle Fontanaz

 


On a commencé le Festival d'Avignon par un pièce off, l'excellentissime L'Événement de Joëlle Fontanaz. En scène, sur son rocher sisyphéen, un trio d'énergumènes réinvente le chœur antique pour narrer une énième et désopilante version du feu offert aux humains. Dans une communauté officiée par (le gentil barde) Santana et (la pythie) Iris, une certaine Hélène (Destroy?) vient se ressourcer entre toilette sèche et méditation sylvestre. Plutôt que des hosties, on cuit des pizzas dont on distribue les païens morceaux aux zélotes rassemblées. Mais qui dit pizza dit four, et c'est là que le bat blesse et que tout crame.

Comment raconter ceci en même temps que cela, voilà que ce ces trois corps-voix vont s'évertuer à tisser, leurs paroles s'empiétant, se complétant, se chevauchant, s'interrompant, se croisant, en un canon foutraque (mais millimétré) qui laisse passer des éclats et des lignes de sens, comme si des silex parlants se frottaient les uns aux autres. Le rire naît autant de la confusion que de la clarté; l'événement du four foireux, à la fois éclairant et enfumant, transmis en paroles avec la même intensité fuligineuse, d'abord des flammèches de sens, des crépitements de vocables, puis de longues langues de sens dévorantes, des brasiers de récits hoquetants, des pétarades de gloses. 

Tantôt endiablés, tantôt parcimionieux, à la fois figés comme des récitants mais se tordant lentement comme des sybilles inspirées par leurs mémoires complémentaires, les trois interprètes – Joëlle Fontanaz, Mathias Glayre et Nina Langensand – changent de place et de postures au gré d'un récit qui parfois se répète et souvent diverge, les strates dudit récit entrant en danse, sismographiant le chahut. Nos oreilles deviennent des radars, faut-il démêler, brasser, fusionner ce qu'on entend, doit-on se laisser noyer dans les flux, doit-on/peut-on, la question d'emblée sera posée.

De l'apparent chaos vocal naît une espèce de chant contrarié et hypnotique. Oui, c'est cela, raconter, depuis l'aube des temps, depuis le feu primitif, raconter n'a toujours été que cela: laisser des voix tisser d'impatients écheveaux de sens, faire chorale du réel comme on fait feu de tout bois.

Une communauté tente de conserver sa cohérence malgré la combustion qui la travaille, et ses vains efforts pour recoudre des liens nous sont transmis dans une cascatelle sonnante et trébuchante. On applaudit des deux oreilles.

________________

Lien: https://www.festivaloffavignon.com/sp...

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on July 20, 2025 23:08

July 2, 2025

Tuer le livre pour sauver les finances: une idée de génie


INFO – La Poste met fin à son offre tarifaire "Livres et brochures" pour l'envoi de livres et revues en dehors de la France.

Mais quelle excellente nouvelle !

En effet, on le sait, le déficit des finances françaises est alarmant, et il fallait d'urgence prendre une mesure pour tenter de faire remonter la pente à ce fier pays avide de culture. En supprimant cette offre tarifaire qui permettait à des gens qui lisent d'envoyer des livres pour un prix modique, ce sont des milliards d'euros qu'on va éviter de jeter à la poubelle. Rendez-vous compte: chaque jour, des centaines de millions de lecteurs envoyaient des caisses entières de livres à Gand ou dans le Valais, au mépris de la santé financière de notre beau pays qui a mis la lecture au centre de ses préoccupations!

On aimerait féliciter le grand gestionnaire qui a eu cette idée salvatrice. Est-ce du côté du ministère de la Culturade ou du côté du ministère des Postes et Télépathies qu'il faut chercher ce héros ou cette héroïne? Quoi qu'il en soit, bravo! On attend avec impatience la prochaine mesure économique qui remettra cette merveilleuse contrée qu'est la France, patrie des arts et des artistes, sur les rails de la postérité. Je suggère, par exemple, qu'on supprime les aides aux libraires, puisque de toutes façons ils font ce métier par passion. On pourrait aussi fabriquer les livres avec du papier qui s'autodétruirait au bout de trois mois, histoire de faire un geste écologique. Tout est envisageable pour rendre à notre noble France sa place de phare éclairant dans l'océan du monde.

On apprend aussi que le CNL a dû réduire les bourses octroyés aux écrivains. Il était temps. Une passion ne se monnaie pas, c'est bien connu. On apprend aussi que la Maison des écrivains a dû mettre la clé sous la porte. Ouf! Ainsi, les écrivains seront littéralement des écrivains sans domicile fixe, donc… des écrivains-voyageux. Tout ça est très réjouissant. Vraiment. Le budget relève la tête! Miracle!


 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on July 02, 2025 00:35

June 26, 2025

Le Louis Lambert de Balzac: Une œuvre traversée

 

Peut-être avez-vous lu Louis Lambert, ce roman de Balzac paru en 1832, et qui conte l'histoire d'un étudiant surdoué oscillant entre métaphysique et spiritualisme pour sombrer finalement dans la folie. C'est un des romans les plus étranges de Balzac, assurément, d'où cette entreprise un peu folle – elle aussi – dans laquelle se sont lancées les éditions Le Lampadaire, qui ont publié récemment un grand volume relié intitulé sobrement Le Cas Lambert, véritable introspection/extrospection de l'œuvre balzacienne et débutant par la reprise du texte lui-même pour se poursuivre, de façon aussi déconcertante que perspicace par une cinquantaine de pages sur lesquelles sont reproduites des photos, toutes issues de l'iconographie psychiatrique.  Une façon sans doute de répondre à l'inquiétude qu'exprima Balzac dans une lettre à sa sœur, lettre dans laquelle il s'excite et se caféine ainsi:

"Louis Lambert m'a coûté tant de travaux! que d'ouvrages il m'a fallu relire pour écrire ce livre. Il jettera peut-être, un jour ou l'autre, la science dans des voies nouvelles. Si j'en avais fait une œuvre purement savante, il eût attiré l'attention des penseurs, qui n'y jetteront pas les yeux. Mais, si le hasard le met entre leurs mains, ils en parleront peut-être!…"

Disons-le: le souhait de Balzac est largement exaucé – exhaussé, a-t-on envie d'écrire – grâce à ce passionnant volume, qui enchaîne les points de vue comme autant de chemins où s'aventurer. Volume qui balise le spectre clinique du roman comme de la personne Louis Lambert, que ce soit par des textes du début du vingtième siècle – preuve qu'on s'intéressait alors, cent après sa parution, à la dimension schizo de l'érudit Lambert, dont on perçoit quelque chose d'étrange:

"La folie devient une ruse de la narration, employée pour éviter qu'on ne croie l'auteur fou, car ce n'est pas lui qui est fou, mais ses idées, trop novatrices pour être acceptées par le commun des mortels. Ce sera donc un fou qui les énoncera, subterfuge qui permet d'en entendre l'énoncé (…)" 

— que par des "interpolations" qui enrichissent et décalent analyses et documents. Car si Louis Lambert peut être envisagé comme un double possible de Balzac (qui suite à un grave accident de voiture entrevit des liens inquiétants entre création et folie), ce livre se veut une expérience transversale entre la fiction balzacienne et de multiples discours sur la névrose, abondamment annotés, où l'on ne croisera pas que des cliniciens puisqu'y surgissent, éclairants ombragés, Victor Segalen aussi bien que Henry Miller, Rousseau,  Montaigne, sans compter l'ombre forcément portée de Michel Foucault.

Portrait kaléidoscopico-aliénistique d'un personnage devenu "cas", l'ouvrage publié par Le Lampadaire (dont l'audace éditioriale n'est plus à démontrer) nous enfonce aussi bien dans les arcanes du roman balzacien que dans le grand débat sur la folie qui n'a cessé d'agiter la société et ses commentateurs (sans parler de ses juges) depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Le tout savamment désorchestré, afin qu'on entende mieux chaque bois, vent et cuivre de folie, par Julie Cheminaud  (Postface), avec comme maîtres d'œuvre et d'écriture Sophie Saulgnier et Hubert (sic) Lambert.

On peut lire ce livre comme une anthologie fracturée de la folie lambertienne, mais on peut aussi le lire comme un roman du roman, une "fiction électrique" – tout sauf cataleptique ! – où toutes les messages transmis par les courants de pensée branchés sur le pôle Lambert convergent vers une expérience littéraire d'un genre nouveau. Le tout illustré de tant de visages fantômes qu'on pourrait croire qu'il s'agit là d'une forme aussi bâtarde que nécessaire de diorama somnambulique. Ce que toute enquête littéraire un tant soit peu ambitieuse, finalement, se doit d'être.

C'est là, après "Lecture de prison," le deuxième volume de la collection "Curiosités" ourdi par le surprenant Lampadaire. Une aventure éditoriale remarquable, érudite, soignée, fascinante – que vous faut-il de plus, à part lire ou relire Louis Lambert ?

____

PS Et si vous ne trouvez pas le livre chez votre libraire, commandez-le ! Tous les bons livres ne sont pas sur les tables des fatales nouveautés recommandées, il faut chercher, demander – être lecteur-lectrice, c'est tout un devenir-Fantômette ! 

_________


(Un grand merci à Sophie Saulnier qui m'a envoyé le livre et a attendu si patiemment ma lecture.)



 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on June 26, 2025 09:54

June 23, 2025

Laisser passer la lumière: "J'étais dans la foule", de Laura Tirandaz

 


Il y a dans J'étais dans la foule , le nouveau recueil poétique de Laura Tirandaz, une étrange évidence, celle d'une voix à la fois solitaire, une voix qui traverse des espaces et frôle des consciences, tout en acceptant à son corps défendant une certaine porosité d'avec le monde. Une voix, mais aussi un regard, on pourrait presque dire un regard-voix, qui se pose sur l'autre par nécessité d'être, de vivre, et témoigne comme s'il fallait soustraire délicatement des aveux, des signes à ce qui l'entoure. Et si ce qui entoure, ce qu'on frôle, ne saurait exister que sous forme fragmentaire, alors il revient au poème d'offrir à cette fragmentation l'illusion d'une fluidité – et c'est la belle force des poèmes de Laura Tirandaz que de "coudre" ce qui est disjoint:

"J'étais dans la foule / À l'angle de la rue / quelqu'un reprend son souffle / Il cherche son alphabet / et parle à voix basse / Des phrases, des coups de rame / Les corps glissent / Les visages se superposent / Il pleut / Haleine fortes / Des espaces déchirés – traces d'ongles / Ils se dispersent / Ça y est il pleut / Des mouches sur mon rouge à lèvres"

La violence, la douleur, la peur ne sont jamais loin, leurs ombres portées s'attardent parfois sur le poème, qui n'en cesse pas moins d'avancer – une colère ténue permet sans doute cette avancée. "Avec mes bras sanglants / ma forêt respire". Des figures passent – un adolescent, une vieille… –, une ville est arpentée, des animaux se profilent, des sons résistent, des couleurs aussi, des formes et des matières que l'espoir cherche à mettre en résonance, même si l'harmonie est impossible : "Il se pourrait que les colères forment un nuage / une brume équivoque / où tout geste serait une invite".

En filigrane, on verra ou sentira des ombres persanes, mais aussi des condamnés iraniens – et si en dépit de l'exergue signée Hafez, ces poèmes sont tout sauf des ghazals – l'amour ici reste inchanté – il y a dans ces poèmes quelque chose d'un exil partagé, qu'on pourrait rapprocher, même s'il s'agit d'une autre terre, de la poésie de Solmaz Sharif. On est en un lieu de fracture, un espace lentement menacé à l'instar d'une espèce – "Voix étouffées dans le nid de la gorge / Balise dans l'océan / Respiration du cétacé qu'on découpe sur la plage / Bientôt les rafales". La solitude un peu partout se dresse, mais multipliée finit, qui sait, par faire foule.

Ni dénudée ni lestée, portée par un équilibre métrique qui aide le souffle à surmonter les failles, la poésie à l'œuvre dans J'étais dans la foule de Laura Tirandaz, par son pouvoir enveloppant, tisse un chant discret où affronter, debout, têtu.e, le réel.

____________________

Laura Tirandaz, J'étais dans la foule, Héros-Limite, 16€


 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on June 23, 2025 22:07

Le patron d'en bas s'en est allé en haut

 


On apprend avec tristesse le décès de Jean Richard, figure phare des audacieuses éditions d'En Bas, qui publient ce qui se fait de plus novateur en Suisse avec les éditions Zoé.

Je l'avais croisé à plusieurs reprises – il était venu me voir un jour sur un salon du livre pour me faire découvrir ses dernières nouveautés, en me disant qu'après avoir lu mon recueil d'essais sur la traduction (Le Clavier Cannibale, éd. Inculte), il avait eu l'idée de faire figurer le nom du traducteur dans la même taille de police que le nom de l'auteur sur les ouvrages qu'il publiait (souvent en bilingue). On s'écrivait de temps à autres, on se croisait à Morges ou ailleurs – mais surtout au gré des livres qu'il aimait et soutenait. Il avait la barbe érudite, le regard aguerri et une voix qui bruissait comme les pages d'un ouvrage bienveillant. Allez faire un tour dans les allées du catalogue des éditions d'En Bas, vous n'y trouverez que des merveilles, et permettrez ainsi à la mémoire de Jean d'essaimer encore plus loin, encore plus fort.

Cher Jean, nous quitter ainsi si tôt, au début de l'été, pour d'éternelles vacances, quelle ironique façon de tirer sa révérence – mais nous laisser un tel héritage est un gage d'affection qui nous va droit au cœur, sur nos plus précieuses étagères.

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on June 23, 2025 02:20

June 6, 2025

Quand ils entendent le mot culture…


Il n'y aura donc pas de nouvelle édition du formidable festival littéraire Ecrivains en bord de mer. Faute de budget alloué à la culture. La quoi? La culture, ce mot qui écorche la gueule de la présidente de la région, ce mot pratique que certains aimeraient voir uniquement réservé à la gestion du patrimoine. Oui, parce qu'aux yeux de nos dirigeants, il y a quelque chose de pourri dans ce qu'ils appellent culture. Pour eux, il s'agit au mieux d'un ramassis d'écrivains islamo-gauchistes, de saltimbanques en claquettes, de théâtreux des rues. Jour après jour, région après région, la chienlit made in Puy du Fou gagne du terrain. Les voix indépendantes, libres, nuancées sont toujours les premières à pâtir de la haine de l'expression qui anime les droitards de tous bords. Comment faire des économies quand une bonne partie du fric part dans les poches de ceux et celles chargés de le répartir ou dans des cisaillages de rubans débiles ? En sucrant les subventions aux artistes, bien sûr. Car notre déficit budgétaire n'est plus causé par la sécu, mais par l'art. Fallait y penser, hein.

On connaît la chanson: qui dit baladins dit parasites. On est presque étonnés qu'on ne nous ressorte pas le coup de l'art dégénéré, mais ça ne devrait pas tarder. La Maison des écrivains et de la littérature ferme? Pas grave. Le Festival littéraire de la Baule arrête? Pas grave. Le festival Midi-Minuit à Nantes vas devoir bientôt s'appeler le Festival Midi-Treize heures? pas grave. Ce qui compte c'est que quelques heures après la mort de Pierre Nora, l'immense historien Louis Sarkozy soit invité à la Baule pour son pensum sur Naboléon N°3, et franchement ça change des élucubrations de Yves Tanguy ou Laurent Mauvigner. 

Une personne peu recommandable aurait dit un jour : Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver. Eh bien ici pas besoin de flingue – pas encore. Le mépris suffit. Un mépris qui s'avance ouvertement, avec son petit cortège d'aigreur, en faisant des sales remous haineux. Et ça ne fait que commencer. On sent qu'une certaine France voudrait faire corps avec un fantasme de France, où on s'occuperait plus des monuments que des intermittents. Une France patrimoniale, droite dans ses bottes. Comme si dans l'expression "manifestation littéraire", le mot "manifestation" équivalait à "manif" – et littéraire à… à quoi? On s'en fiche. Les écrivains sont des manifestants, apparemment. Un black bloc comme de l'encre qui fait voir rouge. Après le printemps des poètes, voici venir l'hiver des pète-sec.

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on June 06, 2025 03:05

Christophe Claro's Blog

Christophe Claro
Christophe Claro isn't a Goodreads Author (yet), but they do have a blog, so here are some recent posts imported from their feed.
Follow Christophe Claro's blog with rss.