Christophe Claro's Blog, page 8
April 28, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÃPISODE 17 / VERSION LANG
⢠ÃPISODE 17 â VERSION LANG
Comme nombre de romans de Greene, Le Ministère de la peur a été adapté au cinéma, en lâoccurrence par Fritz Lang, deux ans seulement après sa parution. Titre français: Espions sur la Tamiseâ¦
On le sait, Lang a fui lâAllemagne nazi dix ans plus tôt pour sâinstaller aux Ãtats-Unis où il tourne de nombreux films dâespionnage à caractère antinazi (Chasse à lâhomme, Les bourreaux meurent aussi !). Pour adapter le roman de Greene, des coupes sombres ont lieu : exit purement et simplement lâépisode de lâamnésie et toute la deuxième partie dans la maison de santé du Dr Forester.
Contraint de resserrer lâintrigue, le scénariste sâefforce de rendre haletantes les déconvenues de Rowe, rajoutant des éléments dramatiques, comme un faux aveugle, une usine dâarmement bombardée, des fusillades sur un toit, une voyante aguicheuse, un dénouement très différent, et une dernière scène inutilement légère â tout en conservant certaines phrases du roman.
Mais Lang réussit à transmettre lâatmosphère irréelle qui infuse le roman, comme dans la scène de la kermesse où les organisateurs se figent soudain dans un inquiétant silence. Certes, lâacteur Ray Milland sourit trop pour quelquâun qui a assassiné sa femme et est traqué par des espions nazis, certes le personnage de Clara Hilfe joue un peu trop les espiègles énamourées, mais la partition tout en ombres et angles coupants que déploie Lang restitue en partie la petite musique interlope mise en place par Greene.
La séance de spiritisme, soutenue par un éclairage irréel où chaque visage est détouré de façon fantomatique, fait un peu oublier la découverte absurde dâune tranche du gâteau sur un mur en ruines. On est encore loin, toutefois, du Troisième Homme réinventé par Carol Reedâ¦
Published on April 28, 2025 21:49
April 27, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE: ÃPISODE 16 :: voir double
⢠EPISODE 16 â VOIR DOUBLE
Dans Le Ministère de la peur, tout est double â les événements, les personnages, le temps, lâespace, le rêve⦠Arthur Rowe devient Digby à la suite dâune amnésie. Anna Hilfe est comme une autre femme à ses yeux après son amnésie. Willi et Johns aident tous les deux Rowe mais en jouant en double jeu. Le détective Rennit trouve une contrepartie dans lâinspecteur Prentice. Lâamnésie de Rowe opère une coupe sombre entre passé et présent. Le fameux gâteau a deux poids différents. Le livre Le Petit Duc est à la fois dans le roman et en exergue. Par deux fois une bombe explose près de Rowe. Rowe est interné deux fois dans un asile psychiatrique. Rowe se pense coupable deux fois dâun meurtre. La maison de santé possède deux ailes distinctes. Rowe confond les deux Mme Wilcox (la mère et lâépouse). Plusieurs personnages existent sous deux identités différentes.On pourrait multiplier à loisirs les exemples de gémellité tout au fil du texte. Cette omniprésence du « double » renforce la dimension onirique du roman de Greene, son ampleur cauchemardesque. Câest le côté « éternel retour » du Ministère de la Peur. Tout revient une seconde fois afin dâéprouver le rapport au réel du héros. Le fait quâil y ait amnésie autorise cette duplication systématique â lâamnésie devenant ainsi un moteur romanesque implacable : puisque tout est oublié, tout peut recommencer. Lâamnésie devient également lâéquivalent mental dâune opération légale (lâamnistie : Rowe retrouve la liberté) et dâune opération religieuse (lâabsolution : Rowe nâest pas coupable). Bien sûr, lâoubli ici est pallié par le rêve, dernier garant trouble de la mémoire), en un jeu oscillant qui relance la donne de la psychanalyse.
Rappelons enfin que Greene, pendant un temps, opéra une distinction entre ses romans « divertissants » et ses romans « sérieux ».Pour le grand bipolaire et lâatypique espion quâétait Graham Greene, ces effets de miroir ne pouvaient quâaboutir à une fascinante esthétique du « voir double ».
Published on April 27, 2025 21:42
April 25, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÃPISODE 15
⢠ÃPISODE 15 â DERRIÃRE LA PORTE VERTE
En filigrane du Ministère de la peur se cachent certains éléments de la vie de Greene, preuve sâil en est que ce soi-disant roman dâespionnage est avant tout une façon discrète pour lui de laisser infuser rêves et souvenirs dans le récit. Quelques exemples : quand Rowe, devenu amnésique, se demande quel métier il a bien pu exercer avant de perdre la mémoire, une de ses premières hypothèses est : explorateur. Et dans la troisième partie, il est dit ceci : « Il nâétait pas important, il nâétait pas devenu un explorateur » (une phrase qui dans la traduction de Sibon devient hélas : « Il ne comptait pas, il était loin dâêtre une célébrité. »). Le fait est que Greene, quand il était enfant, avait eu lâoccasion de rencontrer sir Ernest Shackelton et rêvait de participer à une exploration dans lâAntarctique. Il avait même écrit à un autre explorateur, William Speirs Bruce, pour lui signaler quelques erreurs dans son ouvrage Exploration polaireâ¦
On trouve également dans le roman une porte particulière, celle qui garde lâentrée à lâinfirmerie où sont internés les patients dits violents : « the green baize door ». Une porte capitonnée dâun tissu vert servant à insonoriser la pièce au-delà . En dâautres termes, une porte recélant un mystère, un danger, un interdit. Ce type de porte, Graham Greene ne la connaissait que trop : elle séparait le bureau de son père de lâécole où celui-ci officiait comme directeur, et était comme une frontière entre deux mondes, deux sphères, celle de lâintime et de lâécole â « The school began just beyond my fatherâs study », écrit Greene dans son autobiographie intitulée A sort of life, « through a green blaize door ».. Lâécole commençait juste derrière le bureau de mon père. A la fois concrète et symbolique, elle marquait pour Greene le passage dâun monde où il était relativement à lâaise à un autre monde, hostile celui-ci et dont il chercha vite et par tous les moyens à sâextraire.
Rowe, par deux fois interné dans un hôpital psychiatrique, est évidemment inspiré de la vie même de Greene, lequel était par ailleurs bipolaire et sujet aux dépressions à répétition â à seize ans, lâauteur du Ministère de la peur fut traité pendant six mois par un psychanalyste du nom de Kenneth Richmond. Il se trouve par ailleurs que ce dernier était spirite, or Greene sâintéressa à plusieurs reprises au spiritisme (cf. lâimportance de la séance de spiritisme chez Mrs Bellairs au début du récit). Comme de bien entendu, le Dr Forester, le psychiatre du roman, sâintéresse lui aussi au spiritismeâ¦
On signalera également la description que fait Greene des effets du Blitz à Londres, opérant des coupes sombres dans la ville â les « untidy gaps between the Bloomsbury houses » sont à rapprocher de ce que Greene dit à Anthony Powell dans une lettre adressée à ce dernier : « Londres est incroyablement agréable ces jours-ci avec tous ces nouveaux espaces à découvert (all the new open spaces) ». Ajoutons à cela la propre demeure de Greene (la Clapham Common House), détruite par une bombe comme celle de son héros â Greene dormait (fort heureusement) chez sa maîtresse la nuit où elle fut détruiteâ¦
Published on April 25, 2025 20:21
April 24, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÃPISODE 13
⢠ÃPISODE 13 â UNDERGROUND REQUIEM
Dans Le Ministère de la peur, le rêve est une seconde vie. Outre les ambiances oniriques â la kermesse au début du livre, les descriptions de Londres pendant le Blitz â et lâimportance de la nuit et de lâobscurité (le black-out opérant comme une nuit redoublée, voire transfigurée), Greene se livre souvent à des digressions sur lâimportance du rêve.
A la fin du premier chapitre, quand une bombe tombe sur lâimmeuble où se trouve Rowe, il est dit quâune explosion est une « chose étrange. Elle peut avoir le même effet quâun rêve gênant dans lequel un homme se venge furieusement dâun autre homme, vous laissant tout nu en pleine rue ou vous surprenant dans votre lit ou sur le siège des toilettes face aux regards des voisins. » Plus loin : « Dans un rêve, on ne peut pas sâenfuir ; les pieds sont comme plombés ; impossible de sâéloigner de la porte menaçante qui sâentrouvre imperceptiblement. » Quant au chapitre 5, intitulé « Entre éveil et sommeil » â un des plus troublants et des plus atypiques du livre â il propose une plongée radicale dans lâinconscient, l'écriture se disloquant pour mieux témoigner du tissu déchiré dont sont faits les rêves. A un autre moment, évoquant le temps béni de lâadolescence, Greene écrit : « On pouvait se moquer des rêves, mais tant quâon avait la capacité de rêver éveillé, on avait une chance de pouvoir acquérir les qualités dont on rêvait. » Enfin, il est conseillé également à un moment à Rowe dâaller « underground » â et ici Greene joue avec les deux sens du mot : à la fois les abris où se protéger des raids aériens, et des sortes de limbes où errer sans fin.
Dans un épisode précédent, jâai dit quâil y avait quelque chose de profondément « nervalien » dans ce roman. Mais plutôt que Nerval, référence un peu trop française pour Greene qui pourtant est un grand lecteur dâauteurs français, câest du côté de George William Russel quâil faudrait aller fouiner : ce poète (et peintre) irlandais (et mystique) qui signait ses textes AE (ou Ã, ou A.E.) et, fort de ses nombreuses visions, avait décrété quâune conscience supérieure transcendant veille et sommeil était responsable de la création des rêves.Un poème de Russel en particulier â Germinal â joue un rôle subliminal dans un autre roman de Greene, La puissance et la Gloire.
En fait, chez Greene, le rêve et lâenfance forment une étrange coalition. Lâenfance, une fois perdue, laisse lâhomme dans un état second, où il nâa de cesse de se demander sâil rêve la réalité ou si la réalité le rêve â et souvent ledit rêve tourne au cauchemar dès quâil se confond avec la réalité.
Published on April 24, 2025 21:41
April 23, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÃPISODE 12
⢠ÃPISODE 12 â TRADUIRE & MOUDRE
Les traductions vieillissent pour des tas de raisons et, parmi ces dernières, figure celle des expressions, lesquelles ont tendance à prendre des rides avec le temps. Si lâon traduit « he felt a slight resentment » â comme le fait Marcelle Sibon â par « il gardait une dent contre », il y a fort à parier que cette dent proverbiale sera un jour cariée. Et si vous traduisez « to recover » par « se retremper les nerfs », il y a des chances pour que cette trempette nerveuse se dissipe dans lâéther du tempsâ¦
Mais comment savoir, au moment de traduire, que « se retremper les nerfs » fait partie des expressions dont va se repaître la désuétude ? Comment le traducteur peut-il deviner que même le mot « obsolète » sera un jour obsolète ? On touche également là à lâépineux problème de la traduction différée, câest-à -dire de la traduction dâun texte ayant pas mal dâannées au compteur. Doit-on coller au langage de lâépoque ? peut-on moderniser sans risque ?
Il va de soi quâune traduction actuelle de Don Quichotte (celle dâAline Schulman, par exemple) nâa rien à voir avec celle parue peu après la publication originale du roman de Cervantès (celle de César Oudin, par exemple), qui pourtant, selon toute logique, devrait être plus fidèle quant à « lââge » de la langue utilisée (si tant est quâon puisse postuler une similitude entre deux langues au même moment historique donné). Mais on ne peut pas traduire « à lâancienne », ce qui reviendrait à parodier un état de langue particulier. Et que signifierait, pour un traducteur, traduire en veillant à ce que sa langue ne vieillisse pas trop vite, et ce tout en respectant les marqueurs contemporains du texte quâil traduit ?
De toutes façons, même sâil est vigilant sur ces nombreux points, les lecteurs, eux, vieilliront, dâautres viendront, plus jeunes un certain temps â bref, le tourbillon de la vie non seulement veillera au grain mais le moudra sans complexe â sur ce, je vous laisse conjuguer au subjonctif imparfait le verbe « moudre », à la deuxième personne du pluriel. Bonne chance.
Published on April 23, 2025 22:30
April 22, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÃPISODE 11
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ÃPISODE 11 â LA TACHE DU LÃOPARD
Traduire, câest parfois â souvent ? â accepter de restituer des images insolites. Or Greene raffole des images insolites, quâil glisse avec aisance afin que le lecteur sây abandonne sans trop de résistance. Dans Le Ministère de la peur, le « héros » déambule dans Londres en ruines (on est pendant le Blitz), et lâauteur insiste sur le fait quâétant lui-même dévasté, Rowe se meut avec aisance dans cette ville désormais semblable à Pompéi (la comparaison avec Pompéi est dans le texte). Quelques lignes plus loin, Greene écrit : « He moved like a bit of stone among the other stones », ce quâon pourrait traduire par « Il se déplaçait comme une pierre parmi les autres pierres ». Ãvidemment, lâimage est audacieuse, qui confère une certaine mobilité à une chose inanimée. Elle nâen est que plus frappante â en outre, la comparaison avec Pompéi lâa préparée assez subtilement.
Dans la traduction de Marcelle Sibon, ce passage devient : « Se mouvant dans la foule, Arthur Rowe avançait ». Je pense quâon peut avancer sans risque de se tromper quâici la traduction sâest « défilée ». Pourquoi ? Sibon nâa pas aimé lâimage ? a estimé quâelle ne passerait pas ? nâa pas su la « raccorder » au système stylistique de Greene ?Dans le même passage, Greene va plus loin, car après avoir assimilé Rowe à une pierre, il précise que sa couleur (griseâ¦) fonctionne comme une protection, et il embraie avec une autre comparaison, évoquant un léopard qui « se déplace en harmonie avec toutes les autres taches à la surface du monde ». Il y a de fortes chances pour que Sibon ait trouvé un peu étrange le passage de la pierre au léopard. Mais pour Greene, ce glissement fait sens : le léopard se fond dans la jungle, comme une pierre parmi les pierres, comme Rowe dans Londres détruit. Comme une image parmi dâautres images.
Published on April 22, 2025 23:01
April 21, 2025
RETRADUIRE GREENE: ÃPISODE 10
⢠ÃPISODE 10 â DES PHOTOS QUI FONT DORMIR ?
Au début du roman, on découvre le meublé où vit le personnage principal. Il est question des rares effets personnels quâil possède : un paquet de cigarettes, une brosse à dents et, dans une boîte en carton, des somnifères. Bizarrement, dans la traduction de Sibon, ces « somnifères » sont devenues des «photographies »⦠Lâerreur semble purement factuelle et pourrait être anecdotique, mais quand on sait lâimportance du rêve et du sommeil dans le roman, elle est évidemment gênanteâ¦
Il faut ici préciser un détail qui a son importance : la traduction française a été faite à partir de la première édition de 1943. Jâai réussi à me procurer la première édition de The Ministry of fear :Concernant le mystère des « photos-somnifères », voici lâexplication. Dans la première version, Greene nâutilise pas le terme « sleeping-pills »(qu'il utilise dans sa version révisée) mais celui de « bromides ». Or « bromides » signifie « bromure ». Il sâagit en ce cas du bromure de potassium, un puissant sédatif, et non du bromure dâargent, un composé utilisé pour la préparation dâémulsions photographiques, le terme ayant fini par désigner toute épreuve photographique sur papier sensible⦠Or le fait que Rowe recourt à des sédatifs est capital : en effet, tout le roman fonctionne comme si Rowe errait dans un cauchemar, allant dâun asile psychiatrique à un autre, et en outre le livre revient souvent sur la fragile nuance entre rêve et sommeil.
Allons, réconcilions les deux traductions, et admettons quâaprès tout un somnifère est un puissant révélateurâ¦
Published on April 21, 2025 22:20
Des milliers d'euros â euh, pardon, de ronds dans l'eau
Published on April 21, 2025 14:41
RETRADUIRE GRAHAM GREENE â ÃPISODE 9
⢠ÃPISODE 9 â BIBLIOTHÃQUE INTIME
Les livres, on lâa dit, jouent un rôle important dans Le Ministère de la Peur. Il y a bien sûr Le Petit Duc de Charlotte Yong, que Rowe achète à la kermesse et qui fournit au roman les exergues de ses chapitres. Il y a un « atlas désuet », que Rowe acquiert peut-être également à la kermesse. Il est fait mention au chapitre 2 de deux ouvrages de Dickens, Le Magasin dâantiquités et David Copperfield, que Rowe relit sans cesse, quâil connaît par cÅur, moins parce quâil les apprécie que parce quâil les « as lus enfant et quâils ne charrient aucun souvenir adulte ». Une certaine Histoire de la société contemporaine figure dans un rêve de Rowe, composée de centaines de volumes. A un moment, Rowe se réfugie dans une salle des ventes et se cache dans la section livres : on croise alors des romans de Walter Scott, « les pages libidineuses dâun Brantôme illustré », un missel romain. Le dernier chapitre de la première partie met en scène un personnage étrange qui nourrit les pigeons et trône sur une énorme valise soi-disant pleine de livres (dont lâouverture déclenchera lâexplosion dâune bombe, comme si on était dans le film Kiss me deadlyâ¦).
A la maison de santé où Rowe est enfermé, là encore, quelques livres : Ce que je crois, de Tosltoï (avec des annotations effacées) ; Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud ; une biographie de Rudolph Steiner ; Les Héros, de Carlyle. Vers la fin, il est question du Book of Golden Deeds, un autre ouvrage de Charlotte Yonge, et de Love in Orient, « un petit livre lubrique » bien vite déchiré par lâinspecteur Prentice. Et enfin dâun poème, qui pourrait servir dâépitaphe au « méchant » : un extrait du cinquième sonnet de la première partie des Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke.
Tous ces ouvrages, si lâon y prend bien garde, joue un rôle dans le récit et mériterait quâon sâinterroge sur leur pertinence, le moment de leur apparition, etc. Pour toutes ces raisons, il apparaît que Le Ministère de la peur est, à sa façon, un magasin dâantiquités dans lequel se dissimule, fragmentée, une étrange bibliothèque morale.
Published on April 21, 2025 12:49
April 20, 2025
RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÃPISODE 8
⢠ÃPISODE 8 â LE PAYS DES LIMBES
Le tour de force de Graham Greene consiste sans doute à faire passer pour un roman dâespionnage un récit éminemment somnambulique. Le personnage principal, Arthur Rowe, semble évoluer dans des limbes de plus en plus denses, du fait de son statut « amphibie » : il a tué sa femme mais nâest pas considéré par la société comme un véritable assassin. On lâaccuse ensuite dâun meurtre quâil nâa pas commis, un meurtre dont on apprendra plus loin quâil nâest quâune mise en scène â la prétendue victime est bel et bien en vie (mais cette dernière mettra fin à ses jours elle-même à la fin du livre).
Rowe est donc lâhomme des interzones : après un bref intervalle en prison, il erre dans un Londres dévasté par le Blitz, avant de devoir vivre « underworld » â à la fois dans des abris antiaériens et dans une forme de clandestinité. Enfin, à la suite dâun bombardement, il perd la mémoire et se retrouve dans une maison de santé sous une autre identité â il était Rowe, le voilà Digby.Sa vie, comme lâHistoire pour Stephen Dedalus, est un cauchemar dont il nâarrive pas à se réveiller. Il passe dâun endroit confiné à un autre pendant tout le roman : une prison où il nâa pas sa place, une chambre qui va être détruite, un abri où il fait des cauchemars, une pièce où a lieu une séance de spiritisme, la chambre dâun hôtel labyrinthique où il est acculé, une étrange maison de santé où il est retenuâ¦
Si la guerre a changé le monde en limbes, alors ses habitants sont des morts-vivants condamnés à errer dans un dédale de faux-semblants. Ãtre coupable est terrible, mais ne pas savoir si on lâest est pire encore. Or pour Greene, le seul fait de quitter lâenfance, et donc lâétat dâinnocence, nous enferme dans la possibilité de la faute. On verra que tout au long du roman, le presque-assassin quâest Rowe va « causer » des morts⦠et causer avec les morts.
Published on April 20, 2025 01:13
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