Christophe Claro's Blog, page 65

October 11, 2016

Il n'y a pas d'affaire Elena Ferrante

Sur l'affaire Elena Ferrante, cette écrivaine italienne ayant pris un pseudo et qu'a traquée le journaliste Claudio Gatti, tout a été écrit, ou presque. Mais pour être juste, il faudrait parler non d'affaire Elena Ferrante, mais d'affaire Claudio Gatti. Car le fait qu'un écrivain ou une écrivaine prenne un nom d'emprunt et s'y tienne n'a rien d'une "affaire", la chose a existé de tout temps. Il vaudrait mieux, en fait, parler d'affaire Gatti – ce dernier sait-il même que le prénom de Colette est Gabrielle? que Guy Chantepleur est le pseudonyme de Jeanne-Caroline Violet, Léo Dartey celui d’Henriette Féchy, Champol celui de la Comtesse de Lagrèze, Fred Vargas celui de… Assez. Les exemples sont légion, et on remarquera que souvent, et surtout aux siècles passés, les femmes prenaient des pseudos masculins. Pas fou, le guêpe.
Ferrante n'est pas la première à rencontrer le problème Gatti. Pynchon, dont personne à ma connaissance ne met en doute le prénom ou le patronyme, en a fait les frais plus d'une fois – du fait de sa répugnance à laisser sa photo apparaître, crime lèse-médiatique. Le problème ici, ne vient évidemment pas du fait que Ferrante ait pris un pseudo. Elle est loin d'être la seule. Le problème, c'est que ses livres se vendent. Elle a donc, aux yeux de Gatti, une valeur marchande, donc publique, donc… médiatique. Son secret, qui n'a rien en soi d'intéressant, sauf peut-être s'il dissimulait une autre célébrité, et encore, relève donc du domaine privé. En allant jusqu'à éplucher les comptes bancaires de Gatti et en se livrant à de douteux recoupements, Gatti franchit un pas qui ne saurait nous laisser indifférent. Car force est de reconnaître qu'à l'heure de l'internet-roi et des réseaux sociaux, c'est-à-dire au royaume du pseudo triomphant, quiconque navigue sur le web doit s'inventer dix pseudos par jour, que ce soit pour acheter, laisser un commentaire, mater du porno, etc. D'où vient alors, chez Gatti, cette obsession quasi pathologique du "vrai nom"? En quoi la révélation d'un "vrai nom" peut-il faire événement? Depuis quand un nom détient-il une vérité? Un sens autre que l'inscription légale dans une lignée patronymique? 
Non, ce qui a dû agacer le triste flic qu'est devenu Gatti, c'est le choix de la discrétion, un choix qui pour lui ne pouvait que relever d'un désir de dissimulation. Comme si on ne cachait que ce qui a du prix, de la valeur. Derrière la valeur-Ferrante, donc, le voilà qui soupçonne une valeur-X, qu'il lui faut absolument élucider, estimer, publier. Or il est incapable de penser cette chose pourtant simple: certaines valeurs sont précieuses, donc inestimables, mais précisément parce qu'elles n'ont de valeur qu'aux yeux de ceux ou celles qui leur donnent un sens intime. Le fait qu'une information – relevant de l'état-civil, qui plus est – puisse être dissimulée, alors qu'elle n'a en soi aucune valeur, voilà ce qui a rendu fou le charognard Gatti. Sauf à penser qu'il avait espoir de découvrir que Ferrante était en fait quelqu'un de connu, ce qui lui aurait permis de multiplier la valeur connue par la valeur cachée. Mais même pas. Elena Ferrante est juste le nom qu'a pris quelqu'un désirant signer ses livres Elena Ferrante. Imaginez qu'on découvre que Guillaume Musso s'appelle en fait Bruno Durieux.
Claudio Gatti a de toute évidence un problème avec son nom à lui. Faut-il aller chercher du côté de son père? De sa mère? Hélas pour lui, ça n'intéresse personne. Il est le dernier sur terre à se demander qui est Fantomas, tel un inconnu anonyme dont personne ne retient ni le nom ni les traits insignifiants, mais qui aimerait bien que les moteurs de recherche se préoccupent un peu plus de lui et de ses piètres occurrences. C'est désormais chose faite. Le voilà célèbre à défaut d'identifiable. Pour un certain temps que seuls les algorithmes sauront gérer. Il doit se dire qu'il a fait son boulot d'investigation. Il n'y a plus qu'à attendre son enquête sur le Préfet Poubelle, qui devrait soulever de passionnants couvercles, bas et lourds comme des cieux de carton.

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Published on October 11, 2016 11:15

Le ninja et la méduse: ou les métaphores du traducteur

Le site words without border  – revue en ligne consacrée à la littérature internationale – a eu la bonne idée de demander à une trentaine traducteurs de proposer une métaphore afin de cerner leur travail, d'en donner une idée imagée, sensuelle, technique, etc. La diversité des réponses est à l'image du processus – trop fluide et feuilleté pour se laisser embrigadé dans une forme –, mais c'est précisément cette diversité qui, par touches plus ou moins incongrues, permet d'approcher par l'imagination le travail consistant à "transformer" un texte.
Quelles images retenir? Il y celle du conduit, de la galerie des glaces, de l'horticulteur – "arracher une plante rare à son environnement naturel et la faire revivre et s'épanouir dans un terreau étranger" (John Balcom). On parle souvent aussi de proposer un autre "moule", mais pour Alfred Birnbaum, il s'agit en fait de recréer un moule. Autres métaphores: la poignée de main, aider des gens à traverser une rivière – bon, là, on est moins convaincu par ces versions un peu trop charitables, et on préfère l'image de la partie d'échecs, que propose Sean Cotter, qui parle du sentiment de "jouer avec un adversaire plus doué, qui se livre à un roque en apparence mystérieux"… La métaphore musicale revient, bien sûr. Ming Di parle de "diriger un orchestre de mots", tandis qu'Edith Grossman souligne le caractère "auditif" de la traduction. Musique? Oui, bien sûr, mais aussi peinture:
"Traduire est comme copier un tableau avec une palette différente." (Tess Lewis)
Retenons l'image d'Ellen Elias-Bursac, intrigante, celle d'une carte imaginaire".
Michael Emmerich, lui, voit le traducteur comme un fantôme appartenant à deux mondes, ce qui bien sûr rappelle ce que disait Gregory Rabassa, quand il disait que le traducteur est une sorte de Mr. Hyde. On n'insistera pas sur la métaphore de l'acteur, plus banale, même si bien sûr elle reste opérante. J'avoue avoir un faible pour la proposition, malicieuse, d'Etgar Keret:
"Les traducteurs sont comme des ninjas – on ne les remarque que quand ils ne sont pas bons."
Quittons le ninja pour le cycliste, puisque, selon Breon Mitchell, "traduire c'est comme de faire du vélo sans forcément connaître les lois qui régissent votre avancée". Le ninja et le cycliste? Oui, mais aussi le graveur, l'amant, et encore, et toujours… le chef d'orchestre… Si l'on veut des métaphores plus osées, il faut aller sans doute voir du côté de Stephen Snyder, qui parle, lui, de "presser la méduse"… Je vous laisse visualiser la chose.
Ah, il y a aussi l'adoption, selon Russel Valentino. Une traduction qui s'élève comme un enfant adopté. Hum. Hélas, Valentino oublie de mentionner les éventuels châtiments corporels auxquels nous soumettons le pauvre petit orphelin… J'avais autrefois proposé quelques métaphores – le faussaire, le magicien, la passoire plutôt que le passeur, le fornicateur, etc. A vous d'y aller de vos suggestions si l'exercice vous inspire. Oui, lâchez-vous ! Pressez le ninja jusqu'à la lie !

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Published on October 11, 2016 00:23

October 9, 2016

Le coefficient de foisonnement

Comme vous le savez tous, la nature a produit divers mythes facétieux, comme l’Injuste Milieu, le Nombre qui Dort, la carré de l’apothéose et la Règle de Troie. Mais il existe aussi une chose encore plus mystérieuse qu’on appelle le « coefficient de foisonnement ». Ce terme désigne, en traduction, le phénomène d’amplification lié au passage d’une langue à une autre. Autrement dit, tout texte plongé dans une traduction occupe un volume supérieur à celui qui était le sien avant de boire la tasse. Il grossit, empâte, s’étend, enfle, gonfle, grandit, mais au pays des traducteurs on dit qu’il « foisonne ». Et ce foisonnement, eh bien il peut se mesurer, on peut en définir le coefficient. C’est assez simple, au demeurant : il suffit de comparer le nombre de signes du texte de départ avec celui à l’arrivée, après traduction. A quoi ça sert, me direz-vous ? Eh bien tout d’abord à se faire une idée du nombre de feuillets de la traduction à l’arrivée, et donc à pouvoir l’estimer financièrement, puisque le traducteur est payé au feuillet. On lui paie le feuillet qu’il produit, pas celui qu’il traduit. Mais ce foisonnement permet également de se rendre compte si le traducteur n’a pas tendance à en rajouter un peu, à déplier le sens outre mesure, à broder, si vous voulez.
Le fait est que quand on passe, par exemple, de l’anglais au français, il y a foisonnement. C’est scientifique, apparemment. Quel est le coefficient de ce foisonnement ? Oh, tout le monde a sa petite idée là-dessus. La plupart s’accordent sur le chiffre de 15%, mais certains osent jusqu’à 20 %, voire au-delà. Quant à ceux qui tendent plutôt vers 12%, 10%, c’est bien souvent parce qu’ils lâchent quelques calories en cours et traduisent un peu à la serpette. Mais pourquoi, me direz-vous, l’anglais accouche-t-il d’un français plus charnu ? Il y a à cela plusieurs raisons. Tout d’abord, l’anglais s’est fait une petite spécialité du monosyllabe : il n’est pas rare de tomber en anglais sur une phrase constituée presque exclusivement de monosyllabes sans qu’elle soit pour autant motivée par une contrainte oulipienne. C’est le côté « partition » de l’anglais : des sons isolés, telles des notes, qu’il est délicat de rendre de façon aussi syncopée en français, langue un peu plus déliée et diserte, croit-on.  L’anglais bénéficie aussi de petits mots fort pratiques lui permettant, d’un coup de langue, de préciser la mouvement, la direction, la force, etc… – up, down, out, in, off… Tout ça est connu et archiconnu. L'anglais aime à se dégourdir les ïambes.
Mais ce qui explique surtout le phénomène du foisonnement, c’est ni plus ni moins le processus de traduction. Dès qu’on traduit, on perd souvent de vue la « mesure », sans doute parce qu'on est trop occupé à dérider le sens et diffracter les nuances sonores, paniqué à l’idée de perdre quelque chose en chemin, d’oublier un détail, de négliger une intensité, de minimiser une suggestion. On reste prisonnier un temps d’un mécanisme de reproduction et on bourre parfois la syntaxe à ras bord, de peur de semer quelques miettes sémantiques. Mais traduire, ce n’est pas restituer, c’est relancer. C’est réinventer le code source en fonction des vibrations émises. La réinvention fait style, et ce qu’elle escamote ne disparaît pas, son absence au contraire demeure en filigrane dans les interstices du texte recommencé.

Aussi n’est-il peut-être pas absurde d’avancer que plus le coefficient de foisonnement tend vers zéro, plus "vive" sera la traduction, qui va ainsi à contre-courant de ses penchants expansionnistes, résiste à la tentation exégétique au prix d’une tension maîtrisée qui l’aide à conserver la cadence initiale. Moralité: quand la foison dort, c'est fort.
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Published on October 09, 2016 23:39

October 6, 2016

Tentative d'épuisement du traducteur

Qu'est-ce qu'un traducteur ? Une girafe en quête de paille? Un miroir à double fond ?  La semaine et le dimanche? Une nuit qui porte cochère? Le rébus expliqué aux sourds? "Je ne cherche pas, je trouve", disait Picasso. Les feuillets, cet automne, se ramasse à la pelle. Chacun a sa petite idée. Parler me semble ridicule. Brisons l'instant fragile. 

Un traducteur est un magicien. Sauf que le lapin, c'est lui.

Un traducteur est un jardinier parachuté en pleine jungle avec une pince à épiler.

Un traducteur est un acteur porno en doudoune sur un banc dans une église surchauffée.

Un traducteur est un zèbre spécialisé dans la culture des petits pois.

Un traducteur est un pilote de chasse qui survole les steppes inexplorées de la deadline.

Un traducteur est un dictateur qui se prend pour un coiffeur.

Un traducteur tient le bon bout, de préférence par le milieu.

Un traducteur est un dompteur de bêtes féroces qui s'entraîne en tordant des cintres en caoutchouc.

Un traducteur ressuscite à chaque fois qu'il se casse un ongle.

Un traducteur est un paraplégique obsédé par les fourmis dans tes membres.

Un traducteur est un gardien de but venu prendre son premier cours de braille.

Un traducteur est un singe savant qui sait compter jusqu'à toi.

Un traducteur vaut cent gladiateurs mort-né, hélas.

Un traducteur jouit d'un luxe incroyable – il prend tout ton temps.

Un traducteur est une radio qui ne diffuse que ce qu'elle accroît.
Un traducteur est un espion tenu au froid.
Un traducteur est un cannibale avec une serviette autour de ton cou.


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Published on October 06, 2016 15:58

October 5, 2016

Les larmes de Pouchkine, le sourire de Markowicz

Ceux et celles qui ont lu le premier volet de Partages d'André Markowicz n'ont pas besoin de lire ce post. Ils et elles sont déjà en train de secouer leur libraire par la peau du cou pour qu'il leur vende séance tenante et vibrante ce livre magique qu'est Partages 2. Pourquoi? Parce qu'ils et elles ont contracté une addiction. Je vais donc tenter d'expliquer la raison de cette addiction aux futur.e.s camé.e.s, à tous ceux et toutes celles qui, je l'espère, après ce post, ou même avant de l'avoir fini, claqueront la porte et se précipiteront chez leur libraire pour acheter Partages 2. Accrochez-vous, parce que ce livre n'est pas ce qu'il semble être.

A priori, il s'agit de textes publiés régulièrement – très régulièrement – sur Facebook par un traducteur, dont vous avez sans doute entendu parler puisqu'il a retraduit – entre autres merveilles – tout Dostoïevski. On pourrait en déduire qu'on tient entre les mains un "recueil", un "ensemble", mais, et c'est là le miracle, c'est tout autre chose. Ne vous attendez pas à tomber sur des notes écrites par un traducteur, où il vous parlerait de son travail, des écueils, des achoppements divers ponctuant sa "carrière". Car ce que bâtit là André Markowicz, en tant que traducteur mais surtout en tant qu'écrivain, et mémorialiste incandescent, c'est ni plus ni moins une "maison". Oui. Une demeure ouverte, ou le vent de son esprit souffle le partage. Un vaisseau, qui plus est, car on est embarqué, comme lui on tangue, on hésite, on plonge, on s'accroche au mât.
Un recueil de textes épars traitant, entre autres, de la traduction? No way et que nenni. En humaniste du verbe, Markowicz vous invite à une époustouflante odyssée à travers… à travers… eh bien à travers : une passion. Celle pour la langue russe, la littérature russe, Pouchkine, les mots, le rythme, l'histoire, le temps – mais je pourrais prolonger cette liste indéfiniment, et même si vous n'êtes pas lecteur de Lermontov, même si le processus de traduction ne vous titille pas, croyez-moi, à peine vous serez immergé dans Partages, vous danserez sur les spires du Kremlin comme des diables. Le virus-tango de la markolangowicz vous emportera loin, très loin.
Qu'est-ce qui anime un homme? Qu'est-ce qui le rend fou et sage? Lisez Markowicz et vous comprendrez. Tout ce qu'il dit – car il aime à dire que dans ce livre il dit, il n'écrit pas, c'est une conversation qui nous appelle, nous secoue –, tout ce qu'il dit est passionnant. Passionnant parce que travaillé par la passion. Des souvenirs? Bien sûr. Des anecdotes? Certes. Des digressions, aussi, des récits, des cours de traductologie, même. Des blagues juives, parce que. Et des poèmes. Des poèmes à tomber, à genoux, des poèmes à pleurer, à rire. Imaginez une valise qui s'ouvre brutalement, avec au-dessus l'ombre de Pandore. Imaginez que vous vous avancer à tâtons dans ce champ parsemé de papiers, et qu'à chaque fois que vous prenez une feuille, votre cœur explose, ou exulte. 
Quand un des plus grands traducteurs de notre époque s'adonne aux partages, croyez-moi, on est conquis. On est, au sens littéral, ravi. C'est un rapt, ce livre. Voulez-vous être rapté? Alors suivez-moi, ou plutôt suivez Markowicz…
***Markowicz nous raconte tout, comment il vit et traduit Pouchkine, comment il vit et traduit Shakespeare, et qui sont ceux et celles qui l'ont exhaussé littérairement, l'ont poussé à traduire, l'ont invité à donner corps aux mots des autres.  Comment devient-on ogre tout en gardant une âme de poucet rêveur? On l'apprend, au fil des pages. Quand Markowicz vous parle de Holocauste du poète américain Charles Reznikoff – et vous le donne à lire, à lire en silence et tension – on écoute, le cœur aux abois. Quand Markowicz traduit Maïakovski, et vous offre sa "version" de A pleine voix, c'est magnifique:
"Moi aussi,
                   l'agit-prop,
                                     j'en ai plus qu'assez,
j'aimerais
                moi aussi donner
                                             dans le touchant,
c'est plus profitable,
                                 et on en ressort
                                                           moins cassé,
mais je me réprime
                               et je vais
                                               marchant
sur la gorge
                    de mon propre chant."
Quand Markowicz vous parle de l'importance du 19 octobre chez Pouchkine, vous sentez qu'il va se passer quelque chose. Et il se passe quelque chose – vous verrez. C'est quelque chose qui dévaste. C'est l'élévation et la chute. Quand Markowicz traduit Catulle, c'est prodigieux, aussi, c'est du rap. Quand il parle du Requiem d'Anna Akhmatova, ça tremble de partout en nous, ce poème appris par cœur et transmis au papier par plusieurs oreilles devenues enfin bouches. Il y a Blok! Alexandre Blok! Il y a Po Chü-i ! Il y a  Iliazd! Vous les verrez, les entendrez. Il y a Dostoïevski, plus près de nous que jamais, onze ans de travail pour que tout prenne corps. Il y a les chansons folkloriques bretonnes. Il y a avoir vingt ans à Leningrad. Il y a la Dame de Pique. Et traduire le chinois sans connaître le chinois. Traduire le théâtre. Lire en filigrane Celan. Travailler à deux, en couple, s'inventer moteur – avec François Morvan, elle aussi animée à chaque instant par la même passion, la même vie intense. Il y a la mère d'André, qui relit ses traductions et les commente! Il y a Soljenitsyne, et la condamnation du dernier Soljenitsyne. Il y a Israël. Les camps. La torture. Les ancêtres. Les maîtres. Et tant d'autres écrivains ! Pas des noms, mais des êtres,  que Markowicz nous donne à lire comme on serre une épaule pour mieux en éprouver les muscles, revenus de loin. Il y a les liens de Markowicz avec ses éditeurs, les metteurs en scène de ses traductions. Il y a les attentes, les déceptions, aussi, et toujours cette obstination tout en souffle, à la fois légère et tenace. Et puis, il y a les larmes de Pouchkine, versées un 19 octobre, quand tous ses amis ou presque sont en prison, ou morts, les seules qu'il aurait versées! Quand il sait qu'il n'écrira plus, presque plus.Comme Markowicz sait nous les rendre tangibles, tangibles parce que, grâce à lui, traduites, transportées. Partagées. Moi, les larmes de Pouchkine traduites par Markowicz, je les ai senties sur mes joues. 
Livre rare, livre miraculeux, Partages 2 s'étend de juillet 2014 jusqu'à juillet 2015. Un an. Un an passé à se dépenser, sans compter. A ne faire ça: traduire-écrire; écrire-traduire. Une vie dans l'entre. Dans le passage. A libérer les failles. A nous rendre poignant tout ce qu'on pensait d'encre, et d'encre seule. C'est un livre qui dévore l'épars pour nous offrir une trajectoire. Je laisse la conclusion, ou plutôt l'envol, à Marcowicz, qui nous écrit et dit:
"Mais le texte est fixé à la lettre,
L'intention désigne le chemin.
Je suis seul. Les pharisiens sont maîtres.
C'est si dur de vivre en être humain."
C'est un texte de Boris Pasternak. Mais c'est aussi celui de Markowicz. Et maintenant, maintenant, eh bien c'est le vôtre. Vous savez ce qu'il vous reste à faire : partager.
_______________
André Markowicz, Partages, vol. 2, éditions Inculte, 23,90€
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Published on October 05, 2016 11:42

October 4, 2016

Pensées paresseuses d'un traducteur


Parfois, quand je traduis, je me trompe d'étage. J'erre un peu. Puis, sonné, je sonne. Mais le texte refuse de m'ouvrir. "On n'a besoin de rien !" Il faut rentrer – en soi. (Parfois, même les escaliers sont en panne.)
Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression de jouer du violon avec une raquette de tennis et un club de golf. Une impression de puissance, mais un son de merde. On m'entend de loin.
Parfois, quand je traduis, le texte est comme un coquillage trouvé sur la plage arrière d'une voiture de luxe. Je le porte à mon oreille. J'entends alors la mer qui gronde, ou l'imitation de la mer qui imite le grondement. Je retourne le texte, le coquillage. L'inscription est encore lisible: "Les personnes ne sachant pas se noyer sont priés de reposer ce texte où ils l'ont trouvé."
Parfois, quand je traduis, le texte cherche à me dire quelque chose. Très souvent, c'est: "Si j'étais toi, je ferais moins le malin."
Parfois, quand je traduis, je suis tout excité. Je crois que certains mots comptent double, ou triple, comme au Scrabble, qu'ils vont se croiser, former des escaliers. C'est souvent le moment où le texte m'annonce d'une petit voix sèche : "Echec et mat !"
Parfois, quand je traduis, je sèche complètement. Je me dessèche. Ma langue est toute déshydratée. Mon dictionnaire, que je prenais pour une fontaine, se grime en ami et fait sembler de pleurer. Sans doute pour me déculpabiliser. 
Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression que mon cerveau scanne le texte anglais dans un immense et preste éclair. Mais il m'informe alors que l'imprimante est en panne.
Parfois, quand je traduis, il arrive que je tombe sur une phrase qui résiste. Elle fait de la résistance, là, sous mes yeux, sans se cacher. Je comprends bientôt qu'en fait, c'est le français qui résiste. Alors, comme un couillon, je collabore.
Parfois, quand je traduis, les mots s'imposent d'eux-mêmes, comme une évidence, ils se mettent à vibre, tinter – puis je comprends que le réveil est en train de sonner.
Parfois, quand je traduis, je me dis que certaines phrases se dandinent comme si elles faisaient de la corde à sauter. Je les sens espiègles. Elles m'invitent à me joindre à leur danse, à entrer dans la danse de la corde. Quand je repère le nœud coulant, il est trop tard.
Parfois, quand je traduis, je me dis que le français est une farce jouée à l'anglais par une troisième langue que j'ignore.
Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression que les phrases me montrent du doigt en disant: "Toi, tu ne perds rien pour attendre."
(Perso, le langage est mon monde.)
_________________Illustration :Sculpture de Hervé Delamare. Métal,silicone, touches de clavier d’ordinateur, image numérique sur vinyle , 90 x 110 x 32 cm. Conçu pour être suspendu ou vissé sur socle miroir (détail)
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Published on October 04, 2016 21:12

Travailler le sommeil

THE SLEEPWORKER
Deux jeunes artistes au chômageSamedi 8 octobre17h00Collection LambertLecture / performance inéditeDu roman de Cyrille MartinezDeux jeunes artistes au chômageEditions Buchet-Chastel, 2011



Cyrille Martinez : auteurFrançois Sabourin : Metteur en scène / acteur
Deux jeunes artistes au chômage raconte l’histoire d’amour entre Andy et John dans la ville de New York New York. L’un est artiste, l’autre poète. Le livre décrit leur entrée dans un monde où l’art est à la fois une pratique, un mode de sociabilité et peut-être aussi une orientation professionnelle. En s’appuyant sur les vies mythiques d’Andy Warhol et de John Giorno, il s’agit de rendre visibles les conditions d’existence des poètes et des artistes d’aujourd’hui : rapport au monde du travail, création d’une économie adaptée, typologie des lieux fréquentés, manière de se présenter, liens aux institutions, acquisition de la légitimité.
Le texte porte en lui la promesse d’une création plastique et scénique à vocation internationale que le metteur en scène François Sabourin a entrepris de développer avec sa compagnie et que la Collection Lambert soutient durant la saison 2016 – 2017.
Cette lecture / performance inédite constitue le premier volet de cette collaboration.L'événement sera suivi d’une rencontre et d’une signature en présence de l’auteur.

Réservation auprès d’anais : anais.collectionlambert@gmail.com / 04 90 16 56 20
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Published on October 04, 2016 05:13

October 3, 2016

Frappa, RIP: deux revues sinon rien

Parfois, les revues transfusent. Leurs voix échangent des signaux. Clins de langue, croisement de lèvres. Loin des mollesses narratives qui font limace. Plus près du corps, de la pensée. C'est le cas de Frappa et de RIP, dont les premiers numéros viennent de paraître. Toutes deux, bien que se démarquant par une singularité absolue, parviennent cependant à échanger des flux. A combiner leurs virulences.
Frappa a été conçu - rédaction, graphisme, maquette  – par A. C. Hello , dont le Clavier cannibale a, il y a un peu moins d'un an, exploré le précédent livre, Naissance de la gueule. Frappa existait déjà en ligne, la voici donc sur papier, riche de 246 pages, pensée mais non préconçue, nullement attifée d'un thème mais parcourue de mille motifs. Comme l'expliquait A.C. Hello dans un entretien, quelque chose de l'ordre de la "bascule", paradoxalement, tient et relie ces textes:
"Ce qui – et encore une fois, c’est quelque chose dont je me suis aperçue bien après – manifestement les rassemble tous, c’est leur travail, peut-être inconscient, sur le basculement. Le mot est instable, la phrase est instable, ou même la pensée est instable, et c’est toujours à deux doigts de se casser la gueule. C’est un équilibre ténu, qu’ils aiment mettre en danger. Et si certains le font sérieusement, je veux dire sur un ton sérieux, la majorité produit ce basculement dans un joyeux désordre branque, même si bien sûr on sent une fêlure qui ébrèche, parfois, cette douce ironie." (entretien donné à Diacritik)
Pensée instable, phrase instable: rien à voir avec une fragilité feinte, bien sûr. Et force est de constater que les textes publiés dans cet impressionnant Frappa (ce fracas frappé?) brillent par l'intelligence instinctive de leur violence. Qu'ils soient signés par A.C. Hello, Martin Gosset, Amandine André, Antoine Boute, Lucien Suel, Charles Pennequin, Baptiste Brunello, Manuel Joseph, pour n'en citer que quelques-uns sur la multitude de participants à cette revue, tous les textes de la revue montent à l'assaut, tranchent, déplacent, résistent. Poésie sonore, mais surtout prise de poésie, prise de heurts, tensions. Une centrale surchauffée. Un état des lieux des affres, de l'égarement, de la résistance.
*
On retrouve quelques contributeurs de Frappa dans le numéro 1 de RIP – "revue critique et clinique de poésie", conçue par Antoine Dufeu et Frank Smith – tels que Amandine André, Jean-Philippe Cazier et moi-même. De conception très différente (pas d'illustrations, une mise en page profondément rhizomatique, sans indication d'auteur sauf à se reporter des chiffres les précédant à la table des matières), RIP est effectivement plus "clinique", au sens deleuzien du terme. C'est un certain "usage" de la littérature qui est ici questionné, fragmenté, travaillé, que ce soit par Stéphane Bouquet, qui part de Ponge pour rechercher les conditions d'énonciation du texte, ou par Cazier, lorsqu'il explore et décline obsessionnellement les modalités  de la phrase-corps et du corps-phrase. Bouquet, d'ailleurs, semble résumer l'aventure de RIP quand il demande:
"Comment faire tenir debout l'acte d'écrire, et le penser, le vivre dans son organisation des signes comme un flux? Comment les faire couleur le long des couloirs qui en sortent, les creuser du dehors?"
En réponse, peut-être, des textes Pavel Hak, Vanessa Place, Cécile Wajsbrot, Hélène Cixoux, Eric Loret, etc. Difficile bien sûr de rendre ici compte de la diversité, des risques, des écarts, de tous ces bruissements. Ce qui est sûr, c'est que ces deux revues, à elles seules, occupent et arpentent un terrain que semblent avoir délaissé nombre d'écrivains: celui de la pensée physique. 
__________Frappa, numéro 1, septembre 2016, 21 €RIP, numéro 1, 15 €
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Published on October 03, 2016 22:01

L'intraduisible étrangeté des lettres – en bateau livre (et à Lille)

"D'un pays l'autre" est un cycle de rencontres autour de la traduction pensé et organisé par les éditions La Contre Allée en vue de favoriser la rencontre entre les lecteurs que nous sommes, et ces professionnels de la traduction qui se trouvent être eux aussi des lecteurs, certes privilégiés, d'une œuvre ou d'un auteur, avant d'être des ré-écrivains. Plusieurs manifestations, rencontres, colloque, tables rondes... du 23 septembre au 13 octobre dans divers lieux de la métropole lilloise.
Jeudi 6 octobre, je serai l'invité d'une soirée-rencontre – D'UN PAYS L'AUTRE : RENCONTRE AVEC CLARO, SOIRÉE MADE IN USA – l'occasion d'évoquer mon travail de traduction et de questionner l'inquiétante et étrange notion de "livre intraduisible". On parlera donc de La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, de John Barth, Pynchon, mais aussi du Tunnel de William H. Gass, du roman en vers Golden Gate de Vikram Seth, et pourquoi pas du Jérusalem Alan Moore, de mes livres, bref, on parlera tambouille, ébullition, cuisson lente ou fulgurante, autrement dit comment vivre et travailler à la fois immobile et en feu.

La rencontre aura lieu à 19h00 à la Librairie Le Bateau Livre154 rue Gambetta, 59000  Lille – France) Venez très beaucoup !
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Published on October 03, 2016 01:14

October 2, 2016

Le souffle du boss: Julien d'Abrigeon en surtension

La première chose qui vous saute aux yeux, ou plutôt à la gorge, quand on lit Sombre aux abords de Julien d'Abrigeon, c'est le souffle. Et l'on se dit que c'est ça qui manque souvent dans les livres qui nous passe entre les mains: le souffle, cette capacité quasi pulmonaire à charger la prose d'une rythmique qui ne repose pas uniquement sur des pirouettes syntaxiques. Le souffle n'est pas la phrase, il n'est pas non plus son mouvement, il est plutôt comme un courant électrique qui permet, au prix de subtiles modulations, de faire vibrer la phrase dans la chambre aux échos du lecteur. C'est dire qu'il n'est pas du côté de la virtuosité, mais de la nécessité. Le souffle ne s'imite pas, ne se plaque pas: il lance. C'est un lancer, avec tout ce que ça implique d'élan, de calcul des distances, de force de frappe, d'intelligence de la trajectoire. 
On ne s'étonnera donc pas que Julien d'Abrigeon ait pris pour "gabarit" un album de Springsteen, Darkness on The Edge of Town, afin d'innerver la structure de son livre, de lui donner du tempo à mâcher. L'obscurité aux abords de la ville. Au bord de la ville, aussi, comme si la ville s'achevait, où qu'on aille, par un précipice. Tous les protagonistes de Sombre aux abords cherchent à partir, fuir, tracer une ligne de fuite, et tous se heurtent au mur de la nuit, de la faute. La phrase que martèle d'Abrigeon, elle aussi, cherche à fuir, elle fait claquer les gonds, grincer les paragraphes. Le moteur gronde, les désirs deviennent des bolides enragés, et l'on n'entend hurler la guitare comme si on venait de nous coller un casque sur les oreilles. 
Ici, les "badlands" de Springsteen sont les "sols stériles" de l'Ardèche. Impossible d'aller contre le fatum, et pourtant on ne tient pas en place, que ce soit à Aubenas ou ailleurs, il faut "rouler [son] rocher jusqu'à l'usure", on est "en surtension", face à un "vieux vengeur", parce qu'on "est nés nus et sans rien". Alors, pour quelques biftons, pour les beaux yeux d'une Candice, pour échapper au paternel, on casse, on se casse, au risque de déraper, de traverser le décor – muer, aussi:
"Les couleuvres se changent, elles, changent la donne, repartent à zéro, seconde chance & nouvelle peau, laissent là leur mue, raide et fragile, au vent, repartent. La trace de leur passé laissée sur le carreau, méconnaissable vide, elles en sont sorties, s'en sont sorties sans mal, elles.
Je voudrais laisser là cette peau, l'arracher la déposer, morte et eu vent, sur la deux fois deux voies. Je la frotte au vent qui frotte à fond contre moi, qui me pèle la nuit, roulant contre lui, m'accrochant au revêtement, tenue de route exemplaire, même dans les lacets, les circonvolutions serpentines de la route hors de la deux fois deux."
Au fil des chapitres, tandis que le diamant taille le sillon et que monte l'odeur de cramé du vinyle, l'auteur nous donne une grande, une puissante, une brutale leçon de souffle, histoire de rappeler qu'écrire ce n'est pas seulement raconter des histoires, mais surtout motoriser des sensations. "Rodéo urbain", dit un des personnages. Oui, parce que les affects, parfois, ça peut être fast and furious. Et le fait est que d'Abrigeon, de par sa pratique de la lecture publique, sait qu'écrire est une chose physique, qui passe par la voix, donc le souffle. Et le souffle, il l'a, l'ayant travaillé comme on apprend à cogner pour défouler en soi les pulsions des autres. Sombre aux abords, certes, mais en tous points lumineux.
________________Julien d'Abrigeon, Sombre aux abords, Quidam éditeur, 15€
(Et pour les fans du "boss", signalons la parution de l'autobiographie de Bruce Springsteen, Born to run, publié par Albin Michel dans une traduction signée Nicolas "Dude" Richard, 24 €).
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Published on October 02, 2016 03:18

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Christophe Claro
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