Christophe Claro's Blog, page 44
February 16, 2018
Yves Pagès: Pour une archéologie du doute
(DR © Yves Pagès)La mise au ban des identités, la danse des singularités, la science des énergumènes, le labyrinthe des consciences, les crispations du discours, les séditions de lâenfance, le ridicule des mots dâordre, les angles morts de lâHistoire, la clinique des affects, les faux-fuyants des pulsions, lâalgèbre de la fuite, la sauvagerie des inscriptions, lâhydrographie des rumeurs â tels sont, entre autres, les motifs explorés par Yves Pagès depuis La police des sentiments(1990), motifs et non thèmes puisquâil ne les soumet pas à lâanalyse mais les « cuisine » gaiment au fil de portraits dits crachés et de natures tout sauf mortes. « Cuisiner » serait ici le pendant libertaire de la sinistre « question » étatique ; là où lâordre établi choisit en temps de guerre la torture des individus, lâécrivain, lui, opte dans lâespace de la fiction pour le questionnement ludique de ses personnages. Il les cuisine, câest-à -dire, quâil les soumet à diverses ébullitions mentales, leur propose divers accompagnements, teste la résistance des chairs, guette le basculement des saveurs, ose les assaisonnements les plus incongrus.Cette analogie culinaire a sans doute ses limites, mais retenons lâatmosphère qui sâen dégage, celle dâun laboratoire festif où lâexpérimentation est indissociable dâune volonté de partage. Dans les livres dâYves Pagès, contrairement à ce que la liste des motifs susmentionnés pourrait laisser croire, la dimension critique, loin dâempeser les multiples dispositifs fictionnels mis au point par lâauteur â confessions, rapports, portraits, souvenirs, etc. â, est indissociable dâune jouissance des brouillages et dâune pratique du détournement. Leur grande affaire est le sabotage des cases â un sabotage inné, ludique. Aussi ne faut-il pas sâétonner si souvent les personnages de Pagès cumulent dans une fièvre étudiée diverses figures du réfractaire : celles du trublion, du fauteur de troubles, du « gaucher » (cf. Les gauchers, justement), du forcené (cf. Lâhomme hérissé), du cobaye (Le théoriste). Toutes ces instances instables, il les confronte à un moment ou à un autre à un « trauma », un instant disjonctif, quelque chose de lâordre du crime, de lâattentat (au sens large), un incident issu dâun dérapage, non dans un souci dramaturgique artificiel mais afin de libérer les puissances carnavalesques de la fugue.
Parmi les ombres portées dont on pourrait repérer les contours mouvants dans lâÅuvre de Pagès, il faudrait citer tout aussi bien lâenfant criminel de Genet, le jeune embrigadé des phalanstères fouriéristes, le morveux célinien, le réfractaire asocial de la fin du dix-neuvième siècle, lâinsurgé insaisissable des années soixante-dix, le gamin pasolinien, lâimmature de Gombrowicz, lâincendiaire malgré lui, le Gavroche hugolien, le fraudeur frondeur, le coursier fugitif, lâautonome amateur, tous les crypto Bibi Fricotin et éternels déclassés⦠Mais ce qui frappe, au cÅur de cette ménagerie séditieuse, cette mythologie subversive, quâon dira imbibée dâesprit rabelaisien et innervée de bravoure quichottesque, câest la constance de lâenfance comme vaste terrain sismique où contrer la manipulation adulte. Lâenfance comme ligne de fuite, à la fois étape de désapprentissage et chance de survie. « Profiter de la confusion générale » : câest ce que sâefforcent de faire les personnages de Pagès, à condition bien sûr dâentendre, derrière le mot « profit », autre chose quâun gain symbolique ou une thésaurisation opportuniste. Cet indéniable « fugueur en lutte » quâagite lâauteur au fil de ses romans est en effet tout le contraire dâun profiteur, et sâil « gagne » quelque chose, hormis la réinvention contrariée de sa liberté, câest, coup par coup, comme dans une partie dâéchecs que lâon disputerait dans la pénombre dâun salon tandis quâici et là des meubles sont déplacés, le droit à la dérobade. Lâart ultime que pratique in fine le nomade asocial pagésien, câest celui de lâesquive â glisser comme de lâeau entre les doigts du discours, faire la nique au théorique, arroser lâarroseur mais sans avoir peur de se mouiller. Se dérober, aux autres, certes, mais également à soi-même. LSD: l'autre, soit-disant. Le sans-droit. Liberté sécession détournement. Se bricoler un devenir plutôt que sâinventer une identité.
A ce titre, Encore heureux peut être considéré comme le point dâorgue du « braquage » narratif auquel se livre Pagès depuis plus de vingt-cinq ans. Dans ce roman tout entier dédié, en apparence, à la persona non grata quâest le délinquant Brunot Lescot, lâauteur met en place plusieurs dispositifs discursifs afin dâaider le lecteur à « saisir » ou « cerner » la personnalité de cet « immature ». Lâintitulé des chapitres, à lui seul, indique assez ironiquement la vaine volonté de « saisissement » qui anime la société face à cet « esprit retors », cette passion protocolaire à laquelle elle sâabandonne pour recadrer le sujet : Exposé des motifs, Coupures de presse, Ãtude de cas, Audition des témoins, Contre-enquête. Lâapproche multi-facettes du récidiviste Lescot permet cependant de se faire une idée (une image ?), par plaignants et observateurs interposés, du fils turbulent de Roger et Mireille Lescot. Que lui reproche-t-on ? Morsures à caractères érotiques, attouchements précoces, emportements salivaires, puis agitation estudiantine (bien que nâétant pas étudiant). Il fait la « une » de Paris-Match, désigné « autonome », provocateur profitant des protestations â on est au joli mois de mai 80. Mis en détention provisoire, il est « jaugé » par un expert-psychiatre. Mais qui jauge qui ? Quand on lui demande de se « jauger » lui-même, à savoir de décliner sa taille et son poids, Lescot prend soin de se démarquer dâun certain 68 historique : « un mètre soixante-sept et demi », et « Pareil, mettez soixante-sept ». En-deçà , donc, de ce mouvement dont pourtant, gamin, il épousa les premiers soubresauts, puisque ses premières frasques correspondent à ce fameux moment où un certain ministre des Sports conseilla à la jeunesse (et à un certain rouquin) de piquer une tête plutôt que de faire frontâ¦
Lâintelligence du texte de Pagès est là , dans cette façon dâembarder la mémoire, de laisser respirer les interstices â puisque lâHistoire, selon la phrase de Marx, ne cesse de passer du statut de tragédie à celui de farce. Le lecteur aura beau se concentrer sur le parcours sans cesse rabattu et analysé du ludion Lescot, ce qui filtre sans cesse, au moyen dâune écriture fonctionnant de façon quasi praxinoscopique, câest le dehors, le « climat dâune époque » dont, par bribes ressuscitées, lâauteur donne la température. Quâapprendre de Lescot ? Son nom, en lui seul, nous indique quâil a peut-être commerce avec les ombres, et sa graphomanie souvent décrite semble le confirmer (une intuition qui sera validée in extremisâ¦) : homme de Lascaux à sa façon, il tente par lâinscription sauvage (de la morsure originelle du roman, sans parler du postérieur lacéré de lâinstitutrice, à la fresque carcérale finale en passant par les tags et crobards de lâadolescence) de doubler lâécriture officielle de lâHistoire, de faire courir sa « griffe aérosol » sur le mur des censeurs. On rappellera ici lâimmense et constant intérêt que Pagès porte aux graffiti, ainsi quâen témoigne son activité sur le web (son site archyves) et la récente parution dâun livre iconographique à la Découverte, Tiens, ils ont repeint ! 50 dâaphorismes urbains de 1968 à nos jours, ouvrage qui démontre si besoin était que le souci de la parole taggée nâest pas, chez lâauteur, lâexercice dâune nostalgie mais plutôt la pratique dâune empathie.
Mais revenons à Bruno Lescot, qui, tel un héros homérique, se voit affublé dâinnombrables épithètes au point dâen devenir méconnaissable. La Presse le qualifie de « Gavroche de lâautonomie », « jeune assaillant », « fils unique » (il a pourtant un frère, Romain, moins penchéque Bruno, lequel est nettement plus « italique », voire quasi « italien »), « gringalet aux mèches rebelles », « chimiste amateur », « diablotin soudain aux anges », « jeune casseur », « sympathisant autonome », « adolescent à la dérive ». Cette valse-hésitation des étiquettes atteint son paroxysme dans la deuxième série dâExposé des motifs. Cette fois-ci, câest le déferlement : détenu provisoire, jeune majeur, prisonnier Lescot Bruno, non-bachelier, étudiant novice, locataire abusif, absentéiste chronique, fraudeur récidiviste, désargenté chronique, noctambule underground, graphomane mural, incorrigible voyou, désormais infréquentable Lescot Bruno, apprenti batteur, hypothétique recéleur, retenu en sursis, étudiant fantomatique⦠Et la Presse de renchérir : gai luron, graphomane⦠Cette prolifération épithétique a une double fonction : elle stigmatise la volonté identificatoire du pouvoir dans le même temps quâelle révèle lâimpossible taxinomie humaine. Comble de lâironie : en voulant à tout prix nommer, lâautorité se heurte aux forces inestimables de lâanonyme. Lescot est une sorte dâhybris aphoristique vivant, un ludion-trublion, un virus qui nous oblige in fine non à lui imposer un visage mais à mieux déchiffrer le corps malade quâil infiltre. Voilà pourquoi le roman de Pagès, sous couvert dâêtre le portrait « crashé » (comme on parle de crash-test) dâun ultime énergumène, opère une radiographie de la société française de 68 à nos jours â radiographie, puisque sous prétexte de démasquer une tumeur câest tout le corps social dont les organes sont mis à nu.
On prêtera donc une attention particulière à tout ce qui entoure et détoure le bonhomme dâarrache-pied quâest Lescot. Au parcours professionnel de ses parents, avec en autre la figure manipulatrice du père, ethnographe suspect, dont on a pu rencontrer un avatar dans Le Théoriste (2001). La mère, est-il précisé au début, est « assistante à la mise au point », et là encore lâesprit souvent littéral du texte peut nous convaincre dâune fonction autre que purement photographique de cette femme, à qui incombe de soigner lâinstantané. Les concubins Tomas Uribe et Inés Ortiz, parents de la délurée Valentina, sont eux aussi dâadroits indicateurs (dâhabiles mouchards ? de subtils révélateurs ? ), étant respectivement « traducteur » et « interprète » : ils offriront, littéralement donc, une autre « version » de lâhistoire Lescot, mais aussi de lâHistoire parallèle â le réfugié espagnol Uribe est comme un double de Lescot, à la fois casseur, taggeur et mentor, avant de devenir une sorte de « crypto-beau-père », gérant dâune librairie â Comix Trip â et traducteur de BD. Mais surtout, son odyssée permet de rappeler certains nÅuds étouffés du passé â les « intrépides Mujeres libres » et la colonne Durruti, le camp dâinternement de Rivesaltes, la grève des mineurs dans les Asturies, tout ce quasi hors-champ que Encore heureux fait resurgir sans cesse.
De même, on pourrait repérer, tout au long du roman, un fil rouge « clinique », portant la trace de lâintérêt quâa toujours accordé Pagès à la figure de lâinsensé et aux travaux de Foucault, mais surtout de Deleuze et Guattari. Pour preuve, on donnera la récurrence dâun lieu au nom plus que symbolique : Charenton. Référence assortie dâallusion au marquis de Sade, que viendra déplier plus tard dans le roman la retraite/planque de Bruno à La Borde, haut lieu de lâantipsychiatrie dirigée par Oury et Guattari. On ne sâétonnera donc pas que Serge Darmon, le psychiatre chargé dâévaluer Lescot, sâenferre un temps dans une vision Ådipienne de lâinculpé Bruno â « Devenir une sorte dâenfant sauvage, câest évidemment pour lui un moyen dâattirer lâattention de son géniteur, de réinvestir une place centrale à ses yeux, de combler un manque psychoaffectif. » Mais Darmon nâest pas juste un praticien obtus, puisquâil jouera jusquâau bout son rôle dâ« indéfectible tuteur moral », allant jusquâà recueillir le clandestin Lescot dans sa fuite éperdue. Le principe de caricature, qui opère souvent dans les textes de Pagès, évite paradoxalement le piège manichéiste. Lâinstable des affects reste gage de liberté.
Dix ans séparent la parution de Encore heureux du précédent roman publié par Pagès, Le Soi-Disant. Entretemps, le lecteur aura pu découvrir le travail photographique de lâauteur, à travers lâouvrage Photomanies (Le Bec en lâair, 2015), dont la dimension urbaine, avec sa structure gémellaire, entre en lumineuse résonance avec le répertoire de graffiti que donne à voir Tiens, ils ont repeint ! (La Découverte, 2017). Ajoutons à cela le bref exercice mnésique auquel sâadonnait Souviens-moi(LâOlivier 2014), où se souvenir allait de pair avec une sorte de reprise illégale de la mémoire collective. Et prenons en compte, bien sûr, son travail comme co-éditeur des éditions Verticales avec Jeanne Guyon, dans la mesure où ses choix éditoriaux participent à leur manière adventice, de son Åuvre en cours (Noémi Lefebvre, Olivia Rosenthal, etc.). Quelque chose se dessine, une vibration insistante, une passion des sillons à creuser, un goût pour la parole affranchie, le corps épris de pied-de-nez et de croc-en-jambe, bref, une préhension libertaire des mouvements (sociaux, corporels, linguistiquesâ¦).
Encore heureux fonctionne comme un arlequin mutin, un cheval de Troie : endossant les habits rhétoriques du pouvoir (judiciaire, clinique, médiatiqueâ¦), le texte laisse émerger, dans les interstices dâune phraséologie institutionnelle, une prose rétive et ironique qui, sous couvert de distanciation, dâanaphore et de formules calibrées, libère les démons de la langue, de façon à la fois potache (le détournement des slogans comme arme de subversion massive) et politique (lâinsistance de lâintime à se dissoudre dans le social via le sabotage de lâévénementiel). Le livre est dédié « au bénéfice du doute », et il nâest sans doute pas exagéré de dire que le travail de Pagès se veut, en profondeur, une archéologie du doute. Il faudrait imaginer un mode actif et transitif du verbe « douter ». Douter les choses, les êtres, les événements, non pas remettre en cause leur existence ou leur possibilité, mais inoculer en eux les puissances du doute, afin de déplier lâinquiétante ambiguïté de leur devenir. Pagès, en agité du local averti, fait du caprice asocial non la marque dâune crise irresponsable mais le moteur dâune scène de (grand) ménage politique.
Published on February 16, 2018 02:16
February 6, 2018
Mathieu Riboulet (1960-2018)
"En dehors des livres on ne bâtit jamais de monuments aux morts pour les morts de la paix." (Mathieu Riboulet, 1960-2018)
Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, juillet 1996.Mère Biscuit, Maurice Nadeau, avril 1999.Quelqu'un s'approche, Maurice Nadeau, 2000 (rééd. Verdier/poche, 2016, avec une postface de Martin Hervé).Le Regard de la source, Maurice Nadeau, 2003.Les Ãmes inachevées, Ãditions Gallimard, coll. Haute enfance, janvier 2004. Le Corps des anges , Gallimard, septembre 2005.Deux larmes dans un peu d'eau, Gallimard, coll. L'un et l'autre, octobre 2006.L'Amant des morts, Verdier, août 2008.Avec Bastien, Verdier, août 2010. Les Åuvres de miséricorde , Verdier, août 2012 - Prix Décembre(Avec Véronique Aubouy) à la lecture, Grasset, septembre 2014(Avec Patrick Boucheron) Prendre dates. Paris, 6 janvier - 14 janvier 2015, Verdier, mai 2015Lisières du corps, Verdier, août 2015Entre les deux il nây a rien, Verdier, août 2015Or, il parlait du sanctuaire de son corps, Les Inaperçus, mars 2016
Published on February 06, 2018 02:12
January 19, 2018
J'allais oublier: Bonne année
Je veux te prendre, toi que je tiens haletante
Contre mes seins, les yeux noirs de consentement ;
Je veux te posséder comme un amant,
Je veux te prendre jusqu'au coeur !...Je veux te prendre !...
Ah ! rouler ma nudité sur ta nudité,
Te fixer, te dévorer les yeux jusqu'à l'âme,
Te vouloir, te vouloir !... Et n'être qu'une femme
Sur le bord défendu de la félicité !...
Et m'assouvir d'une possession ingrate
Qui voudrait te combler, t'atteindre, t'éventrer,
Et qui n'est rien qu'un geste vain d'ongle fardé
Fouillant de loin ta chair profonde et délicate !...
(Lucie Delarue, Furieusement)
Published on January 19, 2018 06:13
J'allais oublier: Bonne année
Je veux te prendre, toi que je tiens haletante
Contre mes seins, les yeux noirs de consentement ;
Je veux te posséder comme un amant,
Je veux te prendre jusqu'au coeur !...Je veux te prendre !...
Ah ! rouler ma nudité sur ta nudité,
Te fixer, te dévorer les yeux jusqu'à l'âme,
Te vouloir, te vouloir !... Et n'être qu'une femme
Sur le bord défendu de la félicité !...
Et m'assouvir d'une possession ingrate
Qui voudrait te combler, t'atteindre, t'éventrer,
Et qui n'est rien qu'un geste vain d'ongle fardé
Fouillant de loin ta chair profonde et délicate !...
(Lucie Delarue, Furieusement)
Published on January 19, 2018 06:13
January 16, 2018
Depuis l'au-delà de la connerie
Bon, on ne va pas tourner autour du pot: Bernard Werber sort un nouveau roman, un peu comme d'autres sortent leur chien, dirait-on. Le titre est assez prometteur: Depuis l'au-delà . On a déjà envie de décrocher son nécrophone, non? Mais à peine l'a-t-on ouvert, ce livre plein de pages imprimées, à peine en a-t-on commencé la lecture qu'on s'aperçoit qu'il ne s'agit pas d'un roman! Non, c'est un manuel de rédaction. Bernard Werber a décidé de nous raconter comment il s'y prend pour écrire un livre haletant destiné à être lu par des yeux. Pour ceux qui douteraient de la chose, voici le tout début de ce mode d'emploi du bête-c'est-l'heure :" A peine réveillé, lâécrivain Gabriel Wells bondit de son lit. Il a enfin trouvé en rêve la première phrase de son prochain roman. Une question simple, qui ouvrira le livre sur lâénigme du décès du narrateur.« Qui⦠mâa⦠tué ? »
Ce démarrage lui semble offrir un paradoxe qui va lâobliger à trouver une intrigue originale. Comment le héros peut-il sâexprimer sâil est déjà trépassé ? Comment a fortiori peut-il enquêter sur son propre assassinat ?
Excité par ce nouveau défi, Gabriel Wells ne prend même pas le temps de petit-déjeuner. Il sort de son immeuble et marche dâun bon pas pour rejoindre son bistrot habituel, Le Coquelet. Il y a laissé la veille son ordinateur, sorte de destrier électronique quâil sâapprête à enfourcher comme chaque matin pour sa séance de galop dâécriture.
Il hâte le pas et se concentre sur la recherche de sa dernière phrase. Car pour lui, un roman nâest rien dâautre quâune phrase dâouverture â ce quâon nomme dans son jargon « lâincipit » â qui conduit à une phrase de fermeture â « lâexcipit ».
Reste à trouver le mécanisme dâhorlogerie qui gouverne lâintrigue et doit aspirer le lecteur dans un système où il va sâenfoncer jusquâà progressivement oublier sa propre vie pour ne sâintéresser quâà celle du héros."
Certes, il y a bien une tentative pour accéder à une certaine dimension romanesque, et ce grâce aux belles et précises descriptions de la marche à pied qu'a ciselées le bijoutier Werber, servies par une richesse lexicale assez culottée: "marche d'un bon pas" et "hâte le pas". Certes, Werber ose des images assez radicales, par exemple quand il compare un ordinateur à un "destrier électronique", même si la vision de Werber enfourchant un MacBookAir fait un peu mal aux cuisses. Mais pour le reste on assiste bien à la levée d'un secret: Le romancier doit trouver un mécanisme susceptible d'aspirer le lecteur dans un système. On a presque envie de dire: un piège. Un mélange de tapette à souris et d'aspirateur. Mais surtout, une question cruciale est posée:
"Comment le héros peut-il s'exprimer s'il est déjà trépassé?"Et un commentaire donné:
"Ce démarrage lui semble offrir un paradoxe qui va l'obliger à trouver une intrigue originale."Oh, purée. Bref. Nanti de ces indications, vous aussi posez-vous une question à la con et tartinez trois cents pages dans la foulée. Inspiré, vous aspirez. C'est simple, non?
Published on January 16, 2018 08:30
Depuis l'au-delà de la connerie
Bon, on ne va pas tourner autour du pot: Bernard Werber sort un nouveau roman, un peu comme d'autres sortent leur chien, dirait-on. Le titre est assez prometteur: Depuis l'au-delà. On a déjà envie de décrocher son nécrophone, non? Mais à peine l'a-t-on ouvert, ce livre plein de pages imprimées, à peine en a-t-on commencé la lecture qu'on s'aperçoit qu'il ne s'agit pas d'un roman! Non, c'est un manuel de rédaction. Bernard Werber a décidé de nous raconter comment il s'y prend pour écrire un livre haletant destiné à être lu par des yeux. Pour ceux qui douteraient de la chose, voici le tout début de ce mode d'emploi du bête-c'est-l'heure :" A peine réveillé, l’écrivain Gabriel Wells bondit de son lit. Il a enfin trouvé en rêve la première phrase de son prochain roman. Une question simple, qui ouvrira le livre sur l’énigme du décès du narrateur.« Qui… m’a… tué ? »
Ce démarrage lui semble offrir un paradoxe qui va l’obliger à trouver une intrigue originale. Comment le héros peut-il s’exprimer s’il est déjà trépassé ? Comment a fortiori peut-il enquêter sur son propre assassinat ?
Excité par ce nouveau défi, Gabriel Wells ne prend même pas le temps de petit-déjeuner. Il sort de son immeuble et marche d’un bon pas pour rejoindre son bistrot habituel, Le Coquelet. Il y a laissé la veille son ordinateur, sorte de destrier électronique qu’il s’apprête à enfourcher comme chaque matin pour sa séance de galop d’écriture.
Il hâte le pas et se concentre sur la recherche de sa dernière phrase. Car pour lui, un roman n’est rien d’autre qu’une phrase d’ouverture – ce qu’on nomme dans son jargon « l’incipit » – qui conduit à une phrase de fermeture – « l’excipit ».
Reste à trouver le mécanisme d’horlogerie qui gouverne l’intrigue et doit aspirer le lecteur dans un système où il va s’enfoncer jusqu’à progressivement oublier sa propre vie pour ne s’intéresser qu’à celle du héros."
Certes, il y a bien une tentative pour accéder à une certaine dimension romanesque, et ce grâce aux belles et précises descriptions de la marche à pied qu'a ciselées le bijoutier Werber, servies par une richesse lexicale assez culottée: "marche d'un bon pas" et "hâte le pas". Certes, Werber ose des images assez radicales, par exemple quand il compare un ordinateur à un "destrier électronique", même si la vision de Werber enfourchant un MacBookAir fait un peu mal aux cuisses. Mais pour le reste on assiste bien à la levée d'un secret: Le romancier doit trouver un mécanisme susceptible d'aspirer le lecteur dans un système. On a presque envie de dire: un piège. Un mélange de tapette à souris et d'aspirateur. Mais surtout, une question cruciale est posée:
"Comment le héros peut-il s'exprimer s'il est déjà trépassé?"Et un commentaire donné:
"Ce démarrage lui semble offrir un paradoxe qui va l'obliger à trouver une intrigue originale."Oh, purée. Bref. Nanti de ces indications, vous aussi posez-vous une question à la con et tartinez trois cents pages dans la foulée. Inspiré, vous aspirez. C'est simple, non?
Published on January 16, 2018 08:30
January 10, 2018
Pamphlets céliniens : à propos du phénomène d'enflure
Ãa a commencé à se savoir: les éditions Gallimard s'apprêtent à rééditer les pamphlets de Céline, et ce pour des raisons qui demeurent assez nébuleuses, voire fluctuantes. La veuve de Céline aurait besoin d'argent pour payer ses soins médicalisés, des éditions pirates circulent au détriment d'une édition "officielle", une édition canadienne existe déjà , Les Décombres de Rebatet n'ont pas fait de vagues, le temps a passé, il y a une demande, etc.Bref, la motivation n'est pas très claire. En revanche, des écrivains sont invités à choisir leur camp par voie de presse. Pour? Contre? Il y a ceux qui les ont lus, ceux qui ne les ont pas (encore) lus. Ceux qui sont scandalisés à l'idée qu'on puisse mettre sur le marché des écrits antisémites, ceux qui pensent qu'on doit pouvoir accéder à ces textes pour compléter la fresque Céline. Censure? Pression? Fusion? Acquisition? Un appareil critique peut-il atténuer la portée immonde des propos tenus par l'auteur de Bagatelles pour un massacre? De tels écrits ne tombent-ils pas sous le coup de la loi? Quel genre de lecteurs va se précipiter sur ces textes? Les antisémites vont-ils y trouver matière à alimenter leur haine ? Les céliniens de quoi se désoler? Les amoureux de la littérature (et des chats) y trouveront-ils de quoi fourbir le débat sur la dichotomie-de-pain entre l'homme et l'Åuvre? Céline est-il encore dans Céline? Doit-on nuancer la virulence haineuse de Céline en arguant qu'à l'époque l'antisémitisme n'était pas considéré comme un délit mais relevait davantage d'une opinion, qui plus est largement répandue ? (Ce dernier argument circule vaguement, bien qu'il soit aussi infondé que nauséabondâ¦). Bref, la polémique "enfle", comme on dit.
Ce phénomène d'enflure n'a pas échappé aux éditions Gallimard, comme le souligne Emmanuel Requette, qui dirige la librairie Ptyx à Bruxelles, et qui a reçu, comme tous ses confrères, certainement, la missive suivante:
Les motivations éditoriales, on l'a dit au début de ce billet, ne sont pas très claires. La date de publication non plus, apparemment: "sans doute", "a priori"⦠En revanche, et ce malgré le climat un peu boueux de l'affaire, il y a certaines choses qui résistent à tout. Comme ce qui relève du "bon jugement" â c'est le sens du terme "judicieux". Ou, encore plus frappant, l'usage délibérément (?) célinien des points de suspension pour unir deux propositions en apparence indépendantes (remettre en avant le fond + la polémique enfle). Bon, il n'est pas sûr que l'appel à la délation et au meurtre des juifs auquel se livre Céline dans ces textes soit hyper vendeur, mais en revanche, ça peut éventuellement booster les ventes des romans de l'auteur (faut-il s'en réjouir? un train peut-il en cacher un autre?). On se demande accessoirement si Fayard va se livrer à la même stratégie commerciale quand cette maison publiera Mein Kampf de Hitler (publication elle aussi repoussée, elle aussi assortie d'un appareil critique protecteur, etc.). Les libraires recevront-ils un courrier du style: "Il sera judicieux dès que vous le souhaiterez de remettre en avant le fonds Shoah⦠alors que la polémique enfle autour de cette future publication."
Posons-nous simplement cette question: comment comprendre la formulation syntaxique de la phrase: "la polémique enfleâ¦" Une polémique peut-elle enfler en soi? Quelque chose peut-il enfler de lui-même? Ou est-ce une façon rhétorique de donner une apparence active à un énoncé ayant un lourd passif? Mais surtout, n'est-il pas intéressant de voir que c'est le terme même de "polémique", utilisé dans le courrier commercial de Gallimard, qui a été choisi pour titrer les écrits pamphlétaires de Céline? Et non celui d'écrits antisémites? Mais si on avait choisi ce dernier titre, aurait-il fallu écrire, dans le courrier adressé aux libraires: "alors que l'antisémitisme enfle autour de cette future publication"? En tout cas, quelle concision dans ce courrier! Une seule ligne pour sensibiliser les libraires qui vont devoir manipuler un texte aussi toxique!
Alors, pour ou contre? Un début de réponse a déjà été fourni: +2% réels. Comme disait l'autre, tous mes vÅux pour cette nouvelle annéeâ¦
____________________________________________
Addendum (AFP /Ã 14h):
Les éditions Gallimard annoncent que le projet de réédition des pamphlets de Céline est finalement suspendu. « Au nom de ma liberté d'éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends ce projet, jugeant que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l'envisager sereinement » explique Antoine Gallimard à l'AFP.
Published on January 10, 2018 23:12
Pamphlets céliniens : à propos du phénomène d'enflure
Ça a commencé à se savoir: les éditions Gallimard s'apprêtent à rééditer les pamphlets de Céline, et ce pour des raisons qui demeurent assez nébuleuses, voire fluctuantes. La veuve de Céline aurait besoin d'argent pour payer ses soins médicalisés, des éditions pirates circulent au détriment d'une édition "officielle", une édition canadienne existe déjà, Les Décombres de Rebatet n'ont pas fait de vagues, le temps a passé, il y a une demande, etc.Bref, la motivation n'est pas très claire. En revanche, des écrivains sont invités à choisir leur camp par voie de presse. Pour? Contre? Il y a ceux qui les ont lus, ceux qui ne les ont pas (encore) lus. Ceux qui sont scandalisés à l'idée qu'on puisse mettre sur le marché des écrits antisémites, ceux qui pensent qu'on doit pouvoir accéder à ces textes pour compléter la fresque Céline. Censure? Pression? Fusion? Acquisition? Un appareil critique peut-il atténuer la portée immonde des propos tenus par l'auteur de Bagatelles pour un massacre? De tels écrits ne tombent-ils pas sous le coup de la loi? Quel genre de lecteurs va se précipiter sur ces textes? Les antisémites vont-ils y trouver matière à alimenter leur haine ? Les céliniens de quoi se désoler? Les amoureux de la littérature (et des chats) y trouveront-ils de quoi fourbir le débat sur la dichotomie-de-pain entre l'homme et l'œuvre? Céline est-il encore dans Céline? Doit-on nuancer la virulence haineuse de Céline en arguant qu'à l'époque l'antisémitisme n'était pas considéré comme un délit mais relevait davantage d'une opinion, qui plus est largement répandue ? (Ce dernier argument circule vaguement, bien qu'il soit aussi infondé que nauséabond…). Bref, la polémique "enfle", comme on dit.
Ce phénomène d'enflure n'a pas échappé aux éditions Gallimard, comme le souligne Emmanuel Requette, qui dirige la librairie Ptyx à Bruxelles, et qui a reçu, comme tous ses confrères, certainement, la missive suivante:
Les motivations éditoriales, on l'a dit au début de ce billet, ne sont pas très claires. La date de publication non plus, apparemment: "sans doute", "a priori"… En revanche, et ce malgré le climat un peu boueux de l'affaire, il y a certaines choses qui résistent à tout. Comme ce qui relève du "bon jugement" – c'est le sens du terme "judicieux". Ou, encore plus frappant, l'usage délibérément (?) célinien des points de suspension pour unir deux propositions en apparence indépendantes (remettre en avant le fond + la polémique enfle). Bon, il n'est pas sûr que l'appel à la délation et au meurtre des juifs auquel se livre Céline dans ces textes soit hyper vendeur, mais en revanche, ça peut éventuellement booster les ventes des romans de l'auteur (faut-il s'en réjouir? un train peut-il en cacher un autre?). On se demande accessoirement si Fayard va se livrer à la même stratégie commerciale quand cette maison publiera Mein Kampf de Hitler (publication elle aussi repoussée, elle aussi assortie d'un appareil critique protecteur, etc.). Les libraires recevront-ils un courrier du style: "Il sera judicieux dès que vous le souhaiterez de remettre en avant le fonds Shoah… alors que la polémique enfle autour de cette future publication."
Posons-nous simplement cette question: comment comprendre la formulation syntaxique de la phrase: "la polémique enfle…" Une polémique peut-elle enfler en soi? Quelque chose peut-il enfler de lui-même? Ou est-ce une façon rhétorique de donner une apparence active à un énoncé ayant un lourd passif? Mais surtout, n'est-il pas intéressant de voir que c'est le terme même de "polémique", utilisé dans le courrier commercial de Gallimard, qui a été choisi pour titrer les écrits pamphlétaires de Céline? Et non celui d'écrits antisémites? Mais si on avait choisi ce dernier titre, aurait-il fallu écrire, dans le courrier adressé aux libraires: "alors que l'antisémitisme enfle autour de cette future publication"? En tout cas, quelle concision dans ce courrier! Une seule ligne pour sensibiliser les libraires qui vont devoir manipuler un texte aussi toxique!
Alors, pour ou contre? Un début de réponse a déjà été fourni: +2% réels. Comme disait l'autre, tous mes vœux pour cette nouvelle année…
____________________________________________
Addendum (AFP /à 14h):
Les éditions Gallimard annoncent que le projet de réédition des pamphlets de Céline est finalement suspendu. « Au nom de ma liberté d'éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends ce projet, jugeant que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l'envisager sereinement » explique Antoine Gallimard à l'AFP.
Published on January 10, 2018 23:12
December 28, 2017
PLI â et le miracle Chopinaud
Non, ce titre n'est pas l'indication d'une formule d'origami, mais le titre et le numéro d'une revue,
Pli
. Son nom évoque tour à tour Michaux, Deleuze, Boulez, libre à chacun d'y reconnaître son pli. Eh bien sachez que ce numéro est assez impressionnant. Il débute par un texte de Véronique Bergen, qui laisse à Gaïa le soin de régler ses comptes, une déesse qui "vomit les justiciers qui veulent la mettre au ban de l'humanité". Il y a des textes de Luc Bénazet, en bilingue, avec une traduction de Deborah Lennie, qui nous laisse entrevoir ce que peut signifier traduire l'absence, le contracté, le manquant, belle leçon d'anti-univers. Jean-Christophe Pagès se livre au jeu du copié-collé à partir d'infos en ligne, exercice un peu facile qui donne toujours de chouettes résultats, puisque juxtaposer des énoncés ordinaires finit par produire de l'incongru. Jean-Marie Gleize, dans un long texte intitulé Légender?, se penche sur la "problématique du documental" et son travail sur l'image-texte. On trouvera également un cahier spécial "poésie anglophone", qui vous permettra de découvrir des textes entre autres de Rob Halpern, Jonty Tiplady, etc. Une nouvelle en cases dessine par L. L. de Mars (Torse)⦠Mais surtout, ce numéro contient un texte magnifique signé Pierre Chopinaud, extrait d'un livre (?) en cours (?) intitulé La Langue familière étrangère, à la syntaxe dénouée, prodigieusement labile, aussi hypnotique que poignant, où sont convoqués tour à tour la mère, la langue et la langue mère, que viennent visiter les puissances terroristes du viol, où est détaillée l'inscription du corps dans la langue⦠Chopinaud parle une pensée fluide où l'abstrait entre en chair à peine articulé, une langue irriguée par une liturgie délicieusement barbare:
"Ma mère me fit la parole enfanter en français et envelopper dans cette langue son corps, comme le vêtement qui sa peau voilant me la faisait aimer. Faisant du Français le corps immatériel de notre amour, elle faisait sienne une race qui en elle est entrée comme en elle mon père l'avait semée. J'étais ce par quoi dans cette langue son corps s'exhaussait, comme issu de cette chair, cette chair j'y projetais; et comme dans cette langue je nommais son visage comme elle me l'enseignait, le verbe nous enveloppait ensemble dans la lumière qui, tombant de la fenêtre comme au ciel elle me donnait, était le halo par quoi l'esprit d'elle radiant sanctifie la chair."On n'avait rien lu d'aussi puissant depuis un bail. On est emporté charrié comme chez Genet, secoué par une prose réinventée qui coule et contorsionne â soudain le mythologique s'en mêle, se dressent alors les fantômes des femmes musulmanes de Bosnie orientale, puis les esclaves Yésédis, et derrière elle la masse des décimeurs du sexe, et c'est comme un chant prolongeant â enfin â celui de Guyotat. Un éblouissement tenu et continu, une fièvre à la cadence inspirée qui nous hante autant que nous la hantons.
S'il y a bien une chose que je ferai en 2018, c'est de guetter Chopinaud. A lui seul, n'en doutez pas, il sauvera la mise. Editeurs de langues incarnées, si vous existez (et vous êtes quelques-uns), tendez l'oreille.
______________Pli, numéro 8
A lire également, un entretien passionnant avec Chopinaud, sur son travail autour de Muzafer Beslim, poète Rrom vivant en Macédoine (Kopje).
Published on December 28, 2017 11:17
PLI — et le miracle Chopinaud
Non, ce titre n'est pas l'indication d'une formule d'origami, mais le titre et le numéro d'une revue,
Pli
. Son nom évoque tour à tour Michaux, Deleuze, Boulez, libre à chacun d'y reconnaître son pli. Eh bien sachez que ce numéro est assez impressionnant. Il débute par un texte de Véronique Bergen, qui laisse à Gaïa le soin de régler ses comptes, une déesse qui "vomit les justiciers qui veulent la mettre au ban de l'humanité". Il y a des textes de Luc Bénazet, en bilingue, avec une traduction de Deborah Lennie, qui nous laisse entrevoir ce que peut signifier traduire l'absence, le contracté, le manquant, belle leçon d'anti-univers. Jean-Christophe Pagès se livre au jeu du copié-collé à partir d'infos en ligne, exercice un peu facile qui donne toujours de chouettes résultats, puisque juxtaposer des énoncés ordinaires finit par produire de l'incongru. Jean-Marie Gleize, dans un long texte intitulé Légender?, se penche sur la "problématique du documental" et son travail sur l'image-texte. On trouvera également un cahier spécial "poésie anglophone", qui vous permettra de découvrir des textes entre autres de Rob Halpern, Jonty Tiplady, etc. Une nouvelle en cases dessine par L. L. de Mars (Torse)… Mais surtout, ce numéro contient un texte magnifique signé Pierre Chopinaud, extrait d'un livre (?) en cours (?) intitulé La Langue familière étrangère, à la syntaxe dénouée, prodigieusement labile, aussi hypnotique que poignant, où sont convoqués tour à tour la mère, la langue et la langue mère, que viennent visiter les puissances terroristes du viol, où est détaillée l'inscription du corps dans la langue… Chopinaud parle une pensée fluide où l'abstrait entre en chair à peine articulé, une langue irriguée par une liturgie délicieusement barbare:
"Ma mère me fit la parole enfanter en français et envelopper dans cette langue son corps, comme le vêtement qui sa peau voilant me la faisait aimer. Faisant du Français le corps immatériel de notre amour, elle faisait sienne une race qui en elle est entrée comme en elle mon père l'avait semée. J'étais ce par quoi dans cette langue son corps s'exhaussait, comme issu de cette chair, cette chair j'y projetais; et comme dans cette langue je nommais son visage comme elle me l'enseignait, le verbe nous enveloppait ensemble dans la lumière qui, tombant de la fenêtre comme au ciel elle me donnait, était le halo par quoi l'esprit d'elle radiant sanctifie la chair."On n'avait rien lu d'aussi puissant depuis un bail. On est emporté charrié comme chez Genet, secoué par une prose réinventée qui coule et contorsionne – soudain le mythologique s'en mêle, se dressent alors les fantômes des femmes musulmanes de Bosnie orientale, puis les esclaves Yésédis, et derrière elle la masse des décimeurs du sexe, et c'est comme un chant prolongeant – enfin – celui de Guyotat. Un éblouissement tenu et continu, une fièvre à la cadence inspirée qui nous hante autant que nous la hantons.
S'il y a bien une chose que je ferai en 2018, c'est de guetter Chopinaud. A lui seul, n'en doutez pas, il sauvera la mise. Editeurs de langues incarnées, si vous existez (et vous êtes quelques-uns), tendez l'oreille.
______________Pli, numéro 8
A lire également, un entretien passionnant avec Chopinaud, sur son travail autour de Muzafer Beslim, poète Rrom vivant en Macédoine (Kopje).
Published on December 28, 2017 11:17
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