Christophe Claro's Blog, page 69

July 20, 2016

Inquiétude et soulagement: fin de phrase

La machine à remonter le temps fonctionne. La preuve. Ce post du 17 octobre 2014, d'un présent incorruptible.
Finir un livre reste à inventer. Comment finir? L'écriture d'un livre ne s'achève évidemment pas à la dernière page, puisque le travail de l'écrivain va et vient d'un chapitre à l'autre, dans un complexe mouvement de broderie brownienne. Il ne s'agit donc jamais de mettre un point final mais d'apprendre à s'absenter progressivement de chaque paragraphe, chaque page. De déplacer ce point final, jusqu'à ce qu'il trouve son emplacement exact.
De même, comment sait-on qu'une page est finie? On ne le sait pas, car bien sûr elle n'est pas finie, ce n'est pas une unité irréductible, on peut toujours intervenir dessus, y injecter de nouvelles intensités, en retrancher des excroissances, tordre une virgule… Mais pourtant, vient l'heure où il faut en finir. Quelque chose dans la phrase commence à se sédimenter, et de plus en plus les altérations deviennent dangereuses. Oui, quelque chose dans l'aventure du livre en cours nous informe que le texte est arrivé à terme, qu'il approche d'une maturité, d'un équilibre. Sa fin, qui était là depuis le début, s'est déplacée, et a fini par trouver la possibilité de son équilibre. Comme si à un certain moment on franchissait sans s'en rendre compte un point de non-retour. On comprend alors: le livre est fini. Mais c'est une étrange finitude. En effet, c'est comme si le texte cherchait à vous congédier. Le ciment est en train de prendre – il ne vous reste plus beaucoup de temps pour les "remords". Il va donc falloir apprendre à finir, à éprouver une nouvelle fois ce soulagement inquiet qui accompagne la mise à distance du texte. 

Mais si finir un texte reste perturbant, c'est sans doute aussi parce que, dans le geste de clôture, s'agite déjà un geste d'ouverture. Un autre livre remue dans l'ombre. Et peut-être est-ce lui qui appelle à terminer, peut-être est-ce sa promesse qui pousse à arrêter d'échouer mieux sur le livre en cours. Toutes les difficultés affrontées sont alors traversées par une joie secrète: quand le livre fini paraîtra, on sait qu'on sera déjà ailleurs. "Actuellement en déplacement": telle pourrait être la devise de celui qui écrit.
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Published on July 20, 2016 01:21

July 16, 2016

A signer sans faute

Je me permais de reulayer ici l'apel à pétiton lencé part les "correcteurs précaires", don le travaille ait bien souvant conssidéré comme secondère et payée en conséquance, à lors queue sans eu nos livre n'aurait plus qu'a se couvrir le krâne deux sendre — bref, si vous avez souffert en lisant les lignes qui précèdent, pensez à eux et soutenez leur action afin qu'ils puissent continuer à exercer leur métier dans les meilleurs conditions. Qui aime bien corrige bien, ne l'oubliez pas…


TEXTE DE LA PÉTITION (À SIGNER ICI)
"Non à la précarité des correcteurs dans l'édition. Véritables précaires, déjà victimes des contrats « zéro heure » anglais, nous, correcteurs de l'édition, demandons une amélioration de nos conditions de travail.
Les fameux contrats anglais « zéro heure » existent depuis longtemps déjà en France.Mais où donc ?Dans les maisons d’édition.Dans les maisons d’édition ? Fleuron de la culture française, des Lumières, e tutti quanti… ?Hélas, oui.Voici comment travaillent et vivent les correcteurs, préparateurs de copie, lecteurs.Cet expert du texte, qu’on appellera correcteur pour simplifier, est dit multi-employeurs car il est censé travailler pour plusieurs maisons d’édition ; « censé » car, le travail salarié se faisant de plus en plus rare, 90 % des correcteurs ne travaillent que pour un seul employeur.Un correcteur est travailleur à domicile (TAD) ; il peut être embauché en CDD.Jusque-là tout va bien.La plupart du temps, sans avoir signé de contrat, s’il travaille régulièrement pour une maison d’édition, le correcteur est en CDI de fait, mais sans aucune garantie d’un nombre d’heures travaillées, ni aucun revenu fixe et prévisible, l’annexe IV de la Convention nationale de l’édition qui régit le statut des TAD n’imposant aucune obligation aux employeurs d’un salaire mensuel minimum. Il doit se tenir en permanence à disposition de l’entreprise, qui l'emploiera une heure, quinze heures, cent vingt heures ou pas du tout dans le mois. Il est payé à la tâche, au nombre de signes, à un salaire horaire trop bas, et parfois dans des délais qui ignorent que certains jours sont chômés. Si un manuscrit est en retard ou annulé, le correcteur n’a aucune compensation, il se retrouve avec un compte en banque dans le rouge et ses yeux pour pleurer.Étant en CDI, et bien que cotisant, il n’a pas droit aux allocations chômage.C’est un intermittent… sans le statut de l’intermittence !Pour résumer, le correcteur est le rêve du libéralisme absolu : il dépend de l’offre… et se rue sur elle, quand elle se présente à lui.Mais le libéralisme absolu a trouvé encore mieux.Encore mieux ?Est-ce possible ?Eh oui, l’autoentrepreneur, ou le salarié déguisé, auquel les maisons font de plus en plus appel, car ce dernier coûte encore moins cher. L’entreprise n’a plus de charges à payer.En mars, une intersyndicale a proposé aux employeurs des améliorations à l’annexe IV. La principale : avoir l’espoir de pouvoir travailler le même nombre d’heures que l’année précédente. Et la possibilité de lisser les revenus annuels de manière à avoir un salaire mensuel fixe…La réponse est prévue fin juin. Déjà les employeurs ont fait comprendre que « ce statut devait rester attractif pour les employeurs et… pour les salariés ».Nous demandons que ces améliorations soient adoptées et refusons d’indexer notre attractivité sur notre pauvreté !Amis lecteurs, ennemis de la précarité, signez cette pétition."






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Published on July 16, 2016 08:25

July 15, 2016

SAIP a gagné

A peine perpétré, le carnage niçois a été l'occasion pour la quasi totalité de la classe politique de brandir le spectre du terrorisme, comme si celui-ci ne pesait pas déjà assez lourd au-dessus des têtes. Sans la moindre information sur le responsable de ce massacre, sur ses intentions, en l'absence de la moindre revendication, hors toute analyse, et avec sous la dent le seul mot ô combien menaçant de "tunisien", les ténors du baril de poudre aux yeux ont entonné le refrain bien rodé du croisé récalcitrant.
Le sang n'avait pas séché sur la Promenade qu'était déjà exigé le prolongement de l'état d'urgence, dont l'efficacité n'est plus à prouver. Les parents et les proches des victimes n'avaient pas encore eu le temps de comprendre ce qui s'était passé que déjà les mots de "guerre" et "riposte" fusaient de la bouche des politiques, urbi et orbi. Et chacun, bien sûr, de se tirer dans les pattes. Comme si, quelque part dans leur inconscient poreux, nos gouvernants passés, présents et futurs guettaient, attendaient un drame – quel qu'il soit – pour justifier la vigipiratonnade ambiante. 
Vingt-quatre heures après les faits, on ne sait toujours rien des motivations du coupable, sinon qu'il était enclin à la violence et fort peu religieux. Mais qu'importe. La douleur est là, exploitable à l'envi. La télévision a raclé bas, une fois de plus, puis a présenté de plates excuses, avant d'en remettre une couche. L'important était de parler sécurité, mesures de sécurité, sécurité des mesures.
On le sait aujourd'hui: l'application lancée par le ministère de l'Intérieur, baptisée SAIP (Système d'Alerte et d'Information des Populations), et censée alerter la population en cas d'attaque terroriste, n'a pas fonctionné. Mais l'application lancée par le ministère de la propagande censée alerter la population en cas de dysfonctionnement de l'application SAIP, elle, a rempli parfaitement son rôle. Les populations sont désormais dûment informées qu'information et alerte ne font plus qu'un.
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Published on July 15, 2016 22:46

Tortures de l'amour, j'ai dû traduire trop fort

© Tomi UngererC'était le premier décembre deux mille quatorze sur le Clavier Cannibale, c'était un lundi, et le post s'appelait alors "Chirurgie de la traduction"…
Louons aujourd'hui la concision de la langue anglaise qui laisse parfois pantoise la française. Prenons l'énoncé souvent, à la fois percutant dans son propos, simple dans son expression et rythmique dans son déroulé:
"The act of love strongly resembles torture or surgery."
En neuf mots, une pensée originale et violente trouve sa forme définitive, conduite par un tempo ternaire des plus efficaces. Le traducteur sent bien qu'il aura du mal à approcher pareille densité. Pourtant, la possibilité du calque est là pour l'épauler dans cette tâche. Essayons donc:
"L'acte d'amour ressemble fortement à la torture ou à une opération chirurgicale."
Cet "acte d'amour" n'est pas réductible, car on ne saurait lui substituer le mot "amour". Quant à "opération chirurgicale", on voit mal comment l'éviter. "Opération" tout court risquerait de ne pas atteindre son but. Mais soyons audacieux. Soyons iconoclaste. Essayons ceci:
"L'amant, le bourreau et le chirurgien font peu ou prou le même travail."
Cette solution pose hélas problème, dans la mesure où la phrase de départ – et c'est là son génie – compare un acte qui se fait à deux (au moins) avec deux autres actions où une seule personne agit (le bourreau, le chirurgien), rendant ainsi ambigu le sens qui en dérive: l'acte d'amour est lié à la fois à la souffrance, la passivité, au sadisme, à la résistance, à la guérison, à la mort, etc. sans qu'on puisse hiérarchiser aucune de ces idées de façon certaine. Et c'est justement cette vibration du sens, maintenue par la concision, qui rend la phrase puissante. On pourrait donc, plus humblement, traduire ainsi:
"L'amour ressemble fort à la torture ou à une opération chirurgicale." (solution A)
Onze mots (douze avec l'article élidé); un rythme ternaire plus ou moins sauvegardé; des sonorités rocailleuses qui font l'affaire. Mais on a peut-être commis une erreur en jouant l'économie. Il fallait peut-être au contraire déplier. Essayons alors ceci:
"Il y a dans l'acte d'amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale." (solution B)
Le phrasé a changé la donne. On est davantage dans le déclaratif que dans l'incisif. On cherche moins à faire formule qu'à laisser s'installer une pensée. On…. Assez! Rendons à César etc. Car notre phrase anglaise est en fait la traduction d'une phrase de Baudelaire, qu'on trouve en deux versions (A et B) dans Fusées. C'est une idée autour de laquelle l'auteur des Fleurs du Mal tourne et qu'il finit par développer de façon furieuse et magistrale:
"Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l'autre. Celui-là, ou celle-là, c'est l'opérateur, ou le bourreau ; l'autre, c'est le sujet, la victime. Entendez-vous ces soupirs, préludes d'une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par de soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l'action d'une pile galvanique, l'ivresse, le délire, l'opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d'aussi affreux, d'aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu'Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne parle plus qu'une expression d'une férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot : extase à cette sorte de décomposition."

Vous l'aurez deviné: traduire ressemble fort à de la torture ou de la chirurgie, mais est avant tout un acte d'amour.
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Published on July 15, 2016 22:19

July 14, 2016

Le plus dur à cuire possible

Aujourd'hui, comme tous les 27 novembre 2013, retour sur un  recueil de textes de Thomas Bernhard intitulé Sur les traces de la vérité (conseil: il convient, pour chaque texte, de se reporter en fin de volume afin d'en mieux connaître le contexte, qui est loin d'être anodin). Dire qu'on y retrouve l'esprit délicieusement fielleux de Bernhard, sa fringante détestation de l'Autriche, son obsession quasi musicale pour la ritournelle de la mort, son dégoût des distinctions qui puent, sa salutaire paranoïa, c'est dire qu'on y retrouve l'auteur de Béton tel qu'en lui-même: retranché et tranchant. Le lecteur pourra également lire ce recueil comme un "guide de l'écrivain en milieu hostile" et y puiser de précieuses recommandations. Contre la canonisation, par exemple :
"C'est impossible d'y échapper. On vous jette dans une marmite, on vous remue et on vous cuit avec le reste, sans que vous ayez votre mot à dire. Il faut juste essayer d'être le plus dur à cuire possible" (p.153)
La résistance à la cuisson comme éthique littéraire, voilà qui n'est pas inutile à l'heure où il est de bon ton de vanter la tendresse de sa fibre. De même, on prendra la salubre mesure d'une déclaration comme celle-ci:
"[…] car pour moi le public est comme un mur contre lequel je dois me battre."
Quand il est interviewé, chose rare, Bernhard reste Bernhard, alors que nous devenons tous souvent un autre face à l'interlocuteur, un autre affable et patient soucieux de répondre à des questions souvent incapables de servir d'autre chose que de bloque-porte. Ainsi, quand on lui demande: "A qui pensez-vous quand vous écrivez?", la réponse ne se fait pas attendre: "En voilà une question particulièrement stupide." Car Bernhard n'a guère d'appétence pour les illusions ("Trois ou quatre mille personnes sont tout au plus susceptibles de s'intéresser vraiment à mon œuvre, sept mille, à la rigueur, capables de me suivre"). Lucidité d'un auteur pour qui la littérature n'a pas besoin du quantitatif pour nous montrer notre commune solitude.
On trouvera dans ce recueil un texte particulièrement térébrant qui n'a pas son pareil pour talocher les taupes. Je vous laisse en son – incandescente – compagnie:
"Ce dont vous avez besoin, vous autres jeunes écrivains, c'est tout simplement de la vie même, de la beauté et de la flétrissure du monde [….] Ce qu'il vous faut, ce n'est pas des prix d'encouragement, des bourses ou des assurances sociales; c'est le déracinement de votre âme et de votre chair, la désolation, la déréliction quotidiennes, le gel quotidien, l'impasse quotidienne, le pain pas plus que quotidien […]. Ce qu'il vous faut, c'est tous les lieux où quelqu'un se lève puis meurt, où la pluie lave la pierre et où le soleil pèse comme un couvercle."
La flétrissure du monde. Pas des prix d'encouragement. C'est noté? Un peu plus loin dans ce texte, Bernhard fustige la prose qui "colle au palais tel un fade brouet d'avoine". Inconditionnellement cannibale, on ne peut que claquer de la langue – et reprendre de ce festin nu._______________________
Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité – discours, lettres, entretiens, articles, sous la direction de Wolfram Bayer, Raimund Fellinger et Martin Huber, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Arcades/Gallimard, 22,50€
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Published on July 14, 2016 21:53

Tarkos: le feu sans l'artifice


C'était le notre tube du 30 novembre 2008, c'était sur Radio Clavier Cannibale, et on vous le repasse en ce 14 juillet où les féroces soldats défilent tranquillement en chantant.
Maintenant que les Ecrits poétiques de Christophe Tarkos, première salle des machines d'une vaste exposition universelle de la chose poétique, sont ouverts au public, grâce aux éditions P.O.L et au travail de Katalin Molnar et Valérie Tarkos, maintenant qu'en un volume de près de quatre cents pages on peut saisir une partie de cette œuvre aux publications éparses, il n'est plus possible de reculer ou de contourner cette prise au corps à la fois légère, radicale, têtue, complexe, ce combat en loop que mena toute sa (courte) vie l'écrivain Tarkos.
"Ma langue est poétique": alternance décalée de blocs à double visée où celui qui écrit dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, dans une danse des contradictions et des dépassements, où ce qui est prôné est aussitôt disséqué, où ce qu'on autopsie prend aussitôt vie. Tarkos avance des équations – ma langue est … – et dans le même mouvement brise la logique de l'équivalence, son "est" se veut à la fois programme, promesse, distance, hypothèse, geste. Par la répétition, par d'obstinées rafales, par le charme de l'anacoluthe, ce qui est dit n'est pas assener, mais bégayer, comme si chaque couche recouvrait la précédente, la maquillait d'une force nouvelle, l'obligeait à résiter au retour du palimpseste. Tarkos use de l'arrogante formule, du péremptoire de la définition autocratique pour faire éclater tous les possibles d'une écriture qui échappe précisément à tous les cadres. La chose est encore plus sensible avec "La poésie est une intelligence", dans lequel l'auteur fait de la penser, ou plutôt du penser, une gymnastique, un travail quasi musculaire, une mécanique aspirant au dynamique : "La pensée est difficile à extraire de la pensée".
Mais c'est avec "Processe" que l'on entrevoit le projet de Tarkos dans toute sa nécessité. Là, tout est affaire de perspectives, de vitesses, on sent l'écriture changer de régimes, traverser plusieurs paysages en même temps. Tarkos travaille l'épuisement du dire avec méthode (et non sans humour). Il sait que répéter c'est décaler, recommencer, il avance en crabe dans son texte et frotte les sens les uns aux autres, laissant la beauté faire son travail, tressant ritournelles et refrains. Il copie, il colle, il décrit, décortique – sa gangue est poétique, pratique. Un vent encyclopédique souffle, des nappes d'histoire glissent, on surprend des chansons, mais toujours une force philosophique brasse le fond. Une langue qui doute de tout et accepte tout, pourvu qu'elle s'essaie à tout – mais comme elle vient probablement de très loin, du corps souffrant, et, on le sent, d'Artaud, ce que cette langue touche ne reste pas inchangé. Tarkos prend soin (prudence? maîtrise?) de ne jamais céder à la dérive, à l'explosion, au silence; il préfère sucer le galet pour vérifier qu'il ne va pas fondre. Dans "oui", Tarkos met en scène/en branle/en pratique une rhétorique minimale (au début en tout cas), enfilant les affirmations en les laissant se chevaucher, se compléter, se doubler, s'entraîner, passant des idées/concepts/mots de "fermeture", "mélange", "ce qui est", "déroulement" à "l'effectif", "le trou", etc…
Le vertige est là, maîtrisé, mais néanmoins là, comme une pensée prise dans le vortex du langage. Le lecteur lit et s'entend lire, sent qu'on le lit à son insu, que les mots se font lire par lui, il sent le langage hors de sa langue, un furet fou qui tourne en cage, une valse de molécules, un moulin à prières actionné par un grand profane. Enfin, avec "L'argent", Tarkos atteint son objet avec sévérité et souplesse, il rend sa monnaie à l'argent, patiemment, sèchement, méthodiquement. Et toujours, quel que soit le moment par lequel passe la physique de sa langue, Tarkos essaie "autre chose", toujours il en profite pour bypasser la syntaxe, l'obliger à des aveux sonores, des lapsus, car "il ne s'agit pas de rester vivant, il s'agit de ne pas rester en invalidité, en ennui, en incapacité, en mensonge, en hésitations, en flottement".
Spinoziste écorché refusant d'aider le chaos dans son entreprise innommé, Tarkos classe, inventorie, faisant du hoquet une technique, du hiatus une guérilla – de la langue une "agitation". Tarkos agite. Il nous agite.
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Published on July 14, 2016 02:34

July 13, 2016

L'appel au pillage et l'incomestible renommée

Le Clavier Cannibale est un grand voyant marabout guérisseur spécialiste des grands problèmes, tel que les crises conjugales, le retour définitif de l'être aimé, des problèmes affectif, fidélité, problème de divorce, empêche la séparation, problème familiaux, désenvoûtement, protection contre les dangers, attraction de la clientèle, travail, impuissance sexuelle, problème de stérilité, détruit la mal chance qui vous poursuit. Bref, c'est la nuit debout + le jour révulsé. A vous de jouer. Aujourd'hui, on vous parle de Burroughs – un petit article daté du 9 nombre 2011. (Pour mémoire, le Clavier Cannibale sévit depuis juin 2007, eh oui, déjà neuf ans à vous parler de l'intenable illégitimité de la chose écrite…)

On ne va pas revenir sur ces histoires de plagiats, qui sont la tarte à la crème de la critique littéraire – mais qui, franchement, a déjà mangé une tarte à la crème? C'est un peu comme le cas Céline, éternellement scindé en deux positions antagoniques mais inextricablement liées. D'accord c'est pas beau de copier MAIS oui la littérature a toujours pillé – le seul intérêt dans la démarche, floue, forcément floue, du plagiat, étant la suivante: pourquoi copier? C'est dans quelle démarche créatrice que s'inscrit le transplant. La question n'est pas légale, on s'en doute, mais technique. On ne juge pas le plagiaire à sa discrétion ou à ses sources. Il sait ce qu'il fait. Il sait si c'est une nécessité inventive ou une paresse intellectuelle, une incursion maligne ou un tour de passe-passe. Laissons-lui le bénéfice du rire ou de la honte. Donc, non, ne revenons pas sur la tarte et encore moins sur la crème — lisons plutôt ce texte de William Burroughs sorti en traduction et intitulé Le Temps des assassins.
Publié par Mona Lisait, Books Factory Collection, et traduit au poil par Lucien Suel, Le Temps des assassins est un court texte de 14 pages dans lequel W. S. Burroughs appelle au pillage, mais pas seulement littéraire, mettant sur le même plan tout ce qui sollicite les sens. L'écrivain est une machine enregistreuse, des phrases lues ici et là traînent en lui, qu'il replante au gré de ses progressions, quand le texte appelle l'extériorité (de l'intérieur). Sous sa rhétorique en apparence provoc ("allez-y franchement et plagiez en toute liberté"), l'auteur du Festin nu s'interroge en fait sur la validité de ce qu'on appelle "ses propres mots" et sur ce qu'il appelle "le fétiche de l'originalité" (!). Vision de l'écrivain en "voleur inspiré et sacré", las de "l'ego stérile et péremptoire".Mais c'est surtout le prétexte pour Burroughs  à une passionnante digression sur l'enseignement de l'écriture, la passation du savoir-faire, le bien-fondé de la démarche créatrice. Après avoir rappelé la condition suivante:
"[…] rappelez-vous: la renommée ne se mange pas. Et vous ne pouvez écrire que si vous voulez écrire et vous ne pouvez vouloir que si vous le ressentez vraiment."
Burroughs laisse son texte partir en vrille, ou plutôt en rhizome, démontrant royalement qu'il dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, et soulignant au passage le seul point digne de considération:
"Dans [l]es autres professions, vous pouvez toujours faire semblant. Par contre, si vous écrivez sans y croire, vous ne produirez que de la merde."
Et le voilà qui ausculte son désir d'être Délégué à l'Assainissement pour la ville de St Louis (?). On dira qu'il s'éloigne de son sujet, qu'il botte en touche. On lira surtout dans ce qu'il fait  la réponse libre d'un écrivain qui sait que nos mots ne sont pas nos mots tant qu'on ne les a pas découpés (méthode du cut-up), délocaliser (greffe), et surtout tant qu'on n'a pas identifié en eux le virus mis au point par les docteurs de la langue, ces singes glabres.
______________
William S. Burroughs, Le Temps des assassins, traduit de l'américain par Lucien Suel, éd. Mona Lisait, Books Factory Collection, 8 euros
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Published on July 13, 2016 01:44

July 11, 2016

Le lecteur agité et la grêle sonnerie du téléphone

Si, comme l'a dit Henri Meschonnic, la tache du traducteur ne consiste pas à dire ce que dit le texte, mais à faire ce qu'il fait, on est en droit de se demander ce qu'il fait. Que fait le texte, donc? De l'effet? Quelque chose qui fait de l'effet?
L'été ayant enfin commencé. Le Clavier Cannibale ne se gêne pas pour ressortir de ses soutes quelques articles anciens, pour ceux ou celles qui seraient passés devant sans les voir. Parce qu'il vaut toujours mieux trop que pas assez. Cette fois-ci, le 15 octobre 2013…
On pourrait tout aussi bien dire que certains textes ne font rien, rien sinon singer l'effet, l'effet de manche. Ils s'attachent à leur proie, qu'ils laissent remuer, et de ce remuement tirent le peu d'énergie nécessaire à faire oublier qu'ils sont composés exclusivement d'ombre – une ombre sans épaisseur. Pourquoi? Parce que, précisément, ils ne font rien mais disent. Bien qu'écrits, ils restent prudemment dans le dire, laissant se refléter sur la page ce que le personnage fait, pense, dit, ressent. Et ce que le personnage fait, pense, dit ou ressent leur sert de support, un support qu'il suffit de poser sur la page, comme un collage de collage. 
Un téléphone sonne, réveille le protagoniste: il suffira de dire que le téléphone sonne et qu'il réveille le protagoniste. Pour camoufler l'exploit, on qualifiera par exemple le bruit de la sonnerie – grêle, insolite, inhabituelle… – et l'on en profitera, tant qu'à faire, pour décrire l'état mental du protagoniste au réveil. Le tour, littéralement, littérairement, est joué. Pas la peine de comparer le téléphone à un scarabée ou d'opérer un prélèvement de la moelle du rêve. Il suffit de dire. Il suffit de dire pour donner l'impression de faire.
Une fiction, pourtant, ne devrait pas être, sous prétexte d'invention, la pure duplication d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation apprêtés par le dire. Par l'écriture, la fiction, qui doit donc faire et ne pas dire, vise la création d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation – travaille à la création de leurs conditions d'existence. Par la langue, la fiction crée la fiction d'une langue. "J'ai embrassé l'aube d'été": par ces mots, Rimbaud fait, et non dit. Aucun téléphone ne sonne dans sa phrase, qui ferait mine de nous réveiller. Mais il existe une paresse de la fiction. Elle devient alors la fiction d'elle-même, son propre fantasme. Paresse consistant à croire que dire suffit, et qu'il suffit d'orner le dire pour qu'il fasse quelque chose. Paresse de la langue qui ose à peine cogner contre les dents, et se contente de lécher le timbre qu'il suffira de coller sur la carte postale – le chromo – que le lecteur recevra.

Le traducteur, ce lecteur agité, cherche à (re)faire ce que fait le texte. Il cherche à "embrasser l'aube d'été", ou à "ôter la croûte du pain brouté" (Artaud). Si l'aube est sans saison, si le pain est sans croûte, il le saura bien vite. Il n'aura à traduire que l'aigrelette sonnerie du téléphone. Voilà pourquoi c'est le texte qui crée sa traduction, pose les conditions de sa traduction, dévoile le secret de sa traduction. Le texte-qui-fait est déjà traduction, volonté de traduction, défi de traduction, désir de traduction. Son faire appelle un recommencement. En refusant de dire, en préférant faire, il convoque d'autres instances du faire. Rien n'est dit de ce qu'il (lui) reste à faire. Et tout le reste est littérature.
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Published on July 11, 2016 22:10

July 10, 2016

Ça se passe comme ça, à Knockemstiff

L'été ayant enfin commencé. Le Clavier Cannibale ne se gêne pas pour ressortir de ses soutes quelques articles anciens, pour ceux ou celles qui seraient passés devant sans les voir. Parce qu'il vaut toujours mieux trop que pas assez. C'était le 17 juin 2010…
Ça se passe dans l'Ohio, dans la défunte ville de Knockemstiff – paix à son âme, aimerait-on dire, mais il est peu probable qu'après le recueil de nouvelles entrelacées de Donald Ray Pollock, Knockemstiff connaisse jamais ne serait-ce que l'ombre illusoire de la quiétude. Car dans ce bled du Midwest, peuplé de personnages non pas hauts en couleurs mais gris comme des rats, l'espoir est un cadeau que ne décerne aucune loterie. Chacun aimerait bien décoller, même sur quelques centimètres, comme ces poules que la vision d'un geai a enhardies, mais le billot n'est jamais loin, maculé du sang d'une précédente victime, et quand les plumes volent, c'est juste que le carnage mène la danse. A Knockemstiff, le quotidien est si pesant qu'un brin d'inceste ou une once de raclée suffisent à divertir les désespérés. Rares sont ceux qui parviennent à échapper à l'attraction répulsive (jamais oxymoron n'aura mieux convenu…) de cette bourgade aussi gaie qu'une rediffusion d'As the World Turns à deux heures du matin quand la bière vient à manquer.
Donald Ray Pollock ne s'est pas contenté d'accumuler les récits glauques et les anecdotes affligeantes, il a bâti son recueil dans l'espace et le temps, offrant une coupe verticale de la ville et de ses habitants, les lâchant ici pour les reprendre là, variant les voix mais pas les issues, fouillant la noirceur des consciences au cas où s'y nicherait une pépite, même terne, même friable. Alors on vole, on ment, on sniff, on viole, on insulte, on frappe, on trompe – oui, ça se passe comme ça, à Knockemstiff: l'impasse est telle qu'on s'enfonce toujours un peu plus dans le mépris de soi et de l'autre.Etonnant recueil qu'on n'ose pas abandonner en cours de route, malgré le roulement des échecs et l'inéluctabilité des drames, comme si, à l'instar des habitants de ce lieu défoncé, continuait de palpiter non pas un espoir de s'en sortir – on n'en est plus là, hélas – mais la certitude de voir éclore, à bout d'humanité, un moment de grâce – et la grâce, bizarrement, est présente ici, elle affleure, telle une menace, une impossibilité à disparaître:
"Le vent s'est levé, et a voiture a commencé à se balancer. Des flocons de neige passaient par les fentes et voletaient au-dessus de ma tête. A tâtons, j'ai ramassé le petit crâne d'un pauvre petit oiseau et je l'ai tenu longtemps dans ma main. Il semblait contenir tout ce que j'avais fait dans ma vie, bon et mauvais. Et puis je l'ai glissé, aussi fin et fragile qu'une coquille d'œuf, dans ma bouche."
Terminus Knockemstiff — oui. Mais formidable matrice à destins crasseux, rêves imbibés de vapeurs de colle, hontes bues jusqu'à la lie, complicités piétinées et aspirations souillées. Un univers dévoyé proche de celui décrit par J Eric Miller dans le fracassant Protection des animaux & Pornographie._____________________
Donald Ray Pollock, Knockemstiff (traduit de l'américain par Philippe Garnier), éd. Buchet-Chastel, 20 €
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Published on July 10, 2016 23:05

July 7, 2016

Toi aussi tu as des armes

L'été ayant enfin commencé. Le Clavier Cannibale ne se gêne pas pour ressortir de ses soutes quelques articles anciens, pour ceux ou celles qui seraient passés devant sans les voir. Parce qu'il vaut toujours mieux trop que pas assez.
D’où vient la phrase ? Surgit-elle, nue, des eaux du langage, ou rampe-t-elle, hideuse, d’entre les caillasses de l’oubli ? Se forme-t-elle quand l’encre sèche, ou a-t-elle mûri ailleurs, dans une ombre aux vertus étranges ? Ce qui est certain, c’est que pour l’écrivain, elle est davantage qu’elle-même, autre chose que syntaxe : en elle grouille un peuple de possibles. Elle est à la fois ce qui précède tout commencement, la mesure de ce qui peut-être sera, la note sur laquelle régler les accords à venir. Elle semble à la fois creuse et pleine : promesse et accomplissement. Bien qu’apparemment élaborée, quelque chose en elle semble préexister à sa maturation. Comme si c’était elle qui, orpheline, intruse, s’imposait à l’écrivain, qui la laisse advenir, et aimerait aussitôt s’y dissoudre.
Le 27 décembre 1910, Franz Kafka note dans son Journal :
« Mes forces ne suffisent plus à la moindre phrase. Oui, s’il ne s’agissait que de mots, s’il suffisait de placer un mot et que l’on pût s’en détourner, la conscience tranquille de s’être mis tout entier dans ce mot ! »
Le 12 juin 1923, « toujours anxieux au moment de rédiger », il écrit ceci :
« La consolation serait de pouvoir te dire : Cela se produit, que tu le veuilles ou non. Et ta part de volonté n’y contribue que faiblement. Plus que de la consolation, ce serait de pouvoir constater : Toi aussi tu as des armes. »
Ici, une tension cruciale se joue. A l’instant même où, face à une « montée de langue », le je se sent spectateur, voici qu’il entrevoit la perspective d’une guérilla. Ce sentiment d’être le témoin impuissant de la phrase, on le retrouve chez Lacoue-Labarthe, qui dans son livre précisément intitulé Phrase, fait cet aveu :
« Je sais qu’elle [la phrase] vient – ou qu’elle me vient, admettons-le ; je sais qu’elle est en effet attirée ; mais j’ignore d’où, et sais très bien que je l’ignorerai toujours. […] Ce que j’appelle la ‘phrase’ est en somme ce qui m’affronte, ce qui m’a toujours affronté à ce qui n’est pas et ne peut pas être, et vis-à-vis de quoi je suis à jamais sans rapport. »
D’où vient la phrase ? Il est possible qu’écrire ne soit pas de l’ordre du décidable, qu’il n’y ait pas de vouloir-écrire, mais plutôt le besoin – la nécessité – d’être poreux, d’entrer dans le langage et de laisser le langage entrer en soi – un peu comme le ver qui, après avoir mangé la pomme, peut dire : j'étais dans la pomme, et maintenant la pomme est en moi. Alors, une fois acquis le principe d’un pacte dévorant, la phrase peut advenir, entrer en formation, s’abandonner elle aussi à un processus sans doute dangereux. Faire des phrases : écrire est tout sauf cela. Car c’est la phrase qui nous fait, nous fonde – et, parfois, aussi, nous défait – nous désarme.

———————Franz Kafka, Journal intime, trad. Pierre Klossowski, Grasset (1945)
Philippe Lacoue-Labarthe, Phrase, éd. Bourgois (2000)
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Published on July 07, 2016 23:04

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Christophe Claro
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