Alan Spade's Blog, page 5

October 14, 2024

L'Essence des Sens : chapitre 16

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le seizième. 

16. Pour l’honneur de Grendchko 

En retirant son casque, Jaynak ressentit une nouvelle démangeaison, sous l’une de ses plaques au niveau du front. Son doigt entra en contact avec son bandeau, et il laissa retomber sa main. Il s’accroupit et reprit son souffle quelques secondes. Les efforts dans cet univers virtuel l’avaient épuisé, à moins que ce ne fût la soudaine charge émotionnelle de la fin de l’exercice. En tout cas, il avait deviné juste. Quand les Fengirs donnaient des ordres, ils entendaient être obéis, quelles que fussent les pertes collatérales. Dès qu’il remit le casque sur sa patère, la paroi de son tube coulissa en émettant un chuintement, lui libérant le passage. 

Parmi ses compagnons, seuls Lindev et Pechko en avaient déjà terminé. Ils s’assemblèrent pour observer les autres. Jaynak apprit qu’ils avaient subi les mêmes épreuves que lui. Eux aussi avaient perdu une vie, et eux aussi avaient fini par triompher malgré tout. Dans leurs tubes, leurs compagnons bougeaient les membres avec précaution. Lorkcho se mit tout à coup à battre des bras et s’affaissa lourdement sur les genoux — Jaynak revécut en pensée sa propre chute. L’imposante carcasse du stagiaire fut parcourue d’un tremblement, puis s’immobilisa. Il demeura ainsi quelques secondes, telle une statue, avant de s’animer de nouveau. Lorkcho se redressa péniblement. Ses jambes s’agitèrent dans son tube. Jaynak résista à l’envie de s’empresser vers son compagnon pour lui enlever son casque et prendre sa place — il ne lui rendrait pas service. Au contraire, ce serait là l’éclatante démonstration qu’il le jugeait inapte. Comme si la situation de Lorckcho n’était déjà pas suffisamment précaire...

Regarder les participants affronter la simulation, s’imaginer chacun de leurs mouvements équivalait à en revivre les différentes étapes en simples spectateurs. C’était à la fois pénible et frustrant. Lorkcho fut le dernier à sortir. « J’ai fini par réussir, dit-il en se rapprochant du petit groupe qui l’attendait. De justesse, il ne me restait qu’une vie. » Jaynak lui passa le bras autour des épaules et l’étreignit un instant. Lorkcho parut surpris mais sourit faiblement. 

Il n’y eut aucun soldat pour les raccompagner. Seuls deux drones s’en chargèrent, preuve qu’Ymeo et ses hommes avaient une confiance totale en leurs capacités. Un silence pesant régnait dans le groupe. Jaynak n’avait pas discuté avec les autres du choix éthique qui leur avait été proposé. Très certainement, si ses compagnons avaient surmonté l’épreuve, c’est qu’eux aussi avaient décidé de sacrifier la femelle Fengir et son fils. Cette Voie sur laquelle on entendait les remettre était celle de la soumission et de la cruauté. Il ne lui restait cependant plus assez de force pour se rebeller. Ce fut avec une amère satisfaction qu’une fois de retour dans le dortoir, il constata la présence de volutes de sengré s’échappant de son ballon-tube près de sa couche. Les verres avaient été chauffés juste à point pour leur venue dans la pièce, une attention dont il n’aurait pas cru leurs hôtes capables. 

Il s’allongea. Son bandeau glissa alors, s’étant desserré de lui-même. Il le retira et le plaça à côté de lui. Plutôt que de positionner le ballon-tube directement sur son nez, il observa les autres lits. 

Ses compagnons ne portaient plus leur bandeau. Celui de Lorkcho était vraisemblablement tombé sans qu’il ne s’en aperçoive, au moment où son possesseur s’était penché vers son ballon-tube dont il inhalait furieusement le sengré. Pechko en faisait autant, mais en s’interrompant de temps à autre. Glenk avait le visage tourné vers le plafond et ruminait de sombres pensées. Lindev recherchait la position la plus confortable sur sa couche. Quant à Naldeia, assise en face de lui, elle le fixait du regard d’une manière qui le troubla. 

Les yeux de la jeune femme se posèrent sur le ballon-tube de Jaynak, et elle secoua la tête. 

Il la dévisagea un instant. Elle se tenait droit, ses yeux brillaient d’une lueur bleutée dans laquelle il lut le défi. Attitude fière, peut-être même admirable, mais aussi dangereuse. 

Il se passa la langue sur les lèvres. Non sans en éprouver de la honte, il se détourna et s’empara du ballon-tube. Dont il inhala quelques bouffées. Le sengré était fort, oui, mais il l’avait mérité. Surtout, s’il voulait s’endormir sans ressasser de pensées négatives, s’enivrer juste ce qu’il fallait était le meilleur moyen. Quelles étaient leurs perspectives, après tout, ici ? Isolés et oubliés de tous, surveillés sans relâche par les drones implacables. Jaynak fit cependant effort sur lui-même pour repousser le ballon-tube plus tôt qu’il ne l’aurait fait s’il n’avait senti le regard de la jeune femme peser sur lui. Il s’allongea, et le sommeil vint très vite. 

Etait-ce le milieu de la nuit ? Quelqu’un lui secouait le bras, au point de le faire émerger de sa torpeur. Dans la pâle lueur bleue d’Ulicron filtrant à travers les fenêtres se découpaient le front haut et le nez aristocratique de Glenk. Le personnage lui faisait signe de se lever. Jaynak eut un geste d’humeur et se retourna pour ne plus le voir, mais l’homme se mit à le secouer de plus belle. De guerre lasse, pestant dans sa barbe, Jaynak consentit à se redresser. Glenk le traîna vers les douches, dans la pièce adjacente. 

 « Je t’ai vu aider Lorkcho, chuchota-t-il avec ferveur. Tu m’as l’air de quelqu’un de bien. Mais si tu veux vraiment l’aider, et t’aider toi-même, nous devons préparer un plan pour nous sortir d’ici. »

 Jaynak battit des paupières. Les brumes du sommeil engourdissaient-elles son esprit, ou avait-il bien entendu Glenk prononcer ces paroles ? L’autre apposa ses mains sur ses épaules, et lui imprima une secousse. 

« Nous devons nous sortir d’ici, martela-t-il, tant que nous en avons encore la force ! A ce rythme, nous n’allons pas tenir longtemps. Une partie des épreuves vise à saper notre vigueur, la seconde à miner notre mental. Et ce sengré… Te rends-tu compte du danger dans lequel nous sommes ? » 

Malgré la pénombre, Jaynak ressentait l’intensité du regard posé sur lui. A son tour, il plaça ses mains sur l’épaule de Glenk, et le repoussa. « Je ne veux rien avoir à faire avec ce que tu manigances, dit-il. Je suis là pour faire mon stage, c’est tout. Ne compte pas sur moi. » Il se détourna et revint vers sa couche, ignorant l’expression de stupeur et de désespoir sur le visage de Glenk. Son camarade devait être bien naïf, s’il s’imaginait que les bandeaux étaient les seuls moyens d’espionnage de leurs hôtes. S’enfuir ? Autant se commander directement un aller simple pour Ulicron ! Il s’étendit sur son lit et tendit l’oreille dans l’obscurité, jusqu’à entendre Glenk regagner sa couche. 

Ils furent réveillés en sursaut par une sonnerie grave, et regardèrent autour d’eux comme s’ils s’attendaient à être bombardés. Au lieu de cela, une voix métallique leur intima de mettre leurs bandeaux. Le temps d’obéir, la porte d’entrée glissa sur un soldat accompagné de drones, qui leur fit signe de les suivre. Ils gagnèrent la salle à manger. Jaynak évita de croiser le regard de Glenk pendant l’absorption de l’obal. 

« Combien de temps pensez-vous que va durer ce stage ? risqua Pechko. 

– Quand tu le sauras, tu nous tiendras informés. » Lendev ponctua sa réponse d’un sourire sarcastique.

 « Une fois qu’on aura réussi les épreuves, intervint Jaynak, il se terminera. Ou en tout cas, quand on nous jugera dignes de devenir des Fervents. 

– Un jour qui peut très bien ne jamais arriver, laissa tomber Lorkcho, la mine déconfite. 

– Allons, le rabroua Jaynak, tu as fini par réussir l’épreuve d’hier après-midi, non ? Sans que personne ne t’aide. Par toi-même. C’est la preuve que tu peux progresser. Et y arriver. 

– Oui, mais vous avez vu le parcours du combattant ? Ça n’est pas fait pour moi. Jamais je ne réussirai.

 – Le but n’est peut-être pas de tout réussir, intervient Naldeia de sa voix veloutée. Tant que tu montreras de la bonne volonté, tu resteras dans la course. C’est le plus important, tu ferais mieux de t’en souvenir. » 

Glenk avait la mine morose. Il se borna à secouer la tête. 

Lorkcho ainsi que chacun de ses compagnons ne tardèrent pas à devoir appliquer les conseils de Naldeia. Ymeo, toujours flanquée de ses drones, les entraîna dans un footing matinal autour de la base. Etrangement, quand Lorkcho interrompit sa course, les mains sur les hanches, haletant, à la recherche d’un second souffle, celui des drones qui s’approcha ne lui délivra pas de décharge. Il se contenta de rester à ses côtés, puis de l’accompagner jusqu’à ce qu’il rejoigne les autres à son rythme. Ils étaient rassemblés devant un stand de tir en plein air. Ymeo accueillit l’arrivée de Lorkcho d’un simple hochement de tête. 

« Ces pistolets photoniques, dit-elle en indiquant deux armes de poing sur la table du stand, sont réglés à leur minimum, c’est-à-dire qu’ils ne causent aucun dégât — chaque tir envoie un signal perçu par la cible. Dans un premier temps, pour vous familiariser, vous allez viser une cible holo. Vous n’avez droit qu’à une seule tentative, mais vous pouvez tirer quand vous le souhaitez. Appliquez-vous. » Elle désigna l’ordre des participants par binômes. Jaynak se retrouva partager la dernière position avec Glenk. 

Il y avait un bâtiment de forme cylindrique doté de différentes fenêtres à environ quarante mètres en face, mais les drones SR flottèrent jusqu’à la moitié seulement de la distance, d’où ils projetèrent les cibles holos. Rondes, celles-ci étaient pourvues de divers cercles concentriques. Pechko tira plus vite que son équipière, Naldeia. Il toucha pourtant la cible, de justesse, contrairement à la jeune femme. Landev fut celui qui prit le plus de temps. Un petit trou se forma dans le plus grand cercle, résultat qui ne parut guère lui plaire. Lorkcho avait moins fait durer le suspense, mais avait manqué. Jaynak soupesa l’arme, et visa soigneusement. Chaque drone se trouvait non loin de l’holocible projetée, si bien que Jaynak se demanda si ses compagnons n’avaient pas été tentés d’ajuster les sentinelles silencieuses à la place de la cible. Qui sait, cela faisait peut-être partie du test. L’absence de viseur optique se fit ressentir et il manqua son coup, de même que Glenk à ses côtés. 

« Une nouvelle cible maintenant, fit Ymeo, plus imposante mais aussi plus éloignée. Attention, on parle cette fois d’une épreuve motivationnelle. Le pistolet est posé sur la table. Au signal, vous devez le saisir, viser et tirer avant votre adversaire. Mais bien sûr, tout ça ne suffit pas. Vous devez toucher l’ennemi avant qu’il ne vous touche. » 

Les stagiaires s’entreregardèrent avec consternation. 

« Qui est l’adversaire ? demanda Naldeia. 

– Un droïde de type bipède 132. Lui aussi aura son pistolet posé devant lui. Il est réglé pour être rapide, mais pas beaucoup plus que la moyenne. Vous pouvez le prendre de vitesse. » 

Le vent sifflait dans les branchages alentour. Ce fut Lorkcho qui osa poser la question la plus importante. « Il se passe quoi, si on le rate et qu’il nous touche ? 

– Une petite punition, une simple décharge électrique. Rien de bien méchant. C’est l’aspect motivationnel de l’épreuve. Ça va vous aider à progresser plus vite, vous verrez. » 

Jaynak se demanda s’il était le seul à avoir envie d’arracher à Ymeo son sourire narquois. Il supposa que non, mais fit effort pour ne rien laisser paraître. 

Naldeia et Pechko firent face à leurs adversaires. Imposants, ces derniers occupaient la grande majorité de l’encadrement des deux larges fenêtres du rez-de-chaussée du bâtiment situé à quarante mètres. Une lueur rouge unique de mauvais augure luisait au centre de leur crâne d’acier. Les drones, pour leur part, continuaient de flotter à mi-distance. Ils ne faisaient plus apparaître des cibles mais une lumière jaune. Dès qu’elle devint rouge, Naldeia et Pechko s’emparèrent de leurs armes. Le Nadarien fut plus prompt que la jeune femme, et fit feu en même temps que son adversaire. Il manqua, et son cri fit penser à un aboiement. Naldeia, qui n’avait pas eu le temps de tirer, lâcha son arme et ouvrit la bouche sur un cri silencieux tout en se tenant les côtes en tremblant. Les deux stagiaires firent la grimace en direction de leurs compagnons. Quand Jaynak demanda à Naldeia, qui s’était écartée du stand et se redressait, si elle avait encore mal, elle répondit que la douleur s’estompait. Elle avait en effet cessé de trembler. Pechko s’était ressaisi presque aussi vite. 

La pâleur le long des plaques de la figure de Lorkcho témoignait à quel point il appréhendait l’épreuve. Lendev avait quant à lui le visage fermé. Il fut plus rapide que le droïde, mais manqua son coup. Touché à son tour, il serra les dents. Lorkcho, qui n’avait pas réussi à tirer avant son adversaire, fut à peine moins stoïque, poussant un cri étouffé. 

Jaynak savait n’avoir aucun moyen d’échapper à la punition. Il n’était pas assez entraîné aux jeux de tirs en salle holo pour faire bonne figure. L’idée de se planquer sous la table l’effleura, mais ce serait immanquablement interprété comme un signe de mauvaise volonté. 

Signal jaune… Le monde semblait se résoudre à cette lueur dorée — jusqu’à ce quelle devienne rouge. Jaynak se jeta sur la poignée de l’arme, trop vite sans doute, car il ne parvint pas à assurer sa prise. A peine eût-il levé le bras qu’il fut frappé de plein fouet dans la poitrine. Il crut que son cœur s’était arrêté de battre, puis ressentit une sorte de brûlure interne. Pendant qu’il contemplait les plaques sur son torse avec incrédulité, recherchant une trace de l’impact, il prit vaguement conscience du son d’une chute. Il se tourna, pressentant quelque chose d’inhabituel. 

Glenk était tombé. Lui aussi avait les bras serrés contre la poitrine. Ce n’est que lorsqu’il examina le visage de son compagnon que Jaynak s’étonna de l’étrange fixité de son regard. Puis s’en alarma. Il y avait dans l’air une nette odeur de brûlé. 

Les compagnons se pressèrent autour du camarade qui devait être le plus âgé d’entre eux. En quelques instants, ses traits acquirent une rigidité cadavérique. 

« Son cœur n’a pas tenu, articula Naldeia avec stupeur. Il est mort. » Ses paroles furent accueillies par un grand frémissement collectif. L’incrédulité se lisait sur les visages. 

Ymeo s’approcha à son tour. Les drones flottaient au-dessus d’elle. Elle sortit sa tablette et scanna le corps de Glenk. « Diagnostic confirmé, fit-elle. Arrêt cardiaque. » 

Le désarroi régnait dans le petit groupe, tandis qu’Ymeo donnait des ordres pour que l’on vienne chercher le cadavre. Lendev s’avança vers elle, les bras croisés. « Vous avez une explication ? » Il était nettement plus grand qu’elle, et son ton était mordant. 

S’il avait cru l’impressionner, il en fut pour ses frais. Elle fit un geste pour le faire patienter. « Analyse ce bipède 132 », commanda-t-elle à l’un des drones. Celui-ci se rapprocha du droïde, avant de commencer à transmettre des données en temps réel sur la tablette d’Ymeo. La responsable de leur petit groupe gardait pendant ce temps une impassibilité peut-être juste de façade, mais qui n’en était pas moins remarquable. Elle était sur ses gardes, oui, mais son visage n’exprimait nulle culpabilité. Lorsqu’elle parla, elle les fixa dans les yeux, les uns après les autres. « Ce modèle de bipède 132 a connu un dysfonctionnement et a envoyé une décharge de plus haute intensité que prévu. Je tiens malgré tout à rassurer chacun d’entre vous. » 

Le ton employé, glacial, fit frissonner Jaynak. « Nous avons un taux de perte acceptable pour ce Stage de Remise sur la Voie. Le décès de votre camarade ne nous fait aucunement dépasser ce taux, et ne remet donc pas en cause votre participation à ce stage. Nous allons nous accorder une petite pause, pendant laquelle tous les droïdes qui doivent prendre part à l’exercice du jour seront méticuleusement vérifiés. Après ça, nous reprendrons. » 

Jaynak n’en croyait pas ses oreilles. En observant ses compagnons, il vit qu’ils étaient aussi estomaqués que lui. C’est alors qu’une pensée lui vint, glaçante. Glenk avait-il eu la prémonition de sa triste fin la nuit précédente ? Ou bien l’avait-il provoquée par sa démarche ? La question se mit à le hanter, au point qu’il en perdit contact avec la réalité. Il sentit qu’on lui touchait la main. C’était Naldeia. Elle l’attira sans un mot vers le cadavre, toujours au même endroit. S’agenouilla. « Rejoins la strate », dit-elle. Elle ramassa un peu de terre qu’elle jeta sur le corps. Puis, de l’index, elle dessina des cercles concentriques sur le torse de Glenk. 

Jaynak approuva d’un hochement de tête avant de s’agenouiller et de prélever lui-même un peu de terre. En leur montrant l’exemple des gestes traditionnels, Naldeia avait attiré à eux le monde extérieur. Pour un instant, ils n’étaient plus des individus oubliés de tous, promis à un sinistre destin, mais regagnaient leur dignité de Nadarien. Par ces gestes, Glenk se retrouvait lui aussi drapé de cette dignité, recouvrant son statut. En se relevant, Jaynak vit la gêne sur le visage d’Ymeo. Elle n’empêcha cependant aucun d’eux de pratiquer le rite. A peine Pechko, le dernier, en eut-il terminé qu’un glisseur automatisé les rejoignit. Son coffre coulissa, révélant une ouverture béante. Les deux drones conjuguèrent leurs champs de force pour soulever le cadavre et le déposer dans le glisseur. Celui-ci s’éloigna aussi silencieusement qu’il était survenu. 

« Nous allons pouvoir reprendre, lança Ymeo après avoir consulté sa tablette. Je vous rassure, tous les droïdes sont cette fois pleinement opérationnels. Le reste du parcours est un peu plus facile. Attention, concentration et réflexes, sans oublier une bonne coopération avec votre partenaire, voilà les ingrédients pour réussir. Au signal jaune, vous allez courir en direction du bâtiment. Les bipèdes 132 ne se montreront que lorsque vous en serez nettement plus près, ce qui rendra vos tirs plus efficaces. Même si vous les touchez sur des zones non vitales, ils seront désactivés. Une fois l’immeuble derrière vous, vous descendrez en bas de la pente, le long d’une rue bordée de bâtiments en enfilade. L’objectif est simple, il suffit de traverser cette reconstitution de ville d’un bout à l’autre. Méfiez-vous quand même, l’aspect motivationnel de l’épreuve est maintenu. L’ennemi peut surgir de n’importe quelle ouverture, à droite, à gauche, devant vous, derrière ou en hauteur. Il faut tout surveiller, tout écouter. Vous pouvez reprendre votre souffle de temps en temps, mais si vous restez immobile trop longtemps, les droïdes vous retrouveront avec leur vision infrarouge. Cette fois, tout se passera bien, je vous le garantis. »

 Lorkcho avait l’air hébété, comme s’il émergeait à peine des vapeurs du sengré. Lendev dissimulait mal une moue de dégoût, Pechko avait porté une main à son front et partageait avec Naldeia la même expression désabusée. Jaynak poussa un soupir. Il redressa la tête en voyant Ymeo s’approcher. 

« Comme tu n’as plus de partenaire, indiqua-t-elle, tu auras deux fois moins d’ennemis. » 

Jaynak acquiesça, sans pour autant se bercer d’illusions. 

Les drones reprirent place à mi-chemin du bâtiment. 

« Pechko et Naldeia, prenez vos armes ! ordonna Ymeo. Allez, et couvrez d’honneur Grendchko, notre maître à tous ! »

Broché 19 €

Relié 26,38 €  

ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on October 14, 2024 07:34

October 7, 2024

L'Essence des Sens : chapitre 15

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le quinzième.

15. Les cinq vies du Fengir 

Leur première journée de stage n’était pas achevée, loin s’en fallait. Après une période bien trop courte, Ymeo et ses drones revinrent. Jaynak parvint à s’arracher à l’emprise du sengré, mais les drones durent utiliser leurs champs de force pour retirer les ballons-tubes des mains de Lorkcho et de Glenk. Hébétés, ceux-ci se demandaient ce qui leur arrivait. « Nous allons passer à la salle d’immersion, fit la voix ferme d’Ymeo. Suivez-moi. » 

Tout en redoutant le pire, Jaynak alla aider Lorkcho à se lever. Son compagnon manqua le faire tomber en s’appuyant de tout son poids contre lui. Jaynak lui-même était insuffisamment remis de la première épreuve, ses jambes étaient lourdes, chacun de ses membres lui signalait une courbature. La petite procession gagna cahin-caha l’une des salles du complexe dédiées à la réalité virtuelle. Chaque casque était accroché à une patère dans un compartiment tubulaire de vitriglass. Ymeo indiqua aux stagiaires de prendre place et d’enfiler le casque. Un simple regard apprit à Jaynak qu’il n’était pas le seul à s’avancer avec circonspection. Lorsqu’il pénétra à l’intérieur de son tube, le sol s’affaissa sous lui avant de reprendre sa fermeté — Jaynak se rattrapa aux parois. La technologie ici était rétrograde. Il se trouvait sur une sorte de socle, ou de tapis dont il sentait qu’il pouvait bouger sous ses pieds. Il y avait sans doute une raison à cette volonté de ne pas installer directement une salle holographique. 

Jaynak battit des paupières. Le mystère. L’impossibilité de jeter un simple coup d’œil en passant à l’intérieur pour voir quel décor était projeté laissait entendre que l’on développait ici un programme secret. Quelle en était la teneur ? Jaynak frissonna en enfilant son casque. A ses côtés dans leurs propres tubes, ses compagnons s’équipaient également. L’obscurité fut d’abord totale. Puis, une lueur verdâtre se mit à filtrer, tandis qu’un bourdonnement de sons inconnus lui parvenait. A mesure que l’image se précisait, les sifflements, caquetages, barrissements et autres hululements de la jungle gagnaient en volume. Quatre membres velus flottaient devant lui. Instinctivement, Jaynak chercha à lever les mains pour s’en protéger. 

Les quatre membres se levèrent à l’unisson en posture défensive. Stupéfait, Jaynak tenta de bouger une main pour la placer devant ses yeux. Une paluche griffue se présenta en gros plan. 

Un Fengir. La simulation le mettait dans la peau de l’un de leurs alliés. A en juger par la forme distordue des arbres, les couleurs criardes de certaines plantes probablement carnivores, les lianes qui, parfois remuaient sans qu’aucune brise ne se fasse sentir, il se retrouvait sur la sinistrement célèbre planète Helgash 7. D’inquiétants craquements retentissaient dans la végétation. Un chuintement lui fit porter le regard plus bas. Un serpent ondulait dans les hautes herbes, s’éloignant de lui. Un grondement glaça le sang de Jaynak dans ses veines, avant qu’il ne se rende compte qu’il émanait de lui-même. Balayant le décor, il chercha en pure perte à apercevoir l’un de ses compagnons. Ce n’est qu’en écarquillant les yeux qu’il discerna la forme ramassée, parfaitement immobile d’un Fengir dont la fourrure se confondait avec la branche de l’arbre sur laquelle il était posté. Dans l’ombre, des prunelles jaunes luisaient d’intelligence. Jaynak sut immédiatement que ce ne pouvait être l’un de ses compagnons — l’osmose entre la créature et son environnement était trop parfaite. 

« Rejoins-moi, feula le Fengir. Grimpe sur la branche. » L’une des mains griffues désignait l’endroit. 

 « Et si je refuse ? » demanda Jaynak d’un ton de défi. 

Un arc de douleur irisé se répandit de son crâne à tous ses membres, qui se mirent à trembler. Jaynak voulut retirer le casque, mais s’aperçut que ses bras ne répondaient plus. Il poussa un gémissement. « Si tu persistes à chercher à enlever ton casque, tu seras exclu du Stage de Remise sur la Voie. Souhaites-tu tant que cela visiter les mines d’Ulicron ? » 

Jaynak se souvint de différents procès qui avaient défrayé la chronique. A sa connaissance, aucune des familles dont l’un des proches avait été exilé sur la lune n’avait pu faire annuler ou commuer la sentence. Il interrompit aussitôt ses efforts. Les quatre bras de son avatar, figés à mi-hauteur, retombèrent le long de son corps. 

« Un seul bond devrait suffire. » 

Les nerfs encore à vif, Jaynak respira néanmoins avec plus de facilité. Il s’avança vers la branche avec incrédulité. La hauteur à laquelle elle se trouvait était trop importante, d’après son estimation, d’autant qu’il n’était équipé d’aucun ajusteur gravitationnel qui lui aurait permis de tricher. Les empreintes dans les herbes ne laissaient aucun doute quant à la masse de son avatar. Le tronc, en revanche, n’était pas vertical, et si Jaynak parvenait à faire jouer les griffes en grande partie rétractées qu’il apercevait… Il décida malgré tout de tenter le saut en premier lieu, ne voulant pas risquer une nouvelle décharge électrique. 

Ses jambes ne fonctionnaient pas selon le même mode que les siennes sur Nadar, il eut des difficultés à obtenir un fléchissement. Jaynak avait cependant déjà utilisé des simulations assez pointues, et savait qu’il suffisait de maintenir ses instructions un certain temps pour que le programme s’adapte à ses connexions neurales et produise les résultats escomptés. Ce fut effectivement le cas. Dès que le fléchissement se fit, Jaynak s’élança sans trop d’espoir. Le bond fut nettement plus impressionnant qu’il ne s’y attendait, il ne manqua la cible que d’un demi-mètre. En retombant, il roula maladroitement, et fut parcouru d’une nouvelle onde de douleur quand son épaule rencontra un caillou pointu. Il grimaça, et retint un juron. Le simulateur retranscrivait un peu trop fidèlement les chocs. Jaynak ressentait aussi des élancements en provenance de cette paire de bras supplémentaires qu’il ne savait pas encore gérer. Avant de se lancer dans une autre tentative, il exerça sa volonté à en prendre le contrôle, et ne s’estima satisfait qu’après avoir effectué plusieurs arcs de cercle avec chacun. Dans l’intervalle, il découvrit également comment sortir ses griffes — il suffisait de concentrer sa pensée sur ses doigts suffisamment longtemps et d’évoquer les griffes pour que celles-ci finissent par surgir. 

« J’attends toujours », grogna le Fengir du haut de sa branche. 

Jaynak se retrouvait submergé par le potentiel de son avatar. Il pouvait exhiber individuellement, par groupes ou simultanément les seize griffes dont il disposait, à condition de produire l’effort mental adéquat. Comme le déplacement de ses six membres ne lui venait pas non plus naturellement, il se sentait plus que maladroit. Il décida de se focaliser d’abord sur ses jambes, mais pas uniquement sur elles. Il les fléchit cette fois à leur maximum, et s’attacha à coordonner le mouvement avec ses quatre bras, qu’il étendit vers le haut au moment où il bondissait. La branche se rapprocha à une vitesse saisissante. Jaynak poussa un cri de surprise en la dépassant. Il ne la perdit pas des yeux, toutefois, et en retombant, l’agrippa avec trois de ses mains. Le choc fut violent. Sa prise glissa jusqu’à ce qu’il pense à sortir les griffes. Jaynak se retrouva suspendu à la verticale, se balançant de manière incontrôlée. 

Ses bras le faisaient souffrir. Il ne pouvait cependant s’empêcher de ressentir la puissance inaccoutumée des muscles sous sa fourrure. Alors, il prit son élan, attendit le moment propice pour planter ses griffes dans la branche, puis, quand il gagna suffisamment de vitesse, lança l’une de ses jambes en l’air. Celle-ci atteignit le sommet de la branche, lui procurant un nouveau point d’appui. Il commença à se redresser, mais dut ordonner la rétraction de ses griffes pour ne pas se retrouver coincé. Ce ne fut qu’une fois à califourchon qu’il reprit bruyamment son souffle. L’arbre surplombait un gouffre d’où jaillissaient les troncs majestueux de dizaines de ses congénères. Des centaines de lianes pendaient, certaines en mouvement. 

« Pas très académique, commenta le Fengir d’une voix doucereuse. Mais pas si mauvais pour un extracorporel. Tu vois cette branche là-bas ? » Il désignait une ramification au-dessus du gouffre, aussi large que noueuse. « On ne peut pas l’atteindre directement. Et quand tu te sers d’une liane, tu dois en choisir une grenat. Les vertes sont les appendices des nedlecs et des frungiae, des plantes carnivores. » Le Fengir bondit sur la liane, l’agrippa, décrivit une courbe parabolique et, défiant la gravité, se jeta avec grâce sur la si lointaine branche. Son rétablissement fut parfait. « Rejoins-moi ! » rugit-il. 

Jaynak secoua la tête. La liane qui se balançait à présent était si fine et distante, la branche inaccessible. On ne demandait pas à un enfant qui savait à peine marcher de se lancer dans le sprint de sa vie. L’apprentissage avait beau être accéléré dans des simulations telles que celles-ci, il y avait des limites. Mais avait-il le choix ? Ymeo avait spécifié que la volonté de bien faire était récompensée, même si l’on échouait — ce qui impliquait de ne pas reculer devant l’obstacle. Jaynak détailla en pensée la succession de mouvements à accomplir. Il ne connaissait encore que très imparfaitement sa puissance physique, alors comment garantir la précision nécessaire ? Comment s’assurer une maîtrise de son équilibre similaire à celle de son mystérieux guide ? 

Il ne pouvait avoir aucune certitude. Si réponse il y avait, elle ne pouvait résider que dans la foi. Ce stage avait pour but, d’après ce qu’on lui avait dit, de faire de lui l’un des Fervents de Grendchko. Le moment était sans doute venu d’écarter tout raisonnement pour se transformer littéralement en Fervent.

Jaynak prit une grande inspiration et, se remémorant les mouvements de son guide, s’élança. Sensation de chute, vertigineuse. La liane s’était stabilisée et se rapprochait à grande vitesse. Deux des mains de Jaynak se refermèrent sur elle. La liane glissa, lui arracha des poils. Resserrant sa prise, Jaynak interrompit sa chute. Il lança ses jambes en avant pour favoriser le mouvement de balancier. Des branchages le frôlèrent, puis il remonta. Son estomac en fit autant, dans sa bouche. En un éclair, il vit son guide sur sa branche. Lâcha prise. 

Trop tard, cependant. Sa trajectoire l’amena en surplomb de la branche où l’attendait le Fengir. Jaynak se contorsionna, battit l’air de ses mains en pure perte. Son rugissement trahit sa surprise et son dépit. De nouveau, la chute. Il rebondit sur plusieurs obstacles qui le meurtrirent. Le sol approcha à mille à l’heure. Sa colonne vertébrale émit un sinistre craquement. D’une intensité extrême, insupportable, sa douloureuse agonie fut presque aussitôt éteinte par la perte de conscience. 

Ecran noir. La lueur verdâtre, indistincte, se précisa peu à peu. Le bourdonnement désormais familier de la jungle d’Helgash 7 lui emplit les oreilles. Comme sa vue regagnait toute sa clarté, des lettres rouge sang se mirent à flotter dans l’air. Elles formaient des mots, et une phrase qui retentit sous la forme d’une voix robotique. « Il vous reste quatre vies pour cette épreuve. En cas de perte de toutes vos vies, vous serez éliminé du programme. » 

Jaynak discernait le Fengir sur la branche de son arbre malgré son camouflage. Ses épaules se voûtèrent. « Nos charmants organisateurs s’y entendent pour motiver les troupes », lâcha-t-il. Il s’avança. 

« Rejoins-moi, feula le Fengir au pelage fauve rayé de noir. Grimpe sur la branche. » 

Jaynak savait inutile de protester. Il se mit en position et se remémora ses gestes précédents. Il exerça de nouveau bras et griffes. Son corps répondait à présent avec plus d’empressement, même s’il était toujours aussi troublant d’agiter une paire de bras et de mains qu’il n’avait pas possédées en temps que Nadarien. Son saut fut cette fois plus précis, ses mains se plaquèrent sur le tronc, ses pieds atteignirent la branche large et solide sans que Jaynak n’ait besoin d’opérer de redressement. 

« Un bond presque impeccable, mais réussiras-tu le suivant ? » Le Fengir lui répéta les spécificités des lianes grenat et vertes, avant de s’élancer. Cette fois, Jaynak l’observa avec intensité, se focalisant sur le moment où son guide lâchait sa prise. Il avait voulu se conduire comme un Fervent la dernière fois, mais à présent, il connaissait la terrible douleur infligée en cas de chute — ses tripes en étaient nouées. Le programme utilisait un degré de réalisme interdit dans les simulations autorisées dans le commerce et destinées aux civils. Jaynak savait pourtant qu’il ne devait pas laisser la peur le paralyser. La canaliser, en revanche, oui. S’en servir pour contrôler chacun de ses mouvements avec la plus grande précision. Cultiver le lâcher-prise juste ce qu’il fallait, comme au cours de ses compétitions d’escalade. 

Jaynak emplit ses poumons avant de s’élancer, de détendre ses jambes. Plongeon vertigineux. Il empoigna cette fois la liane de ses quatre mains, et dès qu’il le put, redressa la tête pour découvrir le plus tôt possible la situation de son guide. Il lâcha la liane beaucoup plus tôt, et sa trajectoire rencontra la position de la branche. Le contact fut abrupt, Jaynak réalisa qu’il aurait dû suivre un tracé un peu moins direct, légèrement plus en surplomb, en contrôlant mieux sa force et sa vitesse. Mais il s’agrippa toutes griffes dehors et finit par se rétablir, pantelant, le poil hérissé, meurtri mais soulagé d’avoir évité une nouvelle chute mortelle. 

Le guide désigna une série de branches qui s’étendaient au-dessus d’une canopée d’arbres de taille plus réduite. « Tu dois maintenant apprendre à te mouvoir plus rapidement. En situation de combat, c’est indispensable. Ces branches sont toutes atteignables sans difficulté, mais tu devras enchaîner les sauts. Vois ! » Le Fengir s’élança avec sa grâce coutumière. A chaque reprise de contact, ses jambes se fléchissaient et il bondissait de nouveau, sans s’accorder aucun répit. Il se retourna après le cinquième saut et fit signe au novice. 

Jaynak se sentait incapable de l’imiter. Dès le début, il prit soin de bien assurer ses appuis avant de s’élancer. Les sauts étaient à sa portée, mais jamais il n’aurait pu aller aussi vite que son devancier. Ce ne fut qu’à l’avant-dernier qu’il parvint à accélérer quelque peu le rythme. 

« Un enfant aurait fait mieux, grogna son guide, mais je vois un potentiel d’amélioration. » 

Jaynak reprenait son souffle. L’épreuve était moins exigeante physiquement que celle du matin, toutefois le degré de réalisme de la simulation la rendait plus stressante. 

« Tu vois cet oiseau ? » demanda le Fengir. Un volatile au plumage jaune vif et aux pattes graciles se trouvait perché sur une branche en surplomb à une centaine de mètres. Son long bec en forme de trompe venait de plonger entre les pétales effilés d’une fleur mauve. « C’est un igona. Tu vas devoir le chasser. Démonstration. » 

Le Fengir mit bras et jambes sur la branche et, progressant sans un bruit, s’avança vers l’oiseau. Il se déplaçait avec souplesse et rapidité. Pour éviter d’entrer dans le champ de vision de sa proie, il sortit ses griffes et bascula sur la partie inférieure de la branche. Jaynak dut se pencher pour continuer à l’observer. Sa progression était ralentie, mais le Fengir se mouvait de manière très sûre. Il rejoignit le tronc en s’arrangeant pour se maintenir à couvert. Le regarder approcher de sa proie inconsciente du danger était une expérience fascinante. L’oiseau interrompit tout à coup son repas et sa tête se tourna de droite et de gauche de façon saccadée. Ses ailes commencèrent à se lever, pour se rabaisser aussitôt après. L’igona replongea vers son festin. 

Le Fengir reprit ses mouvements. Il se trouvait maintenant sous l’oiseau, couvert par l’épaisseur de la branche. Il se mit à se rétablir millimètre par millimètre, sa première main griffue positionnée à cinquante centimètres derrière l’igona. Une deuxième, puis une troisième main se posèrent à leur tour. Le Fengir n’attendit pas et se propulsa puissamment, sans un bruit. Il abattit sa main sur sa proie et acheva son arc de cercle en projetant le volatile dans sa bouche aux crocs luisants. Des plumes jaillirent. L’igona n’avait pas même eu le temps de crier. 

Le guide se retourna vers Jaynak et lui fit un signe de l’index — à lui de jouer. 

Visible de loin, la parure jaune vif d’une nouvelle proie se trouvait à cinquante mètres en contrebas, sur un arbre mitoyen. Jaynak dut opérer un détour en passant par une branche suffisamment robuste pour accueillir son poids. Ses mouvements se faisaient plus fluides, son corps commençait à découvrir des points d’équilibre de manière naturelle. De sa nouvelle position, Jaynak se propulsa vers l’arbre voisin. Il amortit sa chute comme il le put, sortit ses griffes et se mit à redescendre le tronc quasiment à la verticale, vacillant parfois, menaçant de glisser. Comme l’avait fait son guide, il s’efforçait d’avancer à couvert. Des coups d’œil furtifs lui permettaient de déterminer sa situation par rapport à sa proie. Parvenu en surplomb de celle-ci, il se positionna du bon côté du tronc. Au moment de vouloir bondir, cependant, il perdit l’équilibre et se rattrapa comme il le put sur la branche où s’était trouvée perchée sa proie. Le froufrou des ailes battantes signala sa défaite. Jaynak se tourna vers son guide, dépité. Celui-ci lui faisait signe de le rejoindre. Il obtempéra, au prix de nouveaux efforts pour atteindre l’arbre voisin.

 « Tu apprendras à mieux gérer ton équilibre, dit son guide. Une proie plus facile, maintenant — un être humain. Il s’est emparé d’un cristal de données vital pour l’Expansion et s’apprête à regagner son vaisseau. Pour cette épreuve, tu as le droit de redescendre au sol. Suis ce sentier. » 

Le Fengir désignait un passage à peine visible au pied des grands arbres, entre les fougères et les hautes herbes. Jaynak ignorait à quel point il devait se presser. Quels dangers l’attendaient là-bas ? Fallait-il privilégier la promptitude ou la discrétion ? 

Si l’humain n’allait pas tarder à rejoindre son vaisseau, mieux valait faire le plus vite possible. Au cours de sa descente, Jaynak prit pourtant les précautions nécessaires pour s’éviter une autre chute. Il se fiait à son instinct, à ce qui lui paraissait être de nouveaux sens pour gagner du temps. L’apprentissage se faisait d’autant plus rapidement, réalisa-t-il, quand les enjeux étaient élevés. Aussitôt le sentier atteint, il se mit à courir. Racines, branches et végétaux défilaient. Par deux fois, Jaynak manqua glisser dans une fondrière. Il aperçut enfin sa cible, un être humain vêtu de bleu. De dos, il ne semblait pas armé — impossible d’être sûr. Comme il accélérait, le tapis sous les pieds du vrai Jaynak dans la salle de simulation en faisait autant. Jaynak se mit à haleter sous l’effort, bien réel. 

L’individu avait les cheveux noirs. Il se retourna à demi, le vit, et se mit à courir. Plus grand, plus véloce, Jaynak allait bien plus vite, et gagnait du terrain. Le chemin déboucha sur une fourche. L’homme prit à droite, mais une scène sur la voie de gauche stoppa Jaynak dans son élan. 

Trois êtres humains, deux mâles et une femelle, harcelaient à l’aide de leurs lances électriques une Fengir au ventre proéminent. Il y avait un jeune, le poil hérissé, qui se tenait aux côtés de sa mère tout en feulant. Les coups pleuvaient, et l’un d’eux toucha la Fengir sur le ventre qui abritait une nouvelle vie. Elle poussa un cri de douleur et de colère, vacilla sur ses jambes, mit un genou à terre. Le cercle des assaillants commença à se refermer sur elle. 

La scène n’avait duré que quelques secondes. Se faisant violence, Jaynak interdit à ses membres inférieurs le bond qu’il avait envisagé en direction de l’un des agresseurs de la Fengir. Il prit à droite sur le sentier, lâchant un grognement. L’homme avait regagné du terrain, et son vaisseau apparut, à quelques encablures seulement. Jaynak força l’allure. Il ne restait qu’une cinquantaine de mètres entre lui et l’appareil quand il bondit. Il atterrit sur le dos de l’individu. Celui-ci se contorsionna, se retourna pour combattre, et Jaynak en profita pour plonger ses griffes tranchantes dans la gorge de sa victime. Le sang jaillit. L’homme fut agité de soubresauts, puis son corps cessa de bouger. Le cœur battant à tout rompre, Jaynak le fouilla et trouva le cristal de données. Il fit volte-face. Son guide le contemplait de toute sa hauteur — avec approbation. « Tu as réussi cette épreuve. A bientôt. » 

Broché 19 €

Relié 26,38 €

ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien .

 

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on October 07, 2024 06:37

September 30, 2024

L'Essence des Sens : chapitre 14

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le quatorzième. 


14. Nouvelle Voie 

On se mit à secouer Jaynak sans ménagement. Il émergea péniblement de son sommeil pour reconnaître la figure casquée d’un garde. L’individu était petit et râblé, au contraire du collègue qui l’accompagnait, un Nadarien corpulent. Tous deux portaient des combinaisons de combat. Le plus petit pointa sur lui un disrupteur. Il fit un signe impératif en direction de la porte. 

En dépit de la crainte que lui inspirait la présence des sinistres soldats, Jaynak fut soulagé de quitter sa cellule. Tandis que lui et ses gardes avançaient dans le couloir, une porte latérale s’ouvrit, et d’autres geôliers en sortirent, escortant un nouveau prisonnier. Les deux groupes n’en formèrent qu’un. De nouvelles portes glissèrent, et le scénario se répéta. 

Le vent fouetta Jaynak au moment où il pénétra sur le balcon. Il redressa les épaules, se sentant revivre. Il n’était pas le seul à réagir ainsi. L’un de ses codétenus était une femme de belle prestance, au long nez fin. Elle aussi paraissait apprécier l’interruption, si momentanée fût-elle, de l’enfermement. Comme son regard s’attardait sur la jeune femme, elle détourna le visage. 

Au-delà d’un balcon se déployait la cité de Mustra, dont l’architecture à base de noyaux, de ramifications et de plates-formes défiant la gravité n’avait rien à envier à celle d’Argea. Altanis n’était pas encore haute dans le ciel — c’était le matin. Un jetbus les attendait le long d’un quai, maintenu en place par ses réacteurs antigrav. Une fois à l’intérieur, Jaynak put constater qu’ils étaient six prisonniers. Il n’y avait qu’une femme. Certains étaient comme lui plutôt jeunes, le plus vieux étant encore dans la force de l’âge. Tous paraissaient en forme, à l’exception d’un individu au regard terrifié dont le teint était blafard, et qui accusait de l’embonpoint. 

L’engin prit son envol. Très vite, il s’écarta des couloirs de navigation empruntés par des centaines de flotteurs et autres navettes, laissa dans son sillage la cité et accéléra. Le trajet fut assez bref avant qu’ils ne se mettent à perdre de l’altitude. Ils traversèrent une couche nuageuse, derrière laquelle apparut une vaste étendue d’eau d’un vert émeraude qui devait être la mer septentrionale. Un point grossit peu à peu, devint une île à la végétation éparse. De type semi-minérales, certaines des fougères vert sombre s’intégraient naturellement à la roche, et comme souvent sur Nadar, il était difficile de dire où commençait le végétal et où s’interrompaient les grands éperons rocheux. Quelques collines venaient rompre la relative platitude de l’endroit. 

Comme le jetbus effectuait sa manœuvre d’approche, Jaynak distingua une colonie de robots et d’ouvriers s’appliquant à construire des structures à la mode fengirienne. On voyait là baraquements, stands de tir, parcours du combattant, champs d’exercices pour blindés et unités cybernétiques, et même un astroport à moitié achevé. 

Jaynak eut l’intuition que la conception qu’avait Grendchko du Stage de Remise sur la Voie n’incluait pas d’interactions sociales comme le fait de s’occuper des personnes les plus âgées ou en difficulté. 

Le jetbus se posa, et on conduisit les nouveaux stagiaires vers l’un des baraquements. L’intérieur, austère et fonctionnel, comprenait le minimum de mobilier. Derrière une porte qui s’entrouvrit à leur passage, Jaynak entrevit plusieurs de ses concitoyens coiffés d’un casque d’immersion en réalité virtuelle. Un peu plus loin, ils débouchèrent dans une grande salle où se trouvait une femme qui faisait face à une vingtaine d’individus. Des drones de sécurité flottaient en hauteur. 

Les gardes qui les avaient conduits jusque là se retirèrent et la femme se tourna vers eux. Elle était jeune, avait les yeux en amande et une silhouette voluptueuse, néanmoins assez athlétique. « Bonjour, les stagiaires. Je suis Ymeo, votre nouvelle guide-instructrice. » Elle les dévisagea les uns après les autres tout en circulant sur la largeur de la pièce, les mains dans le dos. Lorsque ce fut son tour, Jaynak eut l’impression d’être scanné jusqu’à la moelle. L’intensité de l’expression de la femme servait peut-être à dissimuler un certain manque d’expérience, ce qui n’était pas forcément bon signe — cette Ymeo chercherait à compenser par un zèle excessif, et ferait sans doute un exemple à la première occasion. 

 « Vous êtes ici, reprit-elle, parce que vous vous êtes retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment. C’était peut-être de la simple malchance. C’était peut-être autre chose. Votre appartenance au groupe hors-la-loi des Réfractaires ne peut être prouvée. Mais de la même manière, votre non-appartenance ne peut être démontrée. C’est pourquoi, si vous vous comportez en coupables, si vous tentez de vous enfuir, de joindre l’extérieur, de désobéir ou de vous rebeller, vous serez abattus par les drones SR que vous voyez ici. Au cas où vous parviendriez à leur échapper par je ne sais quel miracle, je vous rappelle que nous sommes sur une île. Vous serez inéluctablement retrouvés, et exécutés. » 

Jaynak examina les engins flottants, et aperçut les sinistres canons des disrupteurs dont ils étaient équipés. Il réprima un frisson. L’absence de soldats aux côtés de leur guide-instructrice était une preuve de la confiance que l’on faisait aux drones. 

« SR pour surveillance-répression, précisa Ymeo. Ne vous avisez pas de tester leur efficacité. Si vous montrez peu d’empressement à la tâche, si vous rechignez, votre stage se poursuivra dans les mines de tiridium d’Ulicron. » 

Jaynak avait du mal à en croire ses oreilles. Le bannissement dans les mines d’Ulicron, la lune de Nadar, était considéré comme la pire punition avant l’exécution pure et simple. Il se murmurait qu’aucun de ceux qui y étaient envoyés n’en revenait. Jaynak avait même fréquenté des forums où l’on prétendait que le travail d’individus organiques n’était pas nécessaire sur ces mines, et que les malheureux transférés là-bas étaient tellement drogués que leur productivité s’avérait de toute façon négligeable. 

« Si en revanche, vous faites vos preuves, vous vous verrez offrir l’opportunité de rejoindre les rangs des Fervents de Grendchko. Alors seulement, vous pourrez entrer en contact avec vos proches. Une bonne partie des résidents sur cette île sont des Fervents, et il en débarque chaque jour. » Elle eut un geste vers la vingtaine de personnes assemblées. C’étaient surtout des hommes, dont la plupart ne cachaient pas leur mépris envers les nouveaux venus. « Ne leur manquez de respect sous aucun prétexte. Vous constaterez que notre Premier Coordonnateur ne ménage pas sa peine pour faire des meilleurs d’entre eux l’élite de notre société. » 

Elle marqua une pause. Un sourire en coin, que Jaynak jugea cruel, apparut sur ses lèvres. « Avant de passer à la suite, j’ai une question pour vous. Est-ce que l’un d’entre vous souhaite témoigner son désaccord ? » 

Le silence qui suivit fut éloquent. 

« Non ? Parfait. Heureuse de voir que nous sommes sur la même longueur d’onde. » Elle fit un signe, et un assistant portant des bandeaux jaunes s’approcha, et commença à les distribuer aux six stagiaires. La couleur était symbole d’inexpérience. « Mettez-les », ordonna Ymeo. 

En s’exécutant, Jaynak s’aperçut que son bandeau était auto-ajustant. Il lui tenait le crâne bien serré. Aucun des Fervents n’en arborait, et plusieurs d’entre eux se mirent à ricaner. 

« Vous n’aurez le droit de les enlever que pour dormir. Les bandeaux enverront une alerte s’ils ne sont pas sur vos crânes. » 

Les fâcheux ornements devaient être munis de traceurs. Leurs geôliers auraient aussi pu leur greffer ce type de dispositif sous la peau, mais les bandeaux offraient en outre un bon repère visuel. Leur couleur était un rappel permanent de la déchéance de leur rang. 

C’était l’heure du repas. Dans un grand réfectoire, les six stagiaires partagèrent, à une table à l’écart de celle des Fervents, leur ration de poudre primordiale arrosée d’un peu d’eau. Ils profitèrent de ce rare moment de répit pour se présenter les uns aux autres. La femme se nommait Naldeia et l’homme à la complexion maladive, Lorkcho. Un individu au front haut et au visage animé appelé Glenk prit la parole. Son statut devait avoir été élevé dans la société, car il s’exprimait du ton impérieux d’un édile. « Vous êtes tous d’accord, je l’espère, pour convenir que la situation est un véritable scandale ? Comment comptez-vous réagir ? » Deux des stagiaires, dont l’un avait l’air roublard, pointèrent le doigt sur leur bandeau. « Vous croyez que… ? 

– Ferme-la », fit Pechko, le Nadarien de courte taille à la mine rusée. 

Glenk secoua la tête, mais se tut. Le reste du repas s’écoula en silence, chacun ruminant de sombres pensées. De temps à autre, un drone passait à la verticale de leur table avant de poursuivre sa ronde. Jaynak ressentit une légère démangeaison sous son bandeau, qu’il choisit d’ignorer. Il y eut un brouhaha un peu plus important. Les membres de la tablée de Fervents les plus proches s’étaient levés tous ensemble. Ils n’étaient pas les seuls, tous les Fervents devaient avoir reçu le même ordre. 

« Les Jaunes, c’est le moment de montrer ce que vous valez. » 

Jaynak se tourna vers le soldat qui venait de les apostropher ainsi. Lui aussi était escorté d’une paire de drones SR. Une étincelle moqueuse brillait dans son regard. « Suivez-moi », ordonna-t-il. 

Le camp d’entraînement bourdonnait de sons, des piétinements de robots géants équipés de quadruples canons au sifflement de blindés en suspension grâce à leurs réacteurs antigrav, en passant par les ordres aboyés ici et là. Plus lointain, le vacarme des défricheuses et autres engins de terrassement leur parvenait assourdi. Les travaux n’avaient sans doute été entamés que depuis l’investiture de Grendchko, mais devant les robots de toute sorte, la nature perdait rapidement du terrain. C’était là une voie bien différente de celle de l’argelen, qui prônait la communion avec l’environnement pour réaliser des structures les mieux adaptées. 

Jaynak n’eut guère le loisir de prolonger sa réflexion sur le sujet. Le soldat les avait en effet emmenés devant Ymeo, qui ordonna de la suivre au trot. De manière surprenante, la voix féminine émanait du bandeau. 

Un drone s’approcha par l’arrière, et Jaynak, décelant une menace, s’activa aussitôt. Un arc bleuté jaillit cependant et toucha Glenk, qui n’avait pas réagi assez vite. L’homme poussa un cri aigu et se mit à sprinter en se frottant le postérieur, rattrapant puis bousculant deux de ses compagnons. Jaynak se retrouva en queue de peloton, aux côtés de Lorkcho qui paraissait connaître des difficultés. Il lui tapota l’épaule pour le rassurer, et, quand l’autre le dévisagea, fit un signe de connivence. 

Ymeo leva le bras, et le petit groupe stoppa au pied d’une piste bordée de lichens pourvus de longues tiges évasées croissant à la verticale, de couleur violacée. Elle n’était pas même essoufflée là où Lorkcho, plié en deux, s’efforçait de récupérer. « Bien, les Jaunes, dit-elle. Bienvenue à votre tout premier parcours d’entraînement. C’est en disciplinant vos corps que vous disciplinerez vos esprits, et atteindrez le niveau d’excellence que l’on attend de vous. Le premier obstacle devant vous est une double boucle gravimétrique. » Elle étendit la main, et Jaynak contempla, à quelque deux cents mètres de distance, la piste qui se prolongeait, s’élevait en un impressionnant anneau. On devinait à peine le second, caché par le premier. Il y avait des gens de part et d’autre. « Vous devez courir à une certaine vitesse pour que la fonction d’ajustement gravitationnel de cette section s’active et vous prenne en charge. Si c’est le cas, vous le sentirez dans vos pieds. La prise en charge cesse dès lors que vous ralentissez. Comme votre petit groupe m’est sympathique, je vous donne un conseil. La plus grande difficulté consiste à ne pas se laisser impressionner par la pente et à maintenir coûte que coûte son allure. Vous commencez, dit-elle en désignant Glenk. Je veux un intervalle de quinze secondes entre chaque participant. » Elle indiqua les coureurs suivants. Jaynak se retrouva en dernière position. 

Ymeo leva le bras, puis l’abaissa. « Allez, les Jaunes, donnez tout ce que vous avez ! » 

Glenk s’élança. Un drone se mit à le suivre, ce dont il s’aperçut. Dès lors, il augmenta nettement son allure, désireux de ne pas renouveler l’expérience de la cuisante punition. Pechko fut le second. Vint alors Lindev, un jeune sportif à la silhouette bien découplée qui eut tôt fait de rattraper, puis dépasser le petit Pechko. Naldeia suivit, puis Lorkcho, et enfin Jaynak. Les deux cents mètres avant le premier obstacle étaient parfaitement plats, pourtant Lorkcho connut rapidement des difficultés. Jaynak le doubla non sans un sentiment de culpabilité. Il aurait voulu rester à ses côtés pour le soutenir, mais craignait que l’élan ne lui manque pour réussir l’épreuve. Il respirait régulièrement, contrôlant son souffle comme il en avait pris l’habitude chaque fois qu’il pratiquait un sport d’endurance. 

Des rires et autres exclamations moqueuses retentirent. Le premier d’entre eux, Glenk, après avoir entamé l’ascension périlleuse, avait ralenti et était tombé sur le ventre avant de rouler sur une bonne partie de la première boucle. Lindev bondit par-dessus lui et poursuivit sa course sur le même rythme. Jaynak observa le jeune homme avec intensité, ignorant les quolibets des Fervents à l’attention de Glenk. 

Lindev réussit à faire le tour sans chuter, et Jaynak, après avoir noté dans un recoin de sa tête l’allure à laquelle il avait évolué, reporta son attention sur Naldeia, qui abordait l’obstacle. 

D’autres acclamations moqueuses retentirent lorsque Pechko fit piteusement demi-tour, sans toutefois tomber. 

Naldeia courait aussi vite que Jaynak, il n’avait pas gagné de terrain sur elle. Les jambes de la jeune femme étaient souples et fermes malgré leur minceur. Arrivée à l’endroit le plus périlleux, juste avant la moitié de la première boucle, la tête en bas, elle commit l’erreur terrible de ralentir. La fonction d’ajustement gravitationnel cessa brusquement d’opérer. A quelque huit mètres du sol, elle aurait dû à tout le moins se casser les deux bras, qu’elle mit en opposition dans sa chute. 

L’un des drones intervint en activant un champ de force, déviant sa trajectoire et la freinant. Le contact fut malgré tout brutal. Elle poussa un cri de douleur et roula sur elle-même. 

Déferlement de rires et de moqueries de part et d’autre de la piste, où les Fervents s’en donnaient à cœur joie. 

Jaynak n’eut pas le temps d’en apprécier davantage. Devant lui, la voie assez étroite se raidissait. Il accéléra jusqu’à sentir une tension dans ses pieds — la fonction d’ajustement gravimétrique, défiant les lois naturelles, maintenait sa position, et le ferait tant qu’il parviendrait à courir sur le même rythme. L’ajusteur était conçu pour ne pas entraver ses mouvements, cependant, le choc psychologique d’avoir à affronter une pente était ardu à surmonter. Jaynak se contraignit à ignorer la montée vertigineuse, à faire comme s’il courait toujours sur du plat. L’effort était plus intense, néanmoins, et il haletait. La pente était si abrupte que continuer à courir semblait relever de la folie, le sang lui battait dans les tempes. Jaynak lança désespérément ses jambes. Cette fois, la descente se fit terriblement inclinée, et Jaynak dut maîtriser un mouvement de panique et contrôler ses membres pour éviter la chute. 

Il y parvint de justesse. Le temps était compté pour reprendre son souffle, car déjà, la seconde boucle approchait. L’expérience de la première était précieuse, mais il fallait gérer l’effort au mieux, et, arrivé à mi-distance, Jaynak se sentit presque à bout de souffle. Là encore, il persista avec acharnement, se transcenda. Le moment vint de contenir sa vitesse dans la nouvelle descente. Ses jambes finirent toutefois par le lâcher, et il roula jusqu’au bas de la boucle. 

Les Fervents le désignaient du doigt en se gargarisant et en l’abreuvant de sarcasmes. Jaynak se releva, meurtri, et vit que Lindev était le seul à avoir réussi l’épreuve. Naldeia, cependant, s’était redressée, et Lorkcho ne paraissait pas être tombé. Les mains sur les hanches, il s’efforçait de récupérer. Naldeia, quant à elle se frottait coudes et avant-bras, qu’elle avait râpés. 

Ymeo ne s’avérait pas disposée à faire cesser l’hilarité des Fervents. Elle ne la partageait pas toutefois, et se montra magnanime. « Pour ceux d’entre vous qui sont tombés ou ont dû renoncer, ce n’est pas grave du moment que vous avez essayé de toutes vos forces. C’est votre volonté de bien faire que nous mesurons au cours de ce stage de Remise sur la Voie. Vos capacités, quant à elles, détermineront simplement votre rang au sein des Fervents. » Tout en s’exprimant ainsi, elle se rapprocha de Lindev, qui bomba le torse. « Vos aptitudes semblent vous destiner à jouer les premiers rôles », dit-elle en lui octroyant un sourire. 

Jaynak ne remarqua les sacs de pierre sur le bord de la piste que quand Ymeo les désigna. « Ces sacs à dos pèsent 25 kg chacun. Vous allez les enfiler pour la dernière épreuve physique de la journée. » 

Plus d’une paire d’épaules se voûta dans le petit groupe, et le sang se retira du visage de certains. Les drones, sentinelles silencieuses, flottaient toujours à la verticale, et nul ne protesta. Chaque coureur devait s’élancer avec le même intervalle que précédemment, et dans le même ordre. Hisser le sac sur les épaules était déjà une prouesse — Jaynak donna un coup de main à Naldeia, qui le remercia d’un pâle sourire. Premier à affronter l’épreuve, Glenk fut contraint très tôt de ralentir le rythme. Ses foulées étaient saccadées trahissant le poids sur son dos. De temps à autre, il jetait, en arrière et vers le haut, un coup d’œil au drone menaçant, lequel se contentait de le suivre sans intervenir. 

En voyant partir Lorkcho, Jaynak fut persuadé que son compagnon allait devoir très vite abandonner, victime du surpoids supplémentaire. L’homme le surprit, cependant, et il ne le rattrapa qu’au bout d’une trentaine de foulées. Ses jambes et pieds le brûlaient, le sac s’évertuait à lui cisailler les épaules. Refusant de céder à la douleur, il prit résolument le bras de Lorkcho et le tira. Son allure en fut terriblement ralentie, mais il persista. Alors que ses forces menaçaient de l’abandonner, ils atteignirent l’obstacle, et furent accueillis par le son si désagréablement familier du rire des Fervents de part et d’autre. Il y avait là une étendue de boue suivie d’un mur de kécelite. Juste avant, deux paires de bracelets et chaussures munies de crochet de titane les attendaient. Sans les rires, peut-être les jambes de Jaynak, à l’image de celles de Pechko qui était couvert de boue des pieds à la tête, auraient-elles cédé. Mais les ricanements agirent sur lui comme un coup de fouet et il murmura à Lorkcho tout près de lui. « Allez mon ami ! A cœur vaillant, rien d’impossible. » Tous deux s’équipèrent avant d’accomplir la première enjambée, en profitant pour récupérer quelque peu. 

La boue semblait sans fond, et Jaynak se vit glisser avec inquiétude jusqu’à la taille. Elle avait, néanmoins, une viscosité suffisante pour ne pas interdire les mouvements. Tenant toujours Lorkcho, il avança. Son compagnon hésita, puis s’efforça de reproduire sa démarche. Il vacilla, menaça de s’effondrer mais se remit d’aplomb. « Courage ! » fit Jaynak. Un pas, puis l’autre, dans d’innommables bruits de succion. La boue était froide, l’équilibre, précaire. Les épaules, les membres supérieurs et inférieurs brûlaient, le souffle était court. Pourtant, Jaynak gardait le mur en ligne de mire. 

Lindev faisait la preuve de ses capacités en abordant le dernier tiers de la paroi. Glenk avait déjà dû renoncer et en faisait le tour, de même que Pechko. Naldeia, quant à elle, parvint au premier tiers. Irrésistiblement entraînée en arrière par le poids du sac, elle tomba alors sur le dos dans une grande gerbe brune. Elle roula et se releva en toussant, puis se dirigea piteusement à la suite de Glenk et Pechko. 

Jaynak pivota vers Lorkcho. Malgré son handicap, celui-ci bougeait ses grosses cuisses comme s’il devait emporter toute la boue avec lui. Jaynak fut fier de sa détermination. Ils arrivèrent au pied du mur ensemble, et Jaynak sut qu’il était parvenu au bout de l’aide qu’il pouvait apporter à son compagnon d’infortune. Enfin dans son élément, il ressentit les aspérités dans la roche. Il grimpa. Derrière lui, Lorkcho dut renoncer dès la première prise. 

Le sac dans le dos de Jaynak était comme la main d’un géant cherchant à l’arracher du mur. Il résista. Encore et encore, avec une obstination bornée, il s’agrippa à la paroi, lança bras et jambe à la recherche de l’appui suivant, plongé dans une concentration sans faille. Il était forcé de récupérer à chaque reprise d’appui bien plus longtemps qu’il ne l’avait jamais fait depuis qu’il était débutant. A chaque mouvement, il se retrouvait en équilibre, étonné de ne pas avoir été rejeté dans la boue. Quand sa main droite toucha enfin le sommet du mur, se fut une délivrance inexprimable. Il rassembla ses ultimes réserves et parvint à hisser une jambe, puis à se redresser à califourchon sur le mur. 

En bas, les rires des Fervents avaient cessé. Il entendit même Naldeia le féliciter d’un « bravo ». Dès qu’il eut récupéré suffisamment, il entama la descente, les membres tremblants. Il n’y avait plus de boue pour le réceptionner, et étant donné la dureté du sol, il risquait de se casser quelque chose en cas de chute. Avec d’infinies précautions, il descendit, et regagna enfin le sol. Ses membres pesaient une tonne. 

« Ce fut bien long, remarqua avec acidité Ymeo. Mais je ne vous ferai pas le reproche d’avoir aidé l’un des vôtres. Votre esprit de corps vous vaudra même une appréciation favorable. » 

Après avoir enlevé autant de boue qu’ils le pouvaient, ils abandonnèrent leurs sacs et prirent le chemin du retour d’un pas désormais libéré d’une bonne part de sa pesanteur. 

Dans la salle à manger du baraquement, l’ambiance entre les six compagnons fut plus morose, plus désespérée même qu’elle ne l’avait été jusque là. Ils faisaient encore l’objet des quolibets de certains des Fervents revenus en même temps qu’eux, lesquels décrivaient avec force mimiques démonstratives leurs « exploits ». Toutefois, la fatigue dans les membres était telle que tout instinct de révolte se retrouvait étouffé. La pause déjeuner s’avéra brève. Ymeo réapparut devant eux. « Vous avez mérité un moment de détente, dit-elle. Suivez-moi. » 

D’un pas traînant pour la plupart, ils lui obéirent. La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était pourvue de couches magnétiques. Des fenêtres de vitriglass laissaient voir le jour. A côté de chaque lit, des vapeurs odorantes s’échappaient de ballons-tubes. « Méfiez-vous, sourit Ymeo, le sengré est assez fort, ici. » Elle les abandonna. 

Lorkcho fit un grand bruit en s’affalant sur son lit. Jaynak l’observa avec inquiétude. L’homme ne tarda pourtant pas à se relever, à s’asseoir et à mettre avidement l’extrémité du ballon-tube sur son orifice nasal. Jaynak se rapprocha de Naldeia. « Ça va ? demanda-t-il. 

– Je survivrai, murmura-t-elle. Rien de cassé, juste des coupures et contusions. » Elle se dirigea vers une pièce attenante qui contenait, comme Jaynak put s’en apercevoir, des douches soniques. Il y avait trois cabines, il en choisit une. Une fois la boue nettoyée, il respira mieux. Il fit un geste pour se gratter le front, puis renonça en constatant la présence du bandeau. Jaynak gagna sa couche. 

Comme l’avait dit Ymeo, le sengré était relevé. La sensation d’oubli qu’apportaient ses vapeurs n’avait jamais été aussi divine. Juste avant de sombrer dans une somnolence abrutie, Jaynak réalisa que Naldeia n’avait quant à elle pas touché à son ballon-tube.

Broché 19 €

Relié 26,38 €

 

ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on September 30, 2024 07:43

September 24, 2024

Carrefour, au secours !

Coup dur pour les auteurs d'Ile de France, Carrefour, LA chaîne de magasins qui ne reçoit jamais d'auteurs à l'occasion de dédicaces, a racheté Cora. Bien que je ne travaillais qu'avec deux magasins Cora en Ile de France, ceux de Massy et Val d'Yerres (Boussy-Saint-Antoine), il s'agissait d'une collaboration ancienne et fructueuse. Ce sont donc deux possibilités en moins, pour moi. On aurait pu croire que la forte densité de commerces en Ile-de-France procurerait de nombreux débouchés aux auteurs désireux de rencontrer leurs lecteurs "dans la vraie vie". Dans mon expérience, c'est de moins en moins le cas. 

Mon record de ventes s'établit à 42 ventes dans la journée, et il a été réalisé il y a plusieurs années, avant le covid, au Cora Massy. Cela ne risque plus d'arriver là-bas, puisque Carrefour, pour d'obscures raisons de comptabilité, refuse de recevoir des auteurs. Une politique qui pourrait être assimilée à de la discrimination culturelle. C'est ainsi que ma dernière séance de dédicace au Cora Val d'Yerres, le week-end dernier, a été annulée par le magasin.

Les grandes chaînes de distribution ont toujours été pour moi les meilleurs endroits où faire découvrir mes livres. Je leur dois une bonne partie des 14600 livres que j'ai dédicacé depuis mes débuts. Hélas, en 2024, ces chaînes se portent mal, en général. 

Pourquoi privilégier ces grandes chaînes de distribution et non les librairies, par exemple? Parce qu'il y a davantage de passage en centre commercial qu'en librairie, même si c'est un public plus varié, moins porté directement sur les livres. Et puis, les librairies demandent 30 à 35% sur chaque livre vendu, là où les centres de distribution non focalisés sur la culture ne prennent que 20%.

Pour un auteur autoédité, c'est à dire dont les livres ne sont pas présents en rayon, la différence entre 20 et 35% de marge par livre vendu, c'est la différence entre la vie et la mort.

Mes chiffres de vente, ainsi que le fait que j'arrive à vivre à temps plein de ma passion depuis 2014, prouvent que je suis dans le vrai.

Cela explique aussi pourquoi je ne dédicace pas en Fnac, la marge réclamée par cette enseigne étant de 40%. Excusez du peu!

On pourrait croire qu'en 2024, l'autoédition aurait su se faire accepter de tous les professionnels. D'autant qu'une chaîne comme Auchan, par exemple, demande de montrer patte blanche aux auteurs, y compris autoédités, sous la forme d'un numéro SIRET obligatoire pour pouvoir dédicacer. 

Il n'en est rien. La facilité qu'il y a à se faire autoéditer, les escrocs qui tirent parti de l'autoédition pour publier des centaines de bouquins à coup de Chat GPT, tout cela fait que de trop nombreux libraires tordent encore le nez dès lors qu'il s'agit de recevoir un auteur assurant sa propre production. 

Notre indépendance elle-même est une cause de désapprobation parmi des professions habituées, pour ne pas dire soumises, à la domination des éditeurs traditionnels. Quand vous avez pour principaux clients de gros éditeurs, les ennemis de vos amis ont aussi tendance à devenir vos ennemis. La neutralité supposée, des chaînes culturelles comme des librairies, a vite fait de céder le pas face aux considérations économiques. 

C'est ainsi que sur la quinzaine de magasins Cultura qui opèrent en Ile de France et dans l'Oise, je ne travaille plus qu'avec un ou deux magasins. La méthode est simple: on ignore les emails, et on fait en sorte que les relances téléphoniques n'aboutissent pas. Même lorsque vous avez vendu des centaines de livres avec un magasin donné, on se contente d'obéir au nouveau directeur et à ses directives.

Quant aux Auchan, l'enseigne la plus volontariste à l'égard des auteurs (à condition que nous ayons un numéro de SIRET), sur plus d'une vingtaine de centres commerciaux, je ne travaille plus qu'avec huit d'entre eux. Là, on ne parle plus de pression des éditeurs ou d'élitisme mal placé. C'est davantage la volonté des chefs de rayon livre qui est en cause. Quand elle est présente, cette volonté peut donner des choses magnifiques, davantage même que ce à quoi je m'attendais dans certains centres. Certains chefs de rayon livre ont une vraie volonté de promouvoir la culture, et c'est tout à leur honneur.

Personnellement, je ne réclame d'ailleurs pas le tapis rouge. Juste une table, une chaise, le référencement des livres dans la base de données, et bien sûr, le paiement des factures dans les délais (deux mois maximum après la dédicace). Je ne prends pas la tête des gens. Je recherche une relation simple et fonctionnelle. Professionnelle.

C'est pourquoi, quand je constate que certains centres comme les Leclerc paient les auteurs systématiquement hors délai, j'ai tendance à les fuir.

Peut-être suis-je trop exigeant? "Les mendiants ne sont pas ceux qui choisissent", dit un proverbe anglo-saxon. 

Sauf que les mendiants, en général, ne proposent pas une dizaine de romans aux lecteurs. 

Compte tenu des commentaires que j'obtiens de mes lecteurs, compte tenu du nombre de livres que j'ai pu dédicacer dans ma carrière, je considère que les portes devraient s'ouvrir. Mais le contexte actuel n'est pas favorable, et elles ont tendance à se refermer. 

Que dire? Je ne regrette absolument pas d'avoir fait les choix qui sont les miens. J'ai profité des étapes du voyage. J'espère juste que les choses vont évoluer de manière plus positive dans les mois et années à venir. 

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on September 24, 2024 08:24

September 23, 2024

L'Essence des Sens : chapitre 13

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le treizième.

13. Trou de mémoire

Grendchko jeta un coup d’œil irrité à l’icône de Shinaen dont la couleur avait viré au rouge sur sa console. Le son strident de l’appel indiquait lui aussi l’urgence. Il ne restait que deux heures avant l’opération anti-réfractaires dont le secret était censé être absolu. Le Fengir lui-même n’était pas dans la discrétion, alors pourquoi Grendchko pressentait-il que le Premier Stratège allait lui parler du coup de filet ? Il prit l’appel. Le visage familier de Shinaen apparut. Le Fengir le dévisageait d’un œil froid. 

 « Nous aurions apprécié, cher Coordonnateur, que vous nous teniez informés de l’intervention concernant les Réfractaires à 18 h. Vous avez été jusqu’à présent un partenaire fiable. Maintenant, nous nous posons des questions. 

– Excellence, j’ai souhaité garder le secret jusqu’au dernier moment dans le cas où nos échanges seraient interceptés. 

– Nos échanges ne sont pas interceptés, fourrez-vous bien ça dans le crâne. 

– J’ai voulu bien faire, Excellence. Trop bien faire peut-être. » 

Le Fengir le considéra un instant comme s’il envisageait de faire de Grendchko son plat de résistance. Celui-ci baissa humblement les yeux. « Vous êtes informé du protocole, au cas où vous feriez des prisonniers ? 

– Protocole ? répéta stupidement Grendchko, s’attirant le soupir exaspéré de son interlocuteur. 

– Le protocole détaillé dans notre traité d’assistance mutuelle. Celui qu’ont respecté tous vos prédécesseurs. 

– Je n’ai pas pris le temps de me renseigner à ce sujet. » Grendchko s’efforça d’adopter une mine contrite. Mieux valait que Shinaen le juge incompétent et demeuré plutôt qu’il ne choisisse de relever de l’impertinence dans ses paroles. 

« Je vous joins le document. Mais au cas où vous seriez de nouveau trop occupé pour le lire, sachez que tous vos prisonniers doivent être transférés au noyau Sylko de la cité de Mustra. Les Guides Communiants et leurs Adeptes sélectionnés pour votre petite opération en sont déjà informés. Si vous tentez de vous y opposer, vous aurez affaire à moi. » 

La communication coupa abruptement. Grendchko serra le poing et l’écrasa sur la table. Puis il jeta un coup d’œil à la porte de son bureau et imagina que l’un de ses assistants l’ouvre à cet instant. En tant que Premier Coordonnateur, il se devait d’afficher un calme et une maîtrise absolus, comme si rien n’était capable de l’atteindre. Son regard glissa sur divers bibelots décoratifs posés sur une étagère. Il s’en empara et les projeta tour à tour de toutes ses forces en direction de la porte — Premier Coordonnateur ou pas, il ne fallait pas trop lui en demander. Il poussa un cri aigu de frustration. S’il y avait bien une chose qu’il haïssait entre toutes, c’était qu’on lui fixe des limites à ne pas franchir, ou qu’on lui dicte sa conduite. Il savait, pourtant, devoir beaucoup trop aux Fengirs pour prendre le risque de se révolter. Son instinct lui disait que le rapport de force ne serait pas en sa faveur. Le moment n’était pas venu. 

Encore tremblant de fureur, Grendchko commanda à un droïde de venir remettre ceux des bibelots qui n’étaient pas brisés à leur place, et de jeter les autres. Il joignit ensuite les différents intervenants, et reçut confirmation qu’ordre avait été donné de transférer tous les prisonniers au noyau Sylko. Quelques-uns des Guides Communiants montrèrent un vague malaise quand il les interrogea, mais Grendchko se contenta d’opiner comme s’il approuvait la directive. Après cela, il vérifia les ultimes préparatifs. Le moment venu, il enfila des lunettes de réalité virtuelle et se connecta au casque de l’un des commandos envoyés traquer les Réfractaires. Celui-ci était équipé d’une holocam permettant au commandement de monitorer l’opération en temps réel. Grendchko pouvait aussi, s’il le souhaitait, afficher le point de vue de n’importe lequel des recodrones ou droïdes d’assaut qui accompagnaient les Nadariens, ou faire apparaître en incrustation autant de fenêtres des participants que l’y autorisait son champ de vision. L’intervention avait été prévue dans des passages des Cavernes où n’étaient pas censé se trouver de communiants. Très vite, pourtant, le commando tomba sur un quidam. Devant sa mine effarée lorsque l’individu s’aperçut que l’on braquait un blaster sur lui, Grendchko fut presque tenté de demander au soldat de l’abattre. Il retint toutefois l’ordre. Plus les prisonniers seraient nombreux, plus ils auraient de chance de parler, et de livrer de nouveaux Réfractaires. 

« Avons fait un prisonnier au secteur L3, annonça une voix dans son casque. 

– Jeune homme capturé au secteur J7, fit un autre. 

– Deux femmes d’âge mûr appréhendées au secteur B5. » 

Comme les rapports se succédaient, les lèvres de Grendchko s’étirèrent en un sourire. Il tenait à ce que cette première opération soit une victoire éclatante, et les retours s’avéraient positifs. L’image en relief qu’il avait devant les yeux lui montrait une solide porte encastrée dans la roche. Un Nadarien qui devait être le Guide Communiant supervisant l’assaut s’en approcha muni d’un pass multifréquences, qui ressemblait à une simple carte. Il la passa, mais la fréquence se déroba à lui. Grendchko n’ignorait pas que dans l’ombre, se déroulait un affrontement quantique entre deux Intelligences Synthétiques, celle qui commandait au verrou de la porte et celle du commando. Les minutes s’écoulèrent sans que la porte ne s’ouvre. 

« Détruisez-la », finit par ordonner Grendchko. 

Faisceaux lasers et rayons ioniques se révélèrent inefficaces. Il fallut recourir à des explosifs spéciaux à base de denorium condensé pour finir par déformer le métal de tirinium, extrêmement résistant, et que la porte livre passage. Grendchko sauta sur le point de vue du premier commando à franchir le seuil. Le canon du blaster du soldat pointa pourtant vers le sol dès qu’il eut pénétré dans le couloir, et l’écran s’obscurcit. Grendchko voulut enchaîner sur le recodrone qui accompagnait l’homme, mais il avait été désactivé. Aucun autre soldat n’osait plus s’avancer dans le nouveau corridor. 

Grendchko activa l’icône du drone détruit pour accéder aux dernières données sauvegardées. Grâce à la fonction image par image, il aperçut un canon multifrag fixé au plafond délivrer une première décharge, avant que la vision ne s’opacifie brusquement. Il jura. Sur place, le commando disposait des mêmes données, et des ordres fusaient. 

Plusieurs droïdes offensifs durent être sacrifiés avant de parvenir à désactiver le canon. Comme les soldats s’avançaient, un nouveau tir de barrage en balaya quelques-uns. Cette fois, c’étaient des droïdes de combat adverses qui faisaient la preuve de leur efficacité. 

Ecœuré, Grendchko passa sur un autre groupe d’assaillants, qui quant à eux se voyaient bloqués par une porte. Quand il suivit la progression d’un troisième commando, ce fut pour assister de nouveau à une série d’attaques de drones très agiles, difficiles à cibler. Leurs évolutions faisaient penser à un essaim en colère, et ils délivraient avec précision leurs salves laser. Tous les soldats n’avaient pas été équipés de champs de force, et plusieurs gisaient au sol. 

Au fil de la soirée, la résistance s’accrut dans les Cavernes d’Ambre. Vint le moment où les forces de Grendchko durent battre en retraite dans certains corridors, pour se mettre à défendre à leur tour les accès. La situation avait atteint un point d’équilibre, mais les pertes étaient nombreuses. Grendchko grinça des dents. Il contacta celui des leaders dont la section avait le plus progressé. « Combien avez-vous capturé de Réfractaires ? demanda-t-il. 

– Un seul, Premier Coordonnateur. On n’est pas sûr que ce soit un Réfractaire, vu qu’il n’était pas armé. Son identification est celle d’un chef ingénieur de la Transpulsion. » Grendchko eut un rictus de colère. Une seule prise, lui qui en voulait des dizaines ! Les lèvres tremblantes, il mit fin à la communication. Plusieurs icônes flottantes et clignotantes cherchaient désespérément à attirer son attention. Il choisit celle indiquant qu’il avait été tagué dans une publication devenue virale sur la Ruche. Halnev, le Premier Guide Communiant d’Argea en personne en était l’auteur. L’enregistrement de l’holovid le montrait fort courroucé. 

« Vous avez sans doute été informé de l’opération spéciale d’aujourd’hui dans notre lieu le plus sacré, les Cavernes d’Ambre. Un coup de filet qui a été organisé au plus haut niveau sans mon accord — à mon insu, je vous l’affirme ici solennellement. Vous avez peut-être l’un de vos proches qui en a été victime, chers concitoyens. Je veux vous faire savoir que c’est aussi mon cas. Ma propre nièce a été interpellée de manière brutale, alors qu’elle circulait dans l’un des couloirs accessibles au public. » D’un geste théâtral, il activa l’enregistrement qu’avait fait sa nièce de sa capture. Des commandos flanqués de drones s’avançaient vers elle. Comme elle protestait vivement, un bruit mat retentit et elle poussa un cri de douleur. 

Grendchko se prit la tête entre les mains, réalisant qu’il avait négligé d’ordonner à ses soldats de brouiller les communications des tablettes. De nombreux liens vers des vidéos du même ordre, prises dans la soirée, lui confirmèrent que l’enregistrement de la nièce du premier magistrat d’Argea n’avait rien d’un cas isolé. Un signal d’appel provenait justement de l’oncle en question. La nuit promettait d’être interminable. 

 *** 

Les murs étaient beiges, mais étrangement flous. Peu à peu, cependant, la vision gagnait en précision. Des carrés convexes tout autour — les parois étaient matelassées. Une lumière blanchâtre descendait du plafond, directement émise par la roche. La pièce était nue, entièrement vide à l’exception du lit sur lequel reposait Jaynak. La couche se révélait des plus sommaires, inconfortable, et quand il se redressa, Jaynak sentit des courbatures au niveau du dos. 

Que faisait-il ici ? Et où était cet « ici » ? Il ne s’était pas endormi dans cette pièce, il en était certain. Il avait perdu connaissance, et ne reprenait conscience qu’à présent, à un moment où le besoin d’obal se faisait ressentir. Les mains jointes au niveau du front, il s’efforça de retrouver ses repères. Quel était son dernier souvenir ? Il y avait un trou dans sa mémoire, et lorsqu’il cherchait à l’examiner, tout tourbillonnait. Plutôt que de s’évertuer à forcer ceux de ses souvenirs qui persistaient à se dérober, il évoqua d’autres fragments moins rétifs. La victoire de Grendchko aux élections était un point de repère, douloureux certes, mais utile. La soirée avec son frère Merek n’était pas non plus plaisante à revivre, comme si son esprit prenait un malin plaisir à se concentrer sur des choses négatives. Dans le même registre, il y avait eu, aussi, cette convocation à la caserne d’Eglev, conséquence directe de la soirée avec son frère, et de l’intervention d’un Fengir. Mais que s’était-il passé après ? Les murs se remirent à tournoyer. 

Jaynak ferma les paupières. Si chercher à se souvenir lui faisait cet effet, autant éviter pour le moment. L’aspect dénudé des lieux faisait penser à une cellule. Peut-être une geôle militaire, et dans ce cas, sa présence ici pouvait avoir un lien avec sa brève visite à la caserne d’Eglev. On lui avait pris sa tablette en tout cas, il n’avait donc aucun moyen de joindre le monde extérieur. L’angoisse avait remplacé la surprise initiale, elle se diffusait dans sa poitrine. Il se leva, et fit le tour de la pièce. Aucune issue, nulle fenêtre, uniquement ces parois rembourrées, destinées de toute évidence à prévenir toute tentative de suicide. Il y avait peut-être une holocam quelque part, mais camouflée ou miniaturisée de manière à ce qu’il ne puisse l’apercevoir. 

Jaynak s’approcha d’un mur et se mit à tambouriner — aucun son. « Hey ! cria-t-il. Je suis éveillé ! Il n’y a personne ? » 

Ses cris ne trouvèrent aucun écho. Il refit le tour de la pièce avant d’aller s’asseoir sur le lit rudimentaire. Le temps était comme figé. Peut-être passait-il, mais Jaynak n’avait aucun moyen de le savoir. La privation de repères, de liquide et de poudre primordiale était une méthode de torture, il ne l’ignorait pas. C’était pourtant absurde, il avait beau fouiller sa mémoire, il ne trouvait aucun acte susceptible de justifier sa présence ici. A moins bien sûr, qu’on ne le juge que sur ses seules pensées, et sur la piètre opinion, par exemple, qu’il avait de Grendchko. Nul de ses appels, en tout cas, ne paraissait être entendu. 

Jaynak se leva, fit quelques exercices physiques et autres étirements, accomplit plusieurs tours du minuscule périmètre et se rassit. Un peu plus tard, il passa en revue le moindre centimètre carré de sa cellule, sans trouver aucun point faible. Il s’allongea alors et évoqua sa sœur Niducia, ses frères Merek et Aljay, les jumeaux. Les visages de son père Okar et de sa mère, Veka, lui apparurent, plongés dans l’affliction après la mort d’Aljay. Son oncle Irkouk lui souriait à sa manière débonnaire. Jaynak était-il le nouveau Aljay dont les siens allaient devoir porter le deuil ? A cette idée, son estomac se noua. 

Les Nadariens avaient la faculté de se tenir debout, immobiles contre une paroi de roche en modifiant les propriétés magnétiques de leur corps. Cela favorisait la détente et la méditation. Un tel privilège lui était interdit ici, avec ces fichues parois. A cet instant, un chuintement qui, en temps normal, lui aurait paru discret déchira l’absolu silence de la cellule. Parfaitement camouflée dans l’un des murs, une porte venait de glisser, laissant le passage à un Fengir. Le pelage brun rayé d’ocre, de petite taille en comparaison de ses congénères, l’individu était vêtu d’une blouse blanche. Sur son épaule, il avait un dispositif en deux parties dont Jaynak ignorait la nature. Le Fengir approcha du visage de Jaynak l’une de ses mains. Une griffe acérée en jaillit, qu’il pointa tout près du cou de Jaynak. « Vous allez vous laisser faire, feula-t-il. Sinon, il y aura des conséquences. » 

La langue de Jaynak resta coincée sur son palais. Il se contenta de hocher la tête. Le Fengir prit le dispositif sur son épaule, et appuya sur un bouton. L’appareil devait être capable de générer ses propres champs magnétiques, car lorsque le Fengir plaça la plaque qui composait la partie inférieure de l’engin sur la poitrine de Jaynak, elle y demeura collée. Reliée par divers fils, la section supérieure était une calotte cybernétique que le scientifique positionna sur le crâne de Jaynak. Celui-ci sentit aussitôt des piqûres entre ses plaques crâniennes. 

« Répondez à ces questions, fit le Fengir d’un ton froid. Tout mensonge sera sévèrement sanctionné. Quels sont vos derniers souvenirs, avant de vous retrouver ici ? » 

Jaynak lui décrivit les différents épisodes, celui de la salle de jeu en compagnie de Merek, de son atelier à la Transpulsion suivi de la convocation à la caserne d’Eglev. 

« Aucun autre souvenir récent ? » 

Jaynak fit « non » de la tête. 

« Avez-vous été en contact avec un Réfractaire récemment ? » 

Jaynak ouvrit la bouche, surpris. « Pas à ma connaissance. » 

Le regard du scientifique se fixa sur un point dans l’espace. Le Fengir était visiblement un Augmenté. Il devait se connecter à l’appareil placé sur Jaynak pour déterminer si celui-ci mentait. Son examen des données parut le satisfaire. Il s’avança vers Jaynak, appuya sur un autre bouton de l’appareil et retira les deux sections tour à tour. 

« Pourrais-je avoir de l’obal ? Vous n’allez pas me laisser mourir de faim. 

– Patientez. » 

Jaynak crut distinguer une lueur ironique dans les minces fentes qui tenaient lieu de pupilles. Le Fengir se dirigea vers la porte, qui se referma derrière lui. Jaynak se demanda pourquoi il n’en avait pas profité pour se ruer vers l’ouverture, tant qu’il était encore en état de le faire. 

Il secoua la tête. La griffe si pointue avait été un avertissement, l’ignorer eût été périlleux. Il se rapprocha néanmoins de la paroi par laquelle était ressorti le scientifique. Il se mit à palper le mur. En enfonçant ses doigts en différents endroits, il parvint à déceler une fente qui correspondait à l’embrasure. Jaynak ne pouvait cependant la toucher, et ne disposait d’aucun outil pour l’atteindre. Exercer différentes pressions ne produisit aucun effet. De guerre lasse, il finit par aller se rasseoir sur son lit. 

Le Fengir lui avait parlé d’un Réfractaire, et Jaynak avait été sincère quand il disait n’en avoir aucun souvenir. Etait-ce donc la raison de sa présence ici ? Les privations qu’on lui faisait subir trouvaient leur explication. Il avait été victime d’un malentendu, d’un horrible malentendu. Jaynak brûlait de crier son innocence, mais se retint. Il connaissait le caractère suspicieux des Fengirs. S’il tentait de se disculper, il ne ferait qu’attiser leur méfiance. Dans la vie, être sur la défensive apportait nettement moins de récompenses que de passer à l’offensive. 

Son esprit commença à dériver dans un début d’accablement qui ressemblait à une sombre rêverie. Il s’était mis à dodeliner de la tête quand la porte s’ouvrit de nouveau. Jaynak écarquilla les yeux. La figure patibulaire de l’individu qui s’avançait dans la pièce d’un pas assuré, l’expression goguenarde de son visage, cette carrure d’ancien lutteur ne pouvaient appartenir qu’à Grendchko, le nouveau Premier Coordonnateur. Il était accompagné d’un Fengir qui l’éclipsait par la taille et la prestance. Richement vêtu, les muscles saillants, la fourrure fauve, il le considérait avec gourmandise. Il devait s’agir d’un personnage très influent chez les Fengirs, mais comme ces derniers restaient dans l’ombre des instances dirigeantes, Jaynak ignorait son identité. 

Grendchko prit la parole. « Si vous êtes encore en vie, si je n’ai pas mis votre tête au bout d’une pique pour l’exhiber dans la Ruche, c’est que d’après le Premier Stratège Shinaen, vous avez fait le bon choix. Bien que vous ayez été retrouvé, de manière extrêmement suspecte, dans les profondeurs des Cavernes d’Ambre, vous auriez décidé de ne pas rejoindre les Réfractaires. 

– Pour une raison inconnue, dit le Fengir qui devait, d’après les indications de Grendchko, se nommer Shinaen, les données vous concernant ne sont que très fragmentaires. Mais nous savons au moins cela avec certitude. 

– J’ignore de quoi vous parlez. Vos Excellences. 

– Oui, votre “trou de mémoire”, dit Grendchko. J’en ai été informé. Il explique sans doute cette fâcheuse fragmentation des données. Très pratique, si vous voulez mon avis. Votre famille s’est émue de votre sort, ainsi que vos collègues de travail. Les avez-vous oubliés, eux aussi ? 

– Non, Votre Excellence. 

– Après délibération avec mes différents adjoints, nous avons décidé de mettre votre loyauté à l’épreuve. 

– Ma loyauté ? Mais j’ai un travail. Je prouve tous les jours ma loyauté envers l’Expansion par mon travail. »Grendchko s’avança et lui asséna une gifle retentissante. L’onde de douleur perfora celui des cerveaux de Jaynak affecté aux sensations. Dans son sillage, il ressentit une brûlure au niveau de la joue. 

« Vous vous plaisez ici ? » demanda onctueusement Shinaen. 

Jaynak secoua la tête. 

« Dans ce cas, fit Grendchko, je vous conseille d’accepter le Stage de Remise sur la Voie que nous vous proposons. » 

Jaynak, tout en se frottant la joue, regarda son interlocuteur d’un air incrédule. Il s’apprêtait à demander des détails quand Grendchko lui heurta la poitrine de l’index. « Sans poser la moindre question. » 

Jaynak demeura un instant interloqué, avant de bredouiller son acquiescement. 

« Signez ce document », dit Grendchko en faisant apparaître, d’un simple geste sur sa tablette, un holo-formulaire. 

Au moment de signer, Jaynak eut l’impression de vendre son âme. 

Broché 19 €

Relié 26,38 €  

ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien .  
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on September 23, 2024 05:50

September 16, 2024

L'Essence des Sens : chapitre 12

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le douzième.

12. Rendez-vous avec Belganov 

Jaynak s’efforça de remonter le moral à son frère après le début de soirée catastrophique — en pure perte. 

« J’ai besoin de me retrouver un peu seul, dit Merek. Désolé. » A peine ces mots prononcés, il se dirigea vers le fumoir. 

Jaynak contempla le dos du frangin. Il bouillait intérieurement, furieux contre le Fengir qui avait ruiné l’un de leurs rares moments de détente et de fraternité. Jaynak n’avait jamais senti une telle rébellion poindre en lui, quand la simple pensée des Fengirs, en temps normal, le rendait humble et soumis. Les impitoyables semblables d’Elguefnir étaient cependant trop nombreux autour de lui, il ne pouvait ignorer le danger s’il laissait éclater sa colère. Il se dirigea vers la sortie d’un pas résolu. Si Merek devait être abattu au cours de sa prochaine mission, Jaynak ne voulait pas garder comme image de lui son tête-à-tête avec un ballon-tube empli de vapeurs euphorisantes. 

Cette nuit-là, le sommeil fut long à venir. Merek avait failli mourir au cours de sa dernière mission, et pour toute récompense, s’était vu traité de couard. Jaynak se demanda s’il ne devait pas se confier à son oncle Irkouk. Celui-ci évoluait un peu à l’écart de la famille en raison de ses idées non conventionnelles. Jaynak avait déjà eu la vague impression qu’il ne portait pas les Fengirs dans son cœur. Lui parler pouvait cependant leur valoir des ennuis si leur conversation devait être captée par des oreilles indiscrètes. Et à quoi bon, à moins de vouloir encore attiser son ressentiment ?

Il se repositionna à plusieurs reprises sur sa couche magnétique, et finit par s’endormir sans être parvenu à une décision. Le lendemain, le fait de retrouver son train-train soporifique à la Transpulsion lui fit écarter l’idée. De la même manière, il ne voyait plus d’un bon œil le rendez-vous avec Belganov, dont l’échéance se rapprochait de plus en plus. Aussi injuste fut le traitement infligé à Merek, aussi terrible eut été la mort d’Aljay pour une cause plus que discutable, à quoi servirait la révolte d’un simple fusible tel que lui ? Une rencontre avec les Réfractaires était une prise de risque énorme, pour un résultat plus qu’incertain. Alors qu’en s’en tenant au statu quo, il s’offrait un futur certes peu exaltant, mais qui lui assurait une sécurité au quotidien. C’était le bon vieux raisonnement conformiste sur lequel comptaient les Fengirs, Jaynak en avait conscience. Mais jouer les héros pour une cause perdue, ce n’était pas pour lui. Il ferait passer l’amertume de tout ça à coups de soirées dans des fumoirs. 

Tout en réfléchissant ainsi, Jaynak donnait les instructions qu’on attendait de lui aux drones et droïdes chargés de la construction, de la réparation et de la maintenance des réacteurs à impulsion. Une projection holo se matérialisa soudain devant lui — Greguev, son supérieur. Il avait l’air soucieux, et s’en tint à un bref hochement de menton en guise de salutation. « Vous avez eu des démêlés avec nos amis Fengirs, dernièrement ? » 

La question était tranchante, et Jaynak perçut immédiatement l’inquiétude qui pointait derrière. « Non, absolument pas, répondit-il. 

– J’espère pour vous, et pour nous. Je détesterais perdre un ingénieur aussi brillant. 

– Que se passe-t-il, cinquième édile ? 

– Vous êtes convoqué à la caserne d’Eglev. Vous devez vous y rendre sans attendre. » 

Le sang de Jaynak se glaça dans ses veines. Ils avaient été espionnés le soir où Belganov était entré en contact avec lui. Ça ne pouvait qu’être ça. Et il allait devoir en subir les conséquences. Chercher à s’enfuir serait illusoire. Les Fengirs avaient les moyens de le surveiller sans même qu’il ne s’en aperçoive. « J’y vais de ce pas, édile », articula-t-il dès qu’il en eut la force. 

La caserne d’Eglev faisait partie de ces bâtiments hybrides, conçus traditionnellement mais dont l’intérieur avait été réaménagé pour se rapprocher des standards fengiriens. Jaynak y pénétra d’un pas aussi lourd que l’était son cœur. Les murs projetaient une tapisserie en relief figurant la jungle d’Helgash 7. Il suffisait de fixer une paroi pendant plus d’une quinzaine de secondes pour que l’un des prédateurs natifs de la planète des Fengirs apparaisse et lance une attaque fictive. Le but était d’instiller la peur afin de démarrer le conditionnement à la guerre. 

A la surprise de Jaynak, les Nadariens qui se pressaient dans le hall d’accueil avaient l’air enthousiastes. La mine réjouie, ils échangeaient des banalités, parmi lesquelles Jaynak distingua le mot « Fervent ». Et en effet, le petit groupe se dirigea vers des guichets au-dessus desquels flottaient les lettres « Fervents de Grendchko ». Jaynak se retint de ne pas secouer la tête. 

Il opta pour l’un des deux seuls guichets à ne pas porter l’appellation honnie. Il s’efforça de ne regarder que devant lui, même quand un mouvement sur un mur était de nature à attirer l’œil. Avant même qu’il ne se présente, l’employé consultait déjà son dossier. Jaynak s’attendait à voir surgir à tout moment un droïde de sécurité ou encore un Fengir pour l’appréhender — ne pas observer les alentours tenait de la gageure. 

« Vos qualifications ont été remarquées par l’officier Elguefnir, qui a recommandé un stage de pilotage en vue d’une affectation future au 157e escadron de projection de Nadar. » 

Jaynak ouvrit la bouche, puis la referma. Passée la surprise initiale, il réalisa que le 157e escadron n’était autre que celui de Merek. Elguefnir avait-il envisagé de lui faire évincer son propre frère ? Il n’en aurait pas été étonné, étant donné son attitude de la veille. 

« Désolé, dit-il en s’efforçant de contenir son émotion, comme je l’ai respectueusement fait observer à l’officier, mes compétences sont trop précieuses au sein de la Transpulsion. 

– Vraiment ? » L’employé le considérait avec sévérité, trouvant sans doute suspect qu’il refuse un tel honneur. La plupart des Nadariens avaient trop d’estime pour les Fengirs pour décliner l’une de leurs suggestions. « Dans ce cas, donnez-moi accès à vos états de service. » 

Jaynak consulta sa tablette où la demande était apparue, et donna son accord d’un balayage de l’index. Il retint son souffle en attendant que le fonctionnaire termine son examen. Montrer sa nervosité n’aiderait en rien sa cause, pas plus que révéler le profond agacement que provoquait cette fouille de son passé professionnel. 

L’individu au guichet leva finalement les yeux des symboles holos autour de lui. « Etats de service remarquables, en effet. Votre employeur pense le plus grand bien de vous. Je joins un extrait de votre dossier à l’officier Elguefnir. Vous êtes autorisé à poursuivre votre activité habituelle. » 

Jaynak ressentit un intense soulagement. Il remercia d’un hochement de tête et sortit d’un pas beaucoup plus léger. Ce n’est qu’en marchant dehors sous les bourrasques qu’il mesura à quel point la brève entrevue l’avait ébranlé. Lui qui se pensait à l’abri dans son emploi avait soudain touché du doigt la réalité de cette guerre — cette monstruosité qui leur avait pris Aljay. A l’euphorie d’être en mesure de retrouver le cocon de son travail se mêlait la perplexité à l’idée d’avoir risqué de perdre tout cela si facilement. Etait-il un pantin pour être si peu maître de sa vie ? 

Un signal retentit sur sa tablette. Un message confidentiel, il ne s’afficherait donc pas dans sa version holographique. Jaynak consulta l’écran. Aucun texte. Des coordonnées correspondant à une localisation à proximité des Cavernes d’Ambre, et un horaire. 

Belganov, il ne pouvait s’agir que de lui. L’ironie du destin aurait presque eu de quoi le faire sourire. Lui qui venait d’échapper à la guerre se voyait proposer d’y entrer de nouveau, par une porte dérobée. Il y avait toutefois une différence entre les deux événements, et de taille — on ne le convoquait plus, on se bornait à l’inviter. Cela lui rendait l’incitation beaucoup plus désirable. Refuser serait tellement facile, et en même temps, l’idée d’accepter, de damner le pion à ses maudits Fengirs qui avaient cru pouvoir s’approprier son existence se révélait autrement plus alléchante qu’auparavant. 

Jaynak se contenta de faire acte de présence pendant l’heure et demie suivante, qu’il passa à la Transpulsion. Il n’avait pas l’esprit aux tâches requises, et s’en acquitta de manière automatique. Sa résolution, peu à peu, s’affermissait. Se rendre dans les Cavernes d’Ambre devenait pour lui un acte symbolique, quoique sans doute ponctuel, bien sûr. Plus encore qu’à la mémoire de son frère Aljay, il le ferait pour lui-même. Afin d’obtenir, pour la première fois dans son existence, un point de vue radicalement différent, une autre version, une vision nouvelle des choses. Un horizon qui pourrait peut-être, qui sait, remettre en perspective ses choix de vie. Puisque la sécurité dont il croyait bénéficier à la Transpulsion s’avérait finalement illusoire, puisque tout pouvait changer d’un simple claquement de doigts des Fengirs, c’était lui qui prenait la décision de courir un risque, en toute conscience. C’était la seule manière de redonner un peu de sens à sa vie. 

Il partit un peu plus tôt ce soir-là, en inscrivant comme motif de son absence le besoin de se recueillir dans les Cavernes d’Ambre. Il dirigea son flotteur vers l’une des plates-formes des Cavernes menant vers l’entrée officielle, où il se posa. Avant de sortir de l’appareil, il détermina le parcours le moins compromettant pour rejoindre les coordonnées secrètes. Il lui faudrait marcher en surface pendant un moment, avec pour seul prétexte s’il était appréhendé l’envie de faire une promenade en solitaire. Ce serait néanmoins nettement plus discret que de faire stationner le flotteur devant le point de rendez-vous, et le temps de trajet lui permettrait d’arriver juste à l’heure. 

Il se joignit à un groupe de ses compatriotes qui s’avançaient vers l’entrée des Cavernes, mais se laissa distancer, et obliqua à l’endroit propice pour emprunter un chemin à flanc de falaise. Plusieurs centaines de mètres plus loin, il s’engagea dans un boyau entre deux montagnes. Un regard sur sa tablette lui confirma qu’il était sur la bonne voie. Le terrain était accidenté, jonché de blocs ocre, peut-être l’ancien lit d’un cours d’eau. Il bondissait de roc en roc avec souplesse, heureux d’être hors de vue, masqué par le décor. De l’électricité lui parcourait le corps, une énergie vitale qu’il avait rarement ressentie. Il percevait son environnement avec une acuité inédite. Oui, ce qu’il faisait était dangereux. Pourtant, contrairement à ce qu’il aurait cru, il n’était pas terrorisé — il avait l’impression de conquérir de nouveaux territoires. 

Sa tablette émit un signal sonore — il se trouvait au point de rendez-vous. Une falaise abrupte lui faisait face. Jaynak en contempla les aspérités. Par automatisme, il se demanda où poser ses mains s’il devait l’escalader. Son regard s’élevait vers les sommets lorsqu’un chuintement se fit entendre. Une ouverture venait d’apparaître à même la roche. Au moment de pénétrer d’un pas résolu dans la cavité, Jaynak vit que la porte faisait bien ses trois mètres d’épaisseur. 

Le couloir dans lequel il s’avança était nimbé d’une lueur mauve. La porte se réintégra parfaitement. Impossible, d’où il se trouvait, d’en déceler le moindre contour. Quand il se retourna, Jaynak aperçut un drone flotter à quelques pas. Une ligne jaune séparait sa partie inférieure des lentilles noires de ses holocams. « Suivez-moi » fit la voix métallique. Le trajet s’avéra sinueux, compliqué, et bientôt Jaynak perdit tout sens de l’orientation. Enfin, une porte de tirinium glissa devant lui. Installé dans un modulofauteuil, Belganov tourna vers lui son visage empreint de sagesse et de perspicacité. 

*** 

Au début de sa prise de fonction, Grendchko avait savouré les réceptions protocolaires qui visaient à célébrer son investiture. La tentation était grande de profiter de tous les privilèges que lui accordait son nouveau statut. C’était un piège, Grendchko le savait. En réalité, il brûlait d’impatience de marquer sa rupture avec les précédents Coordonnateurs, et était allé jusqu’à faire annuler une partie des festivités pour se concentrer sur son projet le plus immédiat. Il s’était fait remettre différents rapports des services de sécurité au sujet des Réfractaires, qu’il avait assimilé de manière accélérée grâce à un inducteur mémoriel dérivé de la technologie fengirienne. 

Grendchko savait disposer de la marge de manœuvre nécessaire, car Shinaen, qui avait récemment été promu Premier Stratège des Fengirs sur Nadar, lui avait suggéré une bonne part de son programme électoral, et approuvait sans réserve la répression des Réfractaires. Il convoqua donc le Coordonnateur des Guides Communiants sur Argea, un certain Delnar. « Mettez tous vos Guides et leurs Adeptes en alerte. Je veux lancer une traque aux Réfractaires dès que possible, à partir des points K9, D8, L3, B5, J7 et Z2 des Cavernes d’Ambre. Simultanément, bien sûr. » 

Le responsable de la sécurité intérieure de la capitale eut un mouvement de recul. « C’est infaisable dans un délai très court. Mes assistants et moi pouvons monter ce type d’intervention, mais le temps d’équiper et de positionner les troupes, ça ne pourra pas se faire avant la journée de demain. Et encore, en limitant les procédures de sûreté, ce qui mettra en danger la vie de nos agents. 

– Vous êtes incapable d’agir avant demain ? 

– Impossible. 

– Il était grand temps que j’arrive aux responsabilités pour distribuer quelques coups de pied aux fesses et faire avancer les choses. 

– Je peux vous remettre ma démission, Premier Coordonnateur, si vous le souhaitez. 

– Ce sera inutile, cracha Grendchko. Faites au mieux, et surtout, dans la plus grande discrétion. Nous devons les prendre par surprise. 

– Nous ferons le maximum. 

– A quelle heure serez-vous prêt demain ? 

– Pas avant 18 h. 

– Pas plus tôt ? Bah ! Qu’il en soit ainsi. »Grendchko fut ensuite confronté à un dilemme. Devait-il informer les autres Guides principaux des différentes cités de Nadar, afin d’organiser dans chacune d’elles le même coup de filet ? Il tapota de ses doigts la surface lustrée de son bureau avant de décider de ne rien faire de ce côté. Plus il contacterait de Guides, plus il risquerait d’alerter les espions réfractaires des cités concernées, qui pourraient à leur tour prévenir leurs collègues d’Argea. Or, d’après les données dont Grendchko disposait, c’était dans la capitale planétaire que les Réfractaires étaient les plus nombreux. Il lui fallait une victoire dès le second jour de son intronisation, afin de montrer à son peuple qu’il ne s’était pas trompé en votant pour lui. La surprise était essentielle. Lui, Grendchko l’Insurpassable allait ouvrir de manière éclatante le portail vers la grandeur de Nadar. Les autres Réfractaires ne perdaient rien pour attendre, il s’en occuperait dans un second temps. 

Il était temps à présent pour Grendchko de se débarrasser de certaines lois. Son activité de businessman initiée grâce à ses parts dans la Transpulsion lui avait fait comprendre que la législation entravait le développement de ses affaires. Y remédier lui permettrait d’accroître ses bénéfices, et donc, son influence déjà considérable. Le vieux Penbrok lui avait appris qu’il valait mieux se trouver du bon côté du blaster pour faire tourner les choses à son avantage. Là encore, ses leçons lui avaient profité.

Broché 19 €

Relié 26,38 €  

ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien

 

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on September 16, 2024 05:14

September 9, 2024

L'Essence des Sens : chapitre 11

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le onzième. 

11. Une partie de batte gravifique 

Le lendemain, en se levant, Jaynak se sentit vaseux, comme à chaque fois qu’il abusait du sengré. Une part de son esprit brumeux se souvenait de sa rencontre avec Belganov, mais l’attribuait à un rêve. Il posa la main sur son cubar pour reprendre contact avec la réalité. La connexion neuro-télépathique l’envoya dans l’endroit le plus fréquenté par les Nadariens adultes, Nprim. Dans ce nœud de communication primaire, on pouvait recevoir des images et sons entreposés là par d’autres individus, et on était libre de partager ses propres expériences. Le nœud se renouvelait chaque jour. Il n’était pas considéré comme une source de connaissances profondes, mais permettait de se remettre en phase avec l’actualité du moment. 

Ce fut une douche froide. Grendchko avait remporté les élections avec plus de 80 % des votes. Jaynak s’y attendait, mais s’était efforcé de reporter le face à face brutal avec la réalité. Il suivit avec dépit le discours de triomphe de Grendchko. Celui-ci, un large sourire aux lèvres, ne manquait pas d’exulter. « Mes chers concitoyens, cette victoire, ce triomphe historique est le vôtre. Un milliard de remerciements pour cette victoire. Je jure d’être le Coordonateur de tous sur cette planète, même de ceux qui n’ont pas voté pour moi. Votre vote me donne le pouvoir de faire de grandes choses. Grâce aux mesures que je vais prendre et mettre en œuvre, chaque Nadarien pourra réaliser son plein potentiel et davantage encore ! Nous allons nous écarter des voies sans issue pour retrouver le chemin de la grandeur ! Et pour cela, j’aurais besoin des plus motivés d’entre vous. Je parle de vous qui croyez à notre glorieux partenariat avec les Fengirs et les autres alliés de l’Expansion, de vous qui m’avez soutenu envers et contre tout à chacune des étapes de mon ascension. De vous qui m’avez porté sur vos épaules pendant toute cette campagne, ou plutôt cet irrésistible mouvement vers les étoiles. Je vous invite à vous présenter dans votre caserne locale en prononçant ces mots : “Fervent de Grendchko” ! Vous serez alors évalué, et si vos compétences conviennent, vous rejoindrez notre équipe spéciale de bâtisseurs de la grandeur de notre planète. Nous allons faire des choses magnifiques. Ce sera une chose merveilleuse pour vous, vous les oubliés de cette planète qui allez vous voir offrir une seconde chance... » Le discours se poursuivait, sans doute pendant de nombreuses minutes encore, mais Jaynak n’eut pas le cœur d’en écouter davantage. Il se leva et alla se sustenter, avant de gagner son flotteur. 

La pluie réduisait la visibilité. Jaynak laissa le programme piloter l’appareil en direction des locaux de la Transpulsion. A présent qu’il avait le temps d’y repenser, sa réaction au cours de l’entrevue avec Belganov le stupéfiait. Renier sa décision de ne jamais entrer en contact avec les Réfractaires et sauter le pas à la suite d’une simple discussion avec un étranger dans un fumoir ? Ses résistances avaient-elles été abaissées à ce point par l’inhalation de sengré ? Ou bien son acceptation de la proposition de Belganov montrait-elle juste l’étendue de son désespoir au sujet de la société ? Pourtant, Jaynak avait un bon travail. Il gagnait très correctement sa vie. Pourquoi mettre tout ça en péril sur un coup de tête ? Pour voir le monde sous un jour différent, comme l’avait suggéré celui qui s’était donné le titre de professeur ? Pour pimenter son quotidien ? Ou encore… 

« Nouveauté et liberté », murmura Jaynak. C’était un peu comme un problème sur lequel il aurait buté obstinément pendant des années. En l’absence de toute autre solution, il se trouvait dans l’obligation d’envisager la plus improbable. 

Le mauvais temps ne réduisait pas le trafic ni l’aspect de ruche du noyau abritant la compagnie. L’assistant personnel de Jaynak sortit de veille — un message de Merek. Son frère était en permission depuis trois jours, et souhaitait le voir le soir même. Pour une partie de Batte Gravifique. Typique du frangin, ça, de le prévenir seulement quelques heures à l’avance. Mais en même temps, comment lui refuser quelque chose ? Son engagement en tant que chasseur dans les forces de l’Expansion signifiait que chacune de leurs retrouvailles pouvait être la dernière. Le souvenir d’Aljay, le jumeau de Merek mort au combat, était un rappel permanent du danger qui ne demandait qu’à se concrétiser. Ce sacrifice ultime était aussi un aiguillon au quotidien. Comment Jaynak pouvait-il se plaindre de son travail, quand ses frères risquaient leur vie pour la grandeur de la planète ? Quand l’un d’eux avait donné la sienne ? Son devoir était d’aider celui des deux qui avait survécu à faire son boulot dans les meilleures conditions possible. 

Comme le flotteur s’approchait de l’une des plates-formes rétractables, l’ajusteur gravitationnel de l’appareil se régla sur celui du Nœud d’Eglev. Jaynak poussa un soupir. L’idée que son discours motivationnel, certainement partagé par une majorité de ses concitoyens, servait les intérêts plus que discutables de gens comme Grendchko, s’imposait dans son esprit avec un peu trop d’acuité à son goût. Etait-ce l’effet du bref contact avec Belganov ? Ou bien celui-ci n’avait-il utilisé qu’une ruse psychologique pour provoquer un sursaut de sa conscience ? Jaynak n’était en tout cas plus si sûr de faire ce qui était juste. Avec un Coordonnateur comme Grendchko au pouvoir, compte tenu du plan qu’il allait sans doute mettre en œuvre pour conquérir la planète Oblan, son frère Merek allait être amené à courir dix fois plus de risques. Dans un avenir proche, peut-être. Et le soin que lui, Jaynak, mettrait à peaufiner les réacteurs d’impulsion des chasseurs n’y changerait rien. 

La Transpulsion s’était dotée d’un hangar de plus depuis le contrat signé avec Ylium. Les nouveaux locaux étaient dédiés aux chambres à antimatière des réacteurs de distorsion. Jaynak prit place aux côtés de plusieurs collègues dans une navette autonome. Au sein du compartiment, nul ne disait mot et l’ambiance n’était pas particulièrement joyeuse — rien d’inhabituel un jour succédant à une élection. Le hangar dans lequel Jaynak et ses compagnons pénétrèrent s’éveillait à une activité plus intense au fur et à mesure que chaque opérateur s’installait devant sa machine. Drones et droïdes s’affairaient autour des réacteurs. Jaynak commença sa journée comme de coutume, en vérifiant les paramètres internes des moteurs dont il avait la charge, et les instructions correspondantes des robots qui flottaient, marchaient ou roulaient tout autour. Dès qu’il interrogeait sa console, des symboles holos apparaissaient. Il en consultait certains et en modifiait d’autres. 

Sa messagerie lui indiqua qu’une requête soumise depuis un moment déjà venait de recevoir une réponse. Celle-ci s’avéra négative. Ses supérieurs refusaient de donner suite à ses suggestions concernant l’amélioration de l’efficience des poussées et contre-poussées du modèle DL-639. 

Jaynak secoua la tête — encore une fois. Il avait eu l’idée de la modification en consultant l’argelen et en accédant aux connaissances des anciens dans le nœud dédié, celui de Nelder. Les limites de la physique, sans cesse repoussées par la science et l’inventivité, voilà qui était source d’inspiration. Ses capacités à maîtriser tout aussi bien les cubars que les technologies empruntées aux Fengirs, à articuler les deux dans le but d’obtenir le meilleur de chaque monde, auraient dû lui valoir des éloges et une belle augmentation. Pourtant il n’en était rien. Trop souvent, les modélisations des Intelligences Synthétiques des Fengirs ne confirmaient pas l’intérêt des audacieux perfectionnements qu’il s’efforçait de mettre au point. Jaynak en était réduit à des travaux de vérification et de consolidation, bien loin selon lui de lui permettre d’accomplir son plein potentiel. Contrairement à ce qu’avait laissé entendre Grendchko dans son discours, les choses n’allaient pas s’améliorer de sitôt, bien au contraire. 

Insister pour faire passer ses projets aurait signifié questionner la compétence, non seulement de ses supérieurs, mais celle des Fengirs et de leurs IS, ce qui était inconcevable. Il fallait faire semblant d’apprécier toutes les suggestions de la hiérarchie au risque de perdre son poste. C’était le cas partout ailleurs, à tous les niveaux de la société nadarienne. En conséquence, les innovations étaient trop peu nombreuses, et l’Expansion s’enfonçait dans la vétusté, en tout cas en ce qui concernait les technologies en provenance de Nadar. Jaynak se demanda si ce n’était pas voulu, s’il ne s’agissait pas d’un moyen pour forcer ses compatriotes et lui à rester à leur place dans cette alliance. Pour ne pas leur donner trop d’importance. 

Il se passa la main sur le front à l’endroit touché par Belganov. Encore une idée qui ne lui était jamais venue auparavant. 

Une tâche amenait la suivante, de la vérification et des tests aux simulations d’intégration dans les vaisseaux eux-mêmes, où il fallait s’assurer des conséquences structurelles des modifications de puissance, de l’intégrité des réacteurs, de leur consommation ainsi que d’autres paramètres divers et variés. Jaynak aurait voulu en faire davantage pour Nadar, mais est-ce que ça en valait la peine, sachant que ses initiatives seraient systématiquement étouffées dans l’œuf ? Et quand on pensait à la personnalité des gens qui arrivaient au plus haut niveau, des individus comme Grendchko, on finissait par douter de l’intérêt même d’aider l’Expansion à monter en puissance. Idée sacrilège entre toutes, qui lui vaudrait, s’il la prononçait à voix haute, d’être dénoncé par l’un de ses pairs et jugé pour trahison. 

Il lança un regard circonspect aux alentours. Si quelqu’un le dévisageait avec suffisamment d’attention, il ne pourrait manquer de relever dans ses traits et son attitude les signes de la culpabilité. Ses collègues, pourtant, étaient concentrés sur leur travail. 

Jaynak s’efforça de les imiter. Aujourd’hui bien plus qu’à l’accoutumée, en effectuant les tâches à la lettre, telles qu’on les lui demandait, en étouffant son esprit critique, il avait l’impression de parcourir le même sempiternel pré carré sans s’éloigner, sans prendre de risques pour ne pas faire de vague. Il s’acquitta néanmoins de ses obligations du jour sans ferveur, mais avec attention. Si le ciel était toujours sombre quand il reprit son flotteur, du moins il ne pleuvait plus. 

Le Sengobat était l’un des rares établissements hybrides d’Argea. Situé sur l’une des plates-formes les plus étendues de la capitale, l’un de ces endroits où l’on pouvait oublier se trouver à quelques kilomètres d’altitude. Il comportait aussi bien une partie fumoir et restauration dédiée aux Nadariens qu’un espace propre aux Fengirs. Dans cette section, on servait des pièces de viande crue en provenance de différentes destinations du système, des alcools exotiques ainsi que des plantes et herbes euphorisantes si prisées des natifs d’Helgash 7. 

A son arrivée, Jaynak se dirigea directement vers la zone la plus étendue du Sengobat, celle qui lui donnait son nom, le terrain de jeu consacré à la Batte Gravifique. Une petite colline artificielle aux herbes hautes faisait face aux stands de tir. Des dômes de vitriglass sur lesquels étaient fixées des cages ovales, trois par dôme, partageaient la colline en divers secteurs, chacun d’eux étant dédié à un stand de tir. Des symboles communs au stand de tir et à son secteur permettaient de déterminer d’un simple coup d’œil lesquels se correspondaient. 

Jaynak observa un instant l’un de ses semblables se tenir prêt sur son emplacement avec sa batte. D’un tube planté dans le sol émergea une balle lumineuse couleur turquoise qui flotta devant lui. La lumière provenait de l’intérieur de la balle, et variait en intensité. Le Nadarien la frappa avec force et précision, et elle accéléra de manière extravagante. Au seuil du dôme, le Fengir se détendit, fit un bond gigantesque, l’une de ses mains en avant. Il arriva néanmoins une fraction de seconde trop tard, le projectile ricochant au bout d’un doigt dans la cage. En raison de la distance, Jaynak devina plus qu’il n’entendit le grognement de frustration du Fengir. Poursuivant sa course, ce dernier rebondit sur la paroi et atterrit avec souplesse sur quatre de ses six membres. Des acclamations retentirent. Le score s’afficha en hauteur, dans l’espace entre le stand de tir et la colline. D’autres parties avaient lieu simultanément sur les quinze zones de jeu sur toute la circonférence de la colline. 

Jaynak s’efforça de marcher d’un pas détendu comme il s’avançait vers son frère. Se retrouver dans le même établissement que des Fengirs n’était jamais une expérience tout à fait plaisante. La démarche de leurs alliés aux longues moustaches, si souple et témoignant de leur force contenue, était un rappel permanent de leur supériorité de prédateur. Merek lui sourit quand il le vit, et se détacha de l’étreinte de l’une de ses admiratrices occasionnelles. Les deux frères joignirent les paumes de manière prolongée. « Comment se passent tes missions ? interrogea Jaynak. 

– Ça a été juste à la dernière », répondit Merek. 

Jaynak aperçut avec inquiétude un Fengir se rapprocher, mais Merek ne l’avait pas remarqué et continuait. « On s’est fait accrocher alors qu’on escortait un transporteur de troupes et de ravitaillement pour l’une des lunes d’Oblan. J’ai été touché au niveau de l’axe de commandes inertielles — j’avais l’impression de piloter une brique. J’ai dû me replier en catastrophe. 

– Et par la faute de votre lâcheur de frère, intervint le Fengir, le transporteur a dû en faire autant et la mission a avorté. Voilà pourquoi il nous faut de vrais guerriers sur le front et non des lavettes qui se contentent de faire semblant. » Une lueur rouge dans l’une des prunelles de l’individu indiquait qu’il s’agissait d’un Augmenté. Son système d’analyse interne avait dû établir en une fraction de seconde le lien de parenté de Merek et Jaynak. 

Les traits de Merek se figèrent sous l’affront. Jaynak lui fut reconnaissant de garder la tête haute malgré tout. « Je te présente Elguefnir, mon… partenaire de ce soir. 

– Tous mes frères s’en étaient déjà vu attribuer un, cracha l’intéressé. J’ai dû me contenter de ce qui restait. » 

Jaynak contrôla à grand-peine son désir de se jeter sur le Fengir pour lui faire ravaler ses insultes. Celui-ci n’aurait eu qu’à sortir l’une de ses griffes acérées pour mettre un terme rapide à son existence. Il détourna les yeux, comme si les scènes de jeux avaient subitement mobilisé toute son attention. 

« Je suis Frenegl, fit une voix derrière Jaynak. Je crois que vous êtes mon partenaire. »Jaynak se retourna. Le Fengir qui s’était adressé à lui était plus jeune qu’Elguefnir, son pelage, blanc là où celui de son congénère était fauve, s’avérait plus luisant. Jaynak s’inclina avec toute l’humilité requise. 

Les paroles d’Elguefnir avaient définitivement plombé l’ambiance, et Merek indiqua d’un geste les stands qui leur avaient été attribués. Jaynak prit place à côté de celui de son frère, et s’empara de la batte accrochée le long du tuyau d’où remonteraient les balles. Il la soupesa. Son poids était moyen, il l’avait bien en main. Les deux Fengirs, d’une souple foulée, se dirigèrent vers les dômes où ils devaient défendre les cages. Jaynak s’équipa d’une visière de simulation virtuelle. Le poids de la batte gravifique se modifiait à chaque coup. Lui et son frère avaient le droit à trois tirs à blanc, des coups portés à vide, la visière simulant tout à la fois la balle et sa trajectoire. Les Fengirs, quant à eux, restaient immobiles pendant cette phase d’échauffement, ne voyant même pas les balles virtuelles ni les cages que les Nadariens avaient choisies pour leurs tirs d’essai. 

Jaynak frappa avec application, visant chacune des trois cages. Il ne réussit son coup que deux fois. Un regard sur sa gauche lui montra que Merek en avait également terminé avec la simulation. Une balle fluorescente verte se mit à flotter en face de Jaynak, une bleue devant son frère. Un décompte numérique apparut. 3… 2… 1… 

Jaynak abattit sa batte, mais le projectile fut arrêté par Elguefnir d’un bond féroce. Frenegl stoppa avec élégance le tir de Merek et relança en diagonale en direction de son partenaire, Jaynak. Il s’agissait là du coup qui demandait le meilleur timing, puisqu’on ne pouvait guère viser. Plus le gardien captait vite la balle et la renvoyait avec précision, plus il augmentait ses chances que l’autre portier n’ait pas le temps de se remettre sur ses appuis, et se retrouve en situation précaire. Jaynak et son frère touchèrent chacun la balle, mais en manquant les cages. 

Une nouvelle balle se mit à flotter au sommet du tuyau, de couleur violette pour Jaynak, ambre pour Merek. Les battes s’étaient faites plus pesantes. Les deux frères ignoraient tout des conditions pour les gardiens fengirs, si ce n’est que la gravité avait également été modifiée pour leurs adversaires. Selon les tours de jeu, ils devenaient plus lourds ou plus légers et devaient adapter leurs bonds en conséquence. Jaynak se concentra sur sa batte pour en ressentir tous les aspects, rabattit sa visière et effectua plusieurs essais. La balle filait beaucoup plus vite, ce qui était de bon augure, et effectivement, au moment de tirer pour de bon, il parvint à tromper Elguefnir. 

Son frère, cependant, avait réussi un exploit similaire. Le duel se poursuivit ainsi, les frères marquant ou échouant sur le même rythme. Les Fengirs faisaient preuve de souplesse et de réflexe. Mieux valait ne pas tirer trop près du corps sous peine que la balle ne soit arrêtée par l’une des quatre mains. Jaynak commençait à avoir sérieusement mal au bras et s’inquiétait des répercussions sur ses performances, quand, par un coup du sort, il parvint à reprendre victorieusement une balle projetée par Frenegl. Le tir repris par Merek fut quant à lui capté par Frenegl. 

« La partie est pour toi, frérot », fit Merek d’un ton dépité. 

Jaynak se mordit la lèvre en se demandant s’il n’aurait pas dû le laisser gagner, surtout lorsqu’il remarqua le regard lourd de mépris qu’Elguefnir lança dans la direction de Merek. Le Fengir, cependant, s’approchait de lui. « Voilà quelqu’un qui sait saisir les opportunités quand elles lui viennent, approuva-t-il. Il suffirait de vous faire accéder à un stage de reconditionnement accéléré, et vous pourriez devenir chasseur, vous aussi. Je suis sûr que vous brilleriez bien davantage que votre frère. » 

L’humiliation était double pour Merek, dont les épaules fléchirent. 

« Je pourrais vous obtenir ce stage, fit Elguefnir, qui sortit l’une de ses griffes pour la poser sur le torse de Jaynak. 

– C’est un honneur que je dois décliner, répondit celui-ci. Les appareils comme celui piloté par mon frère doivent voler. Mon rôle en tant qu’ingénieur-superviseur des réacteurs à impulsion est trop précieux, j’en ai peur. 

– Ah ! cracha le Fengir. Pas un pour rattraper l’autre ! » Il lui tourna brusquement le dos pour s’éloigner.


Broché 19 €

Relié 26,38 €  

ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien .
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on September 09, 2024 06:41

September 2, 2024

L'Essence des Sens : chapitre 10

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le dixième.  

 

10. Choix politique et amoureux

Le jour du vote était férié sur Nadar, cependant, Jaynak n’avait pas le cœur à cela. La Ruche faisait de son mieux, comme à chaque fois, pour faire oublier l’événement, proposant ses holoprogrammes les plus intéressants du mois. Les médias spécialisés dans la politique couvraient les élections planétaires avec un enthousiasme feint, peinant à convaincre que tout n’était pas joué d’avance. C’était la même amertume qui revenait à chaque fois qu’il fallait voter, le même sentiment de se retrouver dépossédé d’une part essentielle de soi-même. Savoir que l’on ne pouvait rien faire pour influer sur la destinée de sa planète via le choix d’un dirigeant était déprimant. 

Penché sur le rebord de sa fenêtre, Jaynak poussa un soupir. L’amertume dans sa bouche se doublait d’une mélancolie elle aussi familière. Les tiraillements dans ses appendices ne faisaient que le lui confirmer, Jaynak souffrait de la solitude. Il fut un temps où il avait eu des vues sur une femme charmante, posée, intelligente, dont le caractère lui paraissait en tout point compléter le sien. Hélas, Armina était extractrice de denorium, et à ce titre, pas libre de ses choix. Une loi coécrite par les Fengirs l’avait mise hors de sa portée. Leurs alliés avaient estimé l’argelen trop corrompu pour que les ouvrières affectées à l’une des tâches les plus cruciales, l’extraction de denorium, puissent trouver leur âme sœur simplement en communiant avec leur cubar. Les extractrices célibataires se retrouvaient donc convoquées dans des Salles de Rencontre, où des individus sélectionnés par les Fengirs choisissaient leur future compagne. Armina s’était déjà vue attribuer un époux, et n’était en conséquence plus disponible. Le coup avait été rude. Après cela, Jaynak n’avait jamais pu communier avec l’argelen dans le bon état d’esprit pour sortir de sa solitude. 

Restait la Ruche qui offrait cette possibilité de rencontres. Mais Jaynak se méfiait des faux profils. Et il y avait Yneken. Depuis qu’il avait été recruté à la Transpulsion, elle avait été son amie et confidente, et dernièrement, il se demandait s’il n’y avait pas davantage. Ne cachait-elle pas des sentiments plus profonds qu’elle n’aurait jamais voulu lui révéler de peur de remettre en question leur si précieux lien ? 

Ou bien Jaynak prenait-il ses désirs pour des réalités ? Ses yeux se posèrent sur un marché à quelques centaines de mètres de là, et il se décida. « Appelle Yneken », dit-il à sa tablette. 

La jeune femme ne le fit guère attendre. « Laisse-moi deviner, dit-elle, c’est jour de vote et tu déprimes. Tu as besoin que je te remonte le moral. » 

L’image holo était celle d’une Nadarienne dont la vive intelligence se reflétait dans le halo bleuté de ses yeux. Elle était mince, et la forme harmonieuse des affleurements sur sa peau était toujours fascinante. 

 « Tu me connais, dit-il. Est-ce que tu accepterais une ballade au marché des senteurs de Barklav ? J’ai envie de changer d’air en aussi bonne compagnie que possible. 

– Je suppose que je dois me sentir flattée. » Elle fit mine de réfléchir quelques secondes. « Bon, d’accord, lâcha-t-elle. Le temps de voter, et je te rejoins là-bas. » 

Jaynak prit soin d’attendre que l’image ait disparu avant de grimacer. Le temps de voter… Un temps que lui-même était bien décidé à ne surtout pas prendre aujourd’hui. Si l’ultime choix qui vous restait était celui de ne pas choisir, alors ce serait l’unique manière pour lui d’exprimer son individualité. 

La porte d’entrée s’ouvrit sur son passage, puis se referma et se verrouilla automatiquement. Jaynak était venu en aide à Yneken dans une période cruciale pour elle, celle où elle postulait en tant que responsable qualité chez Fleng-nev, société produisant différentes variétés de poudres nutritives primordiales. Il l’avait observée à plusieurs reprises à l’occasion de sessions de communion avec l’argelen, le hasard, et leur proximité géographique, ayant voulu qu’ils y participent au même moment. Ayant remarqué son stress à sa posture, il avait fait l’acquisition au marché des senteurs d’une fleur apaisante, la zenela. Il l’avait abordée en lui proposant d’en aspirer une bouffée, ce qu’elle avait accepté après lui avoir jeté un regard suspicieux. Ses épaules s’étaient aussitôt détendues et ils avaient échangé. Jaynak aussi était en phase de test pour son recrutement à la Transpulsion, il comprenait ce qu’elle ressentait. 

Après avoir emprunté un canal modgrav, Jaynak poursuivit à pied en direction du marché aux senteurs. La marche lui faisait du bien. En même temps que la rue, il remontait le fil de ses souvenirs. Les choses étaient d’autant plus compliquées à l’époque qu’Yneken s’était disputée avec sa colocataire, qui l’avait mise à la porte. Elle était retournée chez ses parents, lesquels n’avaient que très peu d’espace à lui offrir. Surtout, elle n’avait plus accès à l’une des plates-formes d’entraînement les plus en vue sur la Ruche. Son avenir lui paraissait s’assombrir de jour en jour. Jaynak s’était alors renseigné, et lui avait trouvé une place dans son quartier résidentiel. Il avait ainsi pu l’inviter ponctuellement à l’époque malgré l’exiguïté de sa « tanière », et lui avait redonné l’accès à la plate-forme de simulation et d’entraînement. Grâce à ce double atout, elle avait passé avec succès tous les tests, et décroché le poste qu’elle convoitait chez Fleng-nev. Lui-même avait intégré la Transpulsion deux jours seulement après l’embauche d’Yneken, et ils avaient célébré ensemble leur réussite. 

Les Nadariens étaient les plus nombreux dans les rues aux alentours du marché aux senteurs. Les autres espèces bipèdes sur la planète n’éprouvaient pas le même attrait pour les fragrances qui attiraient les Nadariens. Jaynak se mit à flâner entre les étals. Son regard s’arrêtait cependant sur les différentes fleurs sans les voir. Dans cette période charnière de leur recrutement, Yneken savait que Jaynak fréquentait surtout Armina l’excavatrice. Elle n’avait donc pas recherché autre chose que son amitié, relation qui convenait également à Jaynak. Puis était venue la cinglante déception au sujet d’Armina. Jaynak ne s’en était ouvert que du bout des lèvres à Yneken, le revers étant trop cuisant. Elle avait réagi avec tact, et leur lien s’en était renforcé. Des années s’étaient écoulées depuis, chacun d’eux avait déménagé, et Jaynak s’était recentré sur son travail. A présent, la solitude lui redevenait réellement pesante. Peut-être parce qu’il était enfin prêt à passer à autre chose ? 

Jaynak aperçut la silhouette d’Yneken et lui sourit en agitant la main. Il ne connaissait pas de prétendant à la jeune femme, néanmoins il devrait manœuvrer avec précaution. N’allait-elle pas lui reprocher de n’être qu’un second choix pour lui ? Ou encore, une simple distraction, dans cette période électorale dont elle savait qu’elle lui minait le moral ? S’engager auprès d’une compagne n’était pas quelque chose que l’on pouvait faire à la légère. Pourtant, l’option Yneken s’imposait naturellement dans l’esprit de Jaynak. Si elle le lui permettait, ils pourraient vérifier leur compatibilité avec l’argelen ambré — s’ils parvenaient à ce stade. 

« Comment ça va ? lui demanda Yneken après l’avoir salué. Tu t’es déjà replongé dans les senteurs de zenela, ou bien tu m’attendais pour le faire ? 

– Je n’ai plus besoin de zenela puisque tu es là. » 

Yneken parut davantage perturbée par le ton qu’il employa et le regard qu’il lui lança plutôt que par ses paroles. « Oh ! Tu as à ce point besoin de compagnie. » Un silence gênant s’installa, qu’Yneken se crut obligée de briser. « Cela dit, il y a d’autres senteurs que la zenela qui pourraient te convenir. L’astragav, la mynolev, la blamnie. » Tout en parlant, elle désignait différentes fleurs. Derrière leurs étals, les marchands les invitèrent à se plonger dans les effluves, ce qu’ils firent. Chaque fragrance faisait jaillir les visions de montagnes, rivages d’eau douce, vallées, ou prairies dans lesquels les végétaux poussaient. S’imprégner des odeurs, c’était déjà voyager, c’est pourquoi le marché aux senteurs était si prisé. 

« J’avais pensé à autre chose », dit Jaynak. Il lui prit la main, ce qu’il ne faisait jamais, et la conduisit devant un autre stand. « J’aimerais t’offrir de la xinulev », lâcha-t-il en un souffle. 

Le visage d’Yneken se figea. Elle considéra les larges feuilles ocre, inspira et se tourna vers Jaynak. « Qu’est-ce qu’il te prend ? Tu cherches à changer notre relation ? » 

La xinulev, la fleur de l’amour coûtait très cher, et en faire cadeau à une femme était un signe d’engagement dépourvu de toute ambiguïté. Jaynak avait conscience de s’être montré trop direct, lui qui avait pensé opérer de manière détournée pour influer tout en douceur sur son état d’esprit. Mais voilà, ces parfums entêtants alentour lui avaient suggéré de faire preuve d’audace, et il n’avait pas résisté à cette idée. Mortifié, il tenta le tout pour le tout en cherchant à effleurer de la main la joue de celle qu’il considérait comme n’ayant pas encore réalisé être son âme sœur. 

Elle le repoussa, puis le toisa, l’air sévère. « J’ai fait le point sur ma vie, lui avoua Jaynak, et je m’aperçois que tu es la seule femme qui a toujours été là pour moi. Tu m’as si souvent aidé à débloquer des situations quand je te parlais de mes soucis au boulot… 

– C’est à ça que servent les amis, non ? » Son ton était encore un peu sec, mais elle s’était radoucie.

 « Je me suis dit qu’il pourrait y avoir plus que de l’amitié entre nous. » 

La lueur bleutée en provenance des yeux d’Yneken lui transmit de la peine. « Ne fais pas ça, Jay, dit-elle. Je tiens beaucoup à notre amitié. 

– Mais ça pourrait être tellement plus ! Ça pourrait être tellement mieux ! 

– Pas pour moi, désolée. Je préfère les hommes plus âgés que moi. Autant j’apprécie notre amitié, autant pour le reste, tu ne rentres pas dans mes critères. » 

Le coup était rude, et Jaynak baissa les yeux. « Les critères, murmura-t-il, c’est une chose, mais il y a ce qu’on ressent. 

– Ce n’est pas réciproque, trancha Yneken. Si j’ai fait quoi que ce soit d’ambigu, quelque chose qui te laisse penser que ça l’était, ce n’était pas volontaire. 

– Tu ne souhaites pas vérifier avec l’argelen ? insista Jaynak. 

– Je n’en ai pas besoin. » 

L’expression de Jaynak fut tellement déconfite qu’Yneken ne put s’empêcher de poser sa main sur son épaule. « Je ne t’en veux pas d’avoir essayé, dit-elle. Tu sais que j’aime positiver. Et il y a peut-être quelque chose à tirer de cette expérience. 

– Ne pas faire d’avances un jour d’élections ? » 

Elle éclata d’un petit rire. « Je ne pensais pas à ça. Le mélange des genres, c’est déconseillé, mais pas non plus impossible. Du moment qu’on le sent vraiment, tout est permis. Non, le problème, à mon avis, c’est de vraiment le sentir, justement. Et pas seulement pour toi. Il faut que tu le sentes aussi par rapport à l’autre, et par rapport à la relation qu’il y a entre les deux. Par exemple, est-ce que j’ai fait quelque chose qui t’a laissé penser que je voulais modifier la relation ? Que j’étais en attente d’autre chose ? 

– Je te trouve attirante. Tu as parfois des regards… 

– Des regards complices, rien de plus. Parce qu’on se connaît et qu’on se soutient. S’il y avait eu quelque chose qui venait de moi, tu l’aurais senti. Je t’en aurais donné l’occasion. En général, nous les femmes savons ce que nous voulons. Nous n’attendons pas que les hommes nous fassent découvrir ce que contient notre cœur, nous sommes en phase sur ce plan. Surtout quand la relation dure déjà depuis un certain temps. Tu comprends ? » 

Jaynak hocha la tête. Le retour à la réalité n’avait rien d’agréable, mais en un sens, c’était sa faute. S’il s’était abandonné à l’argelen, il aurait sans doute pu trouver plus facilement quelqu’un lui correspondant. Il avait créé lui-même les conditions de son échec, probablement parce qu’il ne s’était pas encore tout à fait remis de son dépit avec Armina. 

Le soir venu, Jaynak avait accompli l’exploit d’éviter toutes les sources d’information susceptibles de lui donner les tendances de l’élection — inutile qu’on lui assène ce qu’il savait inéluctable. La mine désabusée, il se plongeait dans les vapeurs de sengré dans le fumoir local, L’Essence des Sens. Les clients étaient rares. Le sengré avait le pouvoir d’anesthésier l’amertume des pensées, et Jaynak se laissait aller à d’indolentes rêveries, dérivant dans un courant artificiel qui le berçait. Son échec avec Yneken devint moins tangible, englouti par la brume. Il espérait qu’ils pourraient rester amis, et ce malgré le changement dans la nature de leur relation qu’impliquait sa tentative si maladroite. 

« Si je puis me permettre ? » 

Sans attendre sa réponse, un individu de haute taille, d’âge assez avancé, le front haut, s’assit en face de lui. Les plaques grises de son visage avaient perdu depuis longtemps l’éclat de la jeunesse. Jaynak n’était pas suffisamment imprégné de vapeur pour oublier qu’il l’avait remarqué à son arrivée. Le vieil homme avait pointé sur lui sa tablette, geste indiscret s’il en était. Mais les anciens avaient parfois des lubies, et s’autorisaient des libertés que des plus jeunes n’auraient pas prises. 

« Certaines soirées, dit le vieil homme, sont plus mornes que d’autres, plus propices au sengré, n’est-ce pas ? » 

Jaynak émit un grognement. Il fit néanmoins l’effort d’articuler une réponse. « Certaines soirées exigent la solitude. 

– Au risque de manquer l’opportunité de voir le monde sous un jour différent ? » 

Jaynak, qui s’apprêtait à replonger le nez dans le tube de verre, redressa la tête, puis finit par repousser le ballon-tube. La lueur dans ses yeux avait pris une teinte jaunâtre. 

« Vous n’avez pas voté aujourd’hui, n’est-ce pas ? » 

L’homme ne posait pas la question, réalisa Jaynak tandis que les brumes de sengré se dissipaient dans ses cerveaux. Il savait. La tablette… Jaynak se massa les tempes, s’efforçant de rassembler ses pensées. « Vous avez accès à un programme d’analyse comparative, finit-il par articuler d’une voix pâteuse. Ce programme monitore en temps réel tous les visages apparaissant sur le plateau de vote. Vous n’avez eu qu’à pointer la tablette sur moi pour que le programme lance la comparaison. Vous avez donc pas mal de moyens, je dirais. 

– Bravo ! Pour un fumeur de sengré, vous êtes étonnamment lucide. 

– Vous bossez pour qui ? Le Service des Renseignements Nadariens ? 

– Mauvaise pioche. Je suis le professeur Belganov, spécialisé dans les biotechnologies. » 

La réponse était inattendue. « Très honoré, fit Jaynak sans trop de conviction. 

– Je m’intéresse aux gens comme vous, qui refusent de voter. Pourquoi ce refus ? » 

Jaynak scruta son interlocuteur. Il se dégageait de lui une autorité naturelle et une volonté farouche. L’homme qu’il avait devant lui ne s’en laissait pas compter. Sa curiosité, cela dit, paraissait sincère. « La définition du vote, me semble-t-il, c’est qu’on ait le choix. Sinon, c’est qu’on nous force la main. 

– Vous n’aimez pas trop en parler, n’est-ce pas ? 

– En effet. 

– Et si je vous disais que j’ai le moyen de vous libérer de cette contrainte qui pèse sur vous ? » 

Jaynak haussa les épaules. « Il est trop tard pour voter, de toute façon. 

– Pas en votant. En vous faisant voir le monde sous un jour différent, comme je vous l’exposais. J’aimerais vous inviter à visiter certaines sections de nos souterrains. Des endroits où les gens ordinaires, ceux qui donnent leur voix sans réfléchir, ne viennent jamais. » 

La lueur bleue mêlée de jaune se fit plus intense comme Jaynak écarquillait les yeux. « Vous… ? » 

Le dénommé Belganov hocha la tête. « Cela comporte une condition. J’ai besoin que vous me laissiez toucher votre front de mon index pendant dix secondes. 

– Pourquoi cela ? 

– C’est nécessaire. » 

Jaynak était cloué sur son siège. A moins que l’autre ne lui joue la comédie, ou qu’il ait mal interprété ses paroles, il avait devant lui l’un des membres des Réfractaires. Rien que de lui parler pouvait lui valoir de sérieux ennuis. Il aurait dû se récrier, peut-être courir auprès des autorités pour le dénoncer. A son grand étonnement, ce Belganov lui inspirait plutôt confiance. Il ne lui faisait pas l’effet d’un extrémiste tel qu’il se l’était imaginé. « Si j’accepte de vous laisser me toucher, quelles seront les conséquences ? A quoi cela m’engage-t-il ? 

– Physiquement, il n’y aura aucune conséquence. Cela créera une connexion, une forme d’appairage qui ne durera que deux jours. Pendant cet intervalle, à condition de rester sur Argea, vous serez plus libre. 

– Voilà qui paraît trop beau pour être vrai. Et si je visite vos souterrains ? Est-ce que ça fera de moi l’un des vôtres ? » 

Un mince sourire apparut sur les lèvres de Belganov, confirmant les suspicions de Jaynak. « Pas automatiquement. Si nous utilisons les mêmes méthodes que nos ennemis, nous ne valons pas mieux qu’eux, n’est-ce pas ? Vous aurez le choix de continuer votre vie comme auparavant. Nous voulons juste vous donner accès à des informations que vous n’avez jamais eues. » 

La chose qui stupéfiait Jaynak entre toutes, c’était de sentir avoir la possibilité d’accepter la proposition de l’individu. Son instinct lui disait qu’il devait déjà se passer quelque chose en lui et que c’était lié à la proximité de Belganov. Sans cela, sa réponse aurait été invariablement négative. En ce jour de vote qu’il avait appris à haïr pour son hypocrisie absolue, on lui donnait enfin le choix. 

Il hocha la tête. Belganov pointa le doigt sur son crâne et maintint le contact dix longues secondes. Jaynak ne ressentit rien de particulier. 

« Les coordonnées apparaîtront sur votre tablette deux heures avant le rendez-vous. Soyez ponctuel. » 

 Broché 19 €

Relié 26,38 €  

ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien .
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on September 02, 2024 05:41

August 26, 2024

L'Essence des Sens : chapitre 9

A titre expérimental, j'ai décidé de faire paraître un nouveau chapitre de mon dernier roman, L'Essence des Sens (Science-Fiction), sur ce blog chaque semaine. Voici le neuvième. 

9. Le débat 

« Incroyaaable ! Chers abonnés, qu’avons-nous là ? Mais qu’avons-nous ? Je vous demande maintenant de vous pencher sur cette nouvelle holovid ! Le robuste mâle que vous voyez lutiner cette femelle en pâmoison devant tant d’ardeur n’est autre que Grendchko, fils de Balmen, l’illustre second édile de la Transpulsion ! Et la femelle ? Je vous le donne en mille, voici qu’entre dans la danse Tilean, épouse d’Olnav, premier édile de la Transpulsion ! Il faut croire que dans cette compagnie, les relations sont bien plus que confraternelles ! A moins bien sûr, fit le présentateur avec un clin d’œil grivois, que l’épouse d’Olnav n’ait battu le record galactique de contre-cocufiage après avoir été trompée ! Ce qui me fait penser que là où certains ont toujours un plan de secours, d’autres ont toujours un plan sexe en réserve... » 

Grendchko hocha la tête en revoyant la vidéo par l’entremise de son cubar. De 12 000 vues, l’holovid initiale avait atteint très vite le million de connexions en direct. Chiffre qui avait été multiplié par 100 au cours des premiers ébats. Avec la deuxième holovid, celle où Grendchko apparaissait en personne aux côtés de Tilean, le nombre de visiteurs avait de nouveau été multiplié par 100. Pas moins de dix milliards d’utilisateurs de la Ruche avaient assisté à la vengeance de l’épouse d’Olnav — c’était du moins comme ça que Penlov, l’animateur d’Orgix, avait présenté la chose, à la grande satisfaction de Grendchko. Tout s’était tellement bien combiné ! Grendchko n’aurait pu rêver plus belle plate-forme pour accéder à la célébrité. Rien que d’y penser, il en avait les appendices tout frétillants. Il mit fin au contact avec le cubar. 

L’holovid avait évidemment mis une bonne partie de la planète en émoi, avec la Transpulsion au cœur de la tourmente. Une majorité des gens avaient considéré que Grendchko avait agi en vrai justicier pour venger l’épouse d’Olnav, et que le titre de premier édile était monté à la tête de ce si jeune dirigeant. Malgré tout, Olnav était resté en poste, mais dans les locaux de l’entreprise, il rasait les murs. Lorsqu’il parlait, il le faisait d’un ton froid, et une partie de son esprit était perpétuellement détachée. Son couple n’avait bien sûr pas résisté au scandale. 

Grendchko serait bien demeuré dans la compagnie, ne serait-ce que pour voir son cousin s’enfoncer chaque jour un peu plus dans l’accablement, mais Shinaen avait pensé que sa notoriété nouvellement acquise devait être mise à profit. Le Fengir nourrissait à son égard de mystérieux desseins, lesquels allaient de toute évidence dans le sens de l’ambition du principal intéressé. Pour preuve, afin d’emporter son adhésion, Shinaen avait affirmé qu’avant le départ de Grendchko, comme ultime « cadeau d’adieu » de l’entreprise, il appuierait une disposition permettant au second édile d’empocher 2 % des bénéfices des préventes et ventes de réacteurs résultant du contrat entre la Transpulsion et Ylium. Concrètement, cela englobait tous les vaisseaux équipés des nouveaux réacteurs de distorsion. La motion avait entraîné la démission de deux membres du comité d’administration, mais avait malgré tout été votée. 

La reconversion avait été rondement menée. Des élections locales avaient lieu. Grendchko s’y présenta et battit à plate couture son adversaire. 

Il se désignait lui-même comme le champion du changement, celui qui allait enfin permettre de surmonter la corruption de l’argelen en dessinant la voie d’accomplissements rapides et modernes grâce à une alliance renforcée avec les Fengirs. Et cela marchait ! Grendchko s’était surpris en se découvrant des talents de tribun. Les conseils de Shinaen, souvent judicieux, n’étaient bien sûr que peu de choses comparés à l’irrésistible magnétisme de Grendchko, véritable clé de son succès. 

Et voilà qu’à présent, cinq ans avaient passé depuis sa démission du poste de second édile. Grendchko avait fait fructifier son pourcentage dans la Transpulsion en suivant les avis éclairés de l’une des Intelligences Synthétiques des Fengirs, devenant l’une des premières fortunes de la planète. Après avoir volé de victoire en victoire électorale, le richissime candidat défiait dans cette joute verbale le Coordonnateur Aleko, avec pour enjeu le titre de Premier Coordonnateur, c’est-à-dire le principal détenteur du pouvoir exécutif sur le globe — rien de moins. Que de chemin parcouru ! Plus qu’aucun autre des candidats précédemment sponsorisés par les Fengirs, Grendchko bénéficiait du soutien sans borne d’une frange non négligeable de la population de Nadar. Les braves gens vouaient à sa verve brutale et à sa prestance un culte. Chaque fois qu’il apparaissait dans ces arènes qu’étaient les plateaux holo, le nouveau champion du peuple se sentait aussi à l’aise que dans un modulofauteuil. 

C’était le cas en ce moment. Le plateau holo de l’élection à la fonction suprême se situait à Kalinchev, le noyau principal de la capitale Argea. Grendchko tout comme Aleko, son adversaire, y étaient physiquement présents. Chacun se rapprocha du pupitre contenant son bloc d’argelen et y apposa la main. Il régnait un profond silence sur la scène sphérique, laquelle projetait une illusion d’immensité. Des dizaines de milliers d’individus rassemblés tout autour suivaient des yeux les deux candidats. Mieux valait ne pas chercher à détailler du regard l’un de ces spectateurs, car eux n’étaient pas présents en personne, et leurs avatars ne cessaient de se métamorphoser. Ces dizaines de milliers symbolisaient en réalité les quinze milliards de Nadariens de la planète se succédant à tour de rôle. Chaque citoyen bénéficiait ainsi d’une représentation certes fugace, mais qui conférait encore plus de solennité et de majesté à l’événement. Les candidats se trouvaient à quelques mètres du peuple figurant dans toute sa diversité sans cesse changeante, dans une sorte d’intimité vertigineuse. 

En signe de respect, Grendchko et Aleko joignirent la paume des deux mains. Grendchko essaya comme il en avait l’habitude d’user de sa puissance physique pour pousser son adversaire et le déstabiliser. Toutefois, l’autre avait étudié son manège avec ses précédents opposants, et se contenta de se reculer pour interrompre le contact sans se laisser démonter. 

Une lueur de colère parcourut l’éclat bleuté des yeux d’Aleko, néanmoins le reste de son expression demeura impassible. 

Certaines mauvaises langues prétendaient que les débats avaient perdu tout à la fois en richesse, en nuance et en clarté depuis qu’ils ne se déroulaient plus au sein des Cavernes d’Ambre, sous la forme de communion télépathique autorisée par les cubars. Il avait été aisé de démontrer que la formule technologique préconisée par les alliés Fengirs était la plus démocratique et la plus universelle, puisqu’elle ne laissait pas sur le bord du chemin les inadaptés dont le matériel génétique ne leur permettait pas une qualité optimale de connexion avec l’argelen. En conséquence, les cubars présents sur les deux pupitres ne servaient plus qu’à identifier les candidats et votants. Ce n’était encore là qu’une précaution redondante, un sacrifice à la forme et à la tradition, étant donné que les fonctions biométriques des tablettes dont étaient équipés chaque Nadarien assuraient d’elles-mêmes, à tout moment, l’identification des uns et des autres au niveau subatomique. Des holocams retransmettaient la scène sous différents angles, de manière à ce que les spectateurs aient l’impression d’être présents. 

La présentatrice s’approcha et des salutations furent échangées. Puis, Kelanav, comme elle se nommait, retraça une brève biographie de chacun des candidats. Tandis qu’elle parlait, des images des époques évoquées se matérialisaient sur le plateau. Les deux Nadariens apparaissaient plus jeunes, au cours de séquences où ils avaient été filmés, que ce soit sur leurs lieux de travail ou dans des endroits publics dédiés aux loisirs. Aleko comme Grendchko avaient donné leur accord au sujet des extraits diffusés, garantissant à chacun de ne pas être confronté à des images embarrassantes. Aleko avait majoritairement tenu des postes administratifs plus ennuyeux les uns que les autres. Grendchko savait, en revanche, que le fait d’avoir pris part aux décisions de deux compagnies fengiriennes conférait un relief et un éclat tout particulier à son passé professionnel — les Fengirs avaient fourni des images très convaincantes, forgées de toutes pièces bien sûr, mais que nul n’oserait remettre en cause. 

Les dernières séquences portaient sur l’ascension politique de chaque candidat, et en particulier les joutes oratoires avec leurs adversaires. Le style d’Aleko, tout en subtilité, tranchait avec l’emphase et la pugnacité de Grendchko, laquelle confinait parfois à la hargne, quand ce n’était pas à la brutale grossièreté. Le débat commença aussitôt après. Kelanav, de sa voix profonde et envoûtante, dressa en préambule la liste des thèmes qui seraient abordés. Economie, écologie, recherche scientifique, développement culturel et technologique, sécurité intérieure, statut au sein de l’Expansion et interventions extérieures figuraient au menu de la soirée. 

Elle les interrogea à tour de rôle et ils présentèrent les différents pans de leur programme. Sur le plateau, les candidats se tenaient debout sans presque bouger, comme enracinés dans le sol, une posture caractéristique des Nadariens. La silhouette assez frêle d’Aleko tranchait avec celle, plutôt massive, de Grendchko. Celui-ci suivait strictement la ligne préconisée par les Fengirs, là où son adversaire puisait parfois dans la tradition pour s’attirer les faveurs des conservateurs. Lorsqu’Aleko fut interrogé au sujet de la sécurité intérieure et des problèmes posés par les Réfractaires, il tint le discours suivant : « Ils ne représentent qu’un désagrément mineur. Toutes les statistiques indiquent que les ressources allouées à la répression ont jusqu’à présent constitué un gaspillage sans précédent — les résultats ne sont pas à la hauteur, c’est un fait. Une approche harmonieuse privilégiera la diplomatie. Je ferai installer des centres de réflexion et de débats où ces marginaux pourront librement exprimer leurs points de vue et revendications. Des Guides Communiants y seront présents pour interroger l’argelen et déterminer si les demandes de ces individus sont recevables. Si elles ne le sont pas, nous tenterons d’obtenir les solutions les plus satisfaisantes pour les deux parties. C’est en leur tendant la main que nous pourrons enfin résoudre cette situation épineuse, et non en leur faisant la guerre. 

– Coordonnateur Grendchko, fit Kelanev en se tournant vers l’intéressé avec un sourire, je vois que vous faites la grimace. Votre avis à ce sujet ? 

– Les paroles du Coordonnateur Aleko sont dignes d’une jouvencelle timorée, qui s’enfuira en pleurant dès qu’on lui soufflera dessus ! Des centres de réflexion, et puis quoi, encore ? Pourquoi ne les invite-t-il pas à ses parties fines, tant qu’il y est ? En leur demandant quelques litres de lubrifiant, pour atténuer la douleur quand il se fera posséder ! » Grendchko sourit en contemplant l’expression outragée de son adversaire. Ses fans adoraient ce type de sorties, ils n’écoutaient ce genre de débat que dans le but de le voir piétiner l’ego de ses opposants. 

« Que feriez-vous pour votre part ? articula Kelanev avec une moue qui indiquait un certain dégoût. 

– Je les traquerai comme la vermine qu’ils sont, bien entendu ! lança Grendchko. Les tunnels des réseaux souterrains ne seront jamais assez vastes pour leur permettre d’échapper à ma volonté de justice. 

– Cela a déjà été essayé, intervint Aleko. 

– Mais pas par moi ! rugit Grendchko. Vous croyez que j’aurais pu bénéficier de la faveur de nos alliés Fengirs, si je ne possédais pas les qualités indispensables pour ce type de tâche ? » 

Comme à chaque fois qu’il évoquait leurs si précieux alliés, son adversaire baissa les yeux. La soumission que les Coordonnateurs affichaient envers les Fengirs pouvait facilement être transformée par de la sujétion pour Grendchko, soutien principal et autoproclamé de ces membres éminents de l’Expansion. Montrer une telle faiblesse dans un débat, c’était souvent perdre pied, et l’avantage concédé se révélait très difficile à récupérer. 

« Vous ne feriez donc pas appel à l’argelen pour déterminer si quelques-unes des revendications des Réfractaires ne seraient pas recevables ? demanda Kelanev. 

– On ne peut pas régler un problème avec quelque chose qui pose problème, répondit Grendchko. Vous le savez, l’argelen n’est plus aussi fiable que par le passé, c’est peu de le dire. Nos amis Fengirs nous ont aidés à le remplacer en partie, et je crois que nous devons aller beaucoup plus loin. 

– Quitte à renier nos traditions ? 

– Uniquement ce qui a mal tourné. Ma solution nous permettra de redonner beaucoup plus de force à nos traditions. Et d’unir le peuple entier. 

– De l’enchaîner sous votre joug, vous voulez dire », lança Aleko. 

Les candidats échangèrent des regards chargés d’éclairs. Kelanev fit retomber la tension en passant à des sujets culturels. Peu après, cependant, elle en vint aux interventions extérieures. La thématique était source de préoccupation pour chacun, puisque Nadar, en tant que membre de l’Expansion, allouait de considérables ressources à la guerre contre la Confédération des Planètes Unies et leurs alliés intermittents de la Fondation des Indépendantistes. « Que pensez-vous de la menace oblanite ? demanda-t-elle à Aleko. Avez-vous un plan pour la contrecarrer ? 

– Nous avons essuyé une défaite en raison de ce nouveau Relais d’Accélération installé par la Confédération, et dont nous n’avions pas connaissance. Cela démontre que nous devons plus mûrement préparer notre prochaine offensive, en nous fiant bien sûr aux indications de nos alliés Ektrims, Zayborgs et Fengirs de l’Expansion, mais tout en développant nos propres unités de reconnaissance. 

– Quelles seront les prochaines missions de nos forces d’intervention ? 

– Sans préjuger de ce qui sera décidé par nos alliés, je préconise de nous focaliser dans un premier temps sur la reconnaissance, l’exploration et le renseignement afin d’être en mesure d’élaborer la meilleure stratégie. 

– Coordonnateur Grendchko. Votre avis sur le sujet ? 

– Oblan, c’est la grandeur passée de Nadar. Vous le savez, j’ai axé ma campagne sur cet âge d’or de notre glorieuse Histoire qui nous a vus nous installer sur cette planète et tirer parti de ses merveilleuses ressources. Nous étions forts, alors. Nous pouvions regarder les autres peuples de la galaxie droit dans les yeux. C’est quand nous avons piteusement quitté Oblan que nous avons commencé à sombrer dans la décadence. Nous devons à tout prix reconquérir cette grandeur passée ! C’est pourquoi je suis heureux de vous annoncer en exclusivité que nos alliés Fengirs, mon équipe et moi-même avons préparé un plan à cet effet. Je ne peux bien sûr pas vous en révéler les détails, mais sachez que je suis très confiant. La grandeur est au bout du chemin ! La grandeur retrouvée ! » 

*** 

Jaynak, une moue de dépit sur le visage, claqua des doigts pour éteindre la retransmission holo. C’était chaque fois la même histoire. A chacune des élections, il avait l’impression qu’il serait capable de voter pour le candidat le plus sensé, le plus raisonnable, le plus équilibré, le plus sage en somme. Et à chaque fois, son opinion se modifiait en faveur de la personnalité qui affichait avec le plus de détermination son soutien aux Fengirs. A deux jours du vote crucial, il avait encore le sentiment qu’il parviendrait à s’abstenir, mais tout juste. Il lui fallait se rendre à l’évidence, depuis ce débat, il ne se sentait plus à même de voter Aleko. Quand il se représentait en pensée dans la Salle du Choix — la salle holo où chacun votait — il ne se voyait pas effectuer le pas, symbolique et nécessaire, vers Aleko. Ce gros bâtard répugnant de Grendchko allait l’emporter à cause de l’inertie de gens comme lui — il y avait de quoi se dégoûter de soi-même. 

Jaynak consulta sa tablette. La section « sondage permanent » des élections planétaires nadariennes indiquait l’abstention comme toujours majoritaire. Il n’était visiblement pas le seul à avoir l’impression d’être privé de son choix. Et ce n’était pas comme si ça datait d’hier. Jaynak se souvenait de discussions avec des amis, plusieurs années auparavant. La plupart d’entre eux rechignaient à aborder ce point. Ce n’est qu’une fois acculés qu’ils concédaient ne pas être sûrs de voter en leur âme et conscience au moment décisif. Yneken, l’une des amies de Jaynak, l’avait cependant mis en garde : « si tu creuses un peu trop le sujet, tu risques vite de rejoindre les rangs des Réfractaires. » 

Ce qui, bien sûr, lui avait donné à réfléchir. Les Réfractaires refusaient tout à la fois la communion avec l’argelen et le système politique en vigueur. Ils s’opposaient à tout, en fait, ce qui n’avait jamais paru très constructif à Jaynak. Etaient-ils tous des rebelles à l’Expansion ? Des traîtres œuvrant pour le compte de la Confédération des Planètes Unies, comme le clamaient les autorités ? Jaynak était tenté de le croire. Il préférait garder une part de doute à leur sujet, car après tout, s’il se mettait à rechercher, sur le réseau ou dans l’argelen, des preuves de leur implication aux côtés de l’ennemi et qu’il en trouvait, rien ne démontrerait leur authenticité. 

Si Grendchko était élu, les Réfractaires allaient en tout cas passer un sacré mauvais quart d’heure. Jaynak soupira, puis alla dans son bureau, où il vérifia l’état de son matériel d’escalade en prévision de la sortie du lendemain avec sa sœur Niducia. Les crochets de titane de ses chaussures et bracelets étaient toujours en parfaite condition. Il scanna sa ceinture antigrav, qui ne donnait aucun signe de faiblesse non plus. Non pas qu’elle lui serve souvent — Jaynak était un bon grimpeur et n’avait eu recours à la technologie qu’à deux reprises depuis des années qu’il pratiquait l’escalade, à chaque fois à cause d’un effritement de la roche. C’était néanmoins un élément clé pour sa sécurité, et en tant que tel nécessitait une inspection. Avant de se coucher ce soir-là, il vérifia le style et les caractéristiques de leurs principaux concurrents, ceux dont le classement se rapprochait le plus de celui de sa sœur et du sien. La compétition du lendemain serait en binôme, bien qu’affectant aussi le classement individuel. Visualiser les évolutions de leurs adversaires comme s’il flottait à leurs côtés aidait Jaynak à se mettre dans le rythme, à évoquer les mouvements qui leur feraient dépasser la vitesse de grimpe de leurs rivaux. Le simple fait de simuler l’action lui procurait l’état de quiétude et de sérénité si différent du stress qu’il vivait au quotidien dans son travail. Déjà, il ressentait le vent sur sa peau. Il alla retrouver sa couche magnétique de célibataire en se focalisant là-dessus, refusant de repenser au débat. 

Niducia n’était installée qu’à quelques encablures de sa propre demeure, un confortable appartement du noyau de Barklav. Ici, les habitations étaient parfaitement intégrées à la roche, dans cette harmonie troglodytique caractéristique de la tradition nadarienne. De nombreuses passerelles et corniches luisaient sous l’éclat matinal d’Altanis, le soleil blanc de la planète. Ces aménagements se fondant dans le décor offraient un accès extérieur aux différents logements. Des canaux modgrav permettaient de s’élever ou de descendre à l’étage désiré. Certains proposaient des parcours plus tortueux, suivant l’architecture singulière de la cité. 

Niducia l’accueillit avec un sourire. Ses yeux avaient cet éclat particulier, familier avant chaque compétition. La sœur de Jaynak ne répondait pas à l’archétype de l’historienne sans cesse connectée à son cubar, amassant les connaissances du passé. Elle aimait le terrain. Ressentir l’Histoire était selon elle avant tout une expérience physique. Quelque chose d’intime. Et c’était aussi, bien sûr, une sportive avec laquelle il appréciait participer à des épreuves. Elle l’invita à partager avec elle la poudre primordiale appelée obal, mélange de nutriments minéraux et végétaux qui constituait l’alimentation principale des Nadariens. Sa sœur lui demanda s’il se sentait prêt, question à laquelle il répondit par l’affirmative. Ce n’était qu’une compétition régionale et non nationale, mais tous deux en avaient franchi les étapes pour parvenir en finale. Ce n’était pas le moment de flancher. Puis elle aborda un autre sujet. 

« Alors, tu sais pour qui tu vas voter, demain ? » l’interrogea-t-elle. 

La moue de Jaynak fut éloquente. « Je sais surtout pour qui je ne vais pas voter.  

– Pourtant, tu ne l’as pas vraiment côtoyé quand il était à la Transpulsion. Tu ne le connaissais que de réputation, ce qui peut être trompeur. 

– J’étais soulagé de ne pas risquer de le croiser, dans ma section. Autant il avait la réputation d’être un gros incompétent parachuté par les Fengirs, autant il pouvait vous virer facilement si vous lui en donniez l’occasion. 

– Une entreprise aussi puissante a besoin d’avoir quelqu’un qui a la main ferme pour tenir le gouvernail. C’est la même chose pour la planète. » 

Jaynak secoua la tête, la mine désabusée. Niducia insista. « La Transpulsion s’est encore mieux portée grâce à lui. Il a permis la fusion avec Ylium, ce qui a grandement bénéficié aux deux compagnies. 

– On dirait que tu as appris par cœur ses éléments de langage. Tu sais pourtant ce qu’il s’est passé avec l’épouse d’Olnav. La plupart de mes collègues sont comme moi, ils pensent que c’est un coup monté. 

– Beaucoup de femmes estiment que Tilean a bien fait de rendre à son ex la monnaie de sa pièce. C’est vrai que Grendchko s’est arrangé pour se trouver non loin d’elle quand c’est arrivé. Mais peut-être bien qu’il avait pressenti qu’elle aurait besoin de réconfort, parce qu’il connaissait Olnav. Il paraît qu’ils ont grandi ensemble. » 

Jaynak fit la grimace. « Une femme comme elle ne se laisse pas convaincre si vite. Au minimum, tu dois reconnaître qu’il a profité de sa faiblesse. 

– C’est un opportuniste, oui. Mais il est soutenu par les Fengirs. C’est à eux que nous devons d’avoir vécu la période de l’Eveil Technologique, tu sais. Nous étions en plein déclin avant de nous allier avec eux. Et Grendchko personnifie ce renouveau comme peu de candidats. 

– Si maintenant tu m’entraînes sur le terrain de l’Histoire, je préfère autant me taire », grinça Jaynak. 

 

La montagne noire présentait sa façade de kécelite parfaitement lisse aux participants et spectateurs. Semi-organique, ce type de roche n’existe que sur Nadar. La compétition n’incluait que des alpinistes natifs de la planète — eux seuls possédaient la complicité innée avec l’environnement indispensable pour rester dans la course. Jaynak évaluait les couples alentour du regard, mesurant la motivation des concurrents à leur posture ou à leurs gestes, s’imprégnant de l’ambiance familière. Chacun portait dans son dos une plaque semi-rigide qui y adhérait magnétiquement, de couleur différente, sur laquelle figuraient un numéro et un nom. Au niveau de la taille, les ceintures antigrav luisaient sous Altanis. 

Niducia lui effleura le bras. Une compétition mixte telle que celle-ci mettait à l’épreuve les liens entre l’homme et la femme. C’était d’autant plus vrai que si l’un des membres du binôme flanchait, le classement individuel continuait à être pris en compte. Jaynak leva les yeux vers la ligne fluorescente à mille mètres d’altitude. Le premier couple à l’atteindre serait proclamé vainqueur. Il se tourna vers sa sœur, lui étreignit le bras et lui sourit. Le regard qu’elle lui lança était plein d’excitation contenue. Elle n’avait pas toujours les mêmes idées que lui, mais du moins partageait-elle son goût pour la montagne. Celle-ci ne trichait pas. La vaste falaise de kécelite avait le don de replonger chacun au cœur de la nature, mais aussi de sa nature profonde. 

« Concurrents ! Préparez-vous ! » Artificiellement amplifié, l’appel fut suivi d’un mouvement collectif. Chaque participant se rapprocha de la paroi à la toucher. Jaynak sentait la vibration familière parcourir tout son corps, l’électrisant. 

« Maintenant ! » 

Au signal, Jaynak, Niducia et les autres s’élancèrent d’un commun accord. Si proche de la paroi, Jaynak ressentit aussitôt la connexion se mettre en place. Il fixa ses crochets sur des micro-interstices invisibles à l’œil nu. Une seule erreur, et ils rebondiraient, empêchant toute progression. Il fallait s’ouvrir au message que vous envoyait la montagne, et seuls les Nadariens en avaient la faculté. Chaque compétiteur était dans sa bulle, s’activant avec des gestes plus ou moins souples ou coulés. Jaynak et Niducia grimpaient avec sûreté. Si l’un des membres du couple était plus rapide, il devait attendre l’autre pour espérer faire bénéficier le duo de la victoire dans cette compétition. Jaynak surveillait son souffle, expirant profondément comme ses crochets s’enfonçaient au millimètre près dans les cavités. Il faisait jouer ses muscles avec application, mais tout son esprit était concentré sur les messages en provenance de la kécelite. « Viens là », « Je suis ici », semblait lui murmurer la roche. Et lui la rejoignait avec ferveur, s’abandonnant tout entier. Après chaque mouvement, il vérifiait la progression de Niducia, ajustant son rythme quand il allait un peu plus vite qu’elle. Elle devait se sentir en confiance, savoir qu’il serait là à tout moment pour elle afin qu’aucun doute, aucune pensée parasite ne puisse s’insinuer. Ce ne fut qu’à mi-hauteur que Jaynak jaugea la position des concurrents. Lui et Niducia se trouvaient en tête, comme le confirma le speaker. 

Garder son sang-froid. Ménager son souffle et rester dans sa concentration. L’effort étant intense, les membres s’alourdissaient peu à peu. Il fallait frôler les limites de ses possibilités sans pour autant les dépasser. Jaynak était confiant. Il se sentait bien — il avait même l’impression de n’avoir jamais grimpé aussi vite et efficacement. Un regard de côté lui fit néanmoins ressentir une pointe de culpabilité. Dans son exaltation, il avait pris de l’avance sur Niducia, et il vit au regard de sa sœur qu’elle en avait pris conscience et se mettait à forcer l’allure pour le rejoindre. Il ralentit aussitôt, mais c’était trop tard. Le pied de la jeune femme manqua son objectif, fut rejeté par la roche et glissa. Son genou heurta violemment la surface et une grimace de douleur lui tordit le visage. 

Pour la première fois, Jaynak s’immobilisa, consterné. Niducia s’était fixée sur ses trois appuis, la jambe pendant dans le vide, haletant. Les concurrents regagnaient du terrain, et l’envie quasi irrépressible de se remettre en route fit esquisser à Jaynak un mouvement vers la roche — qu’il interrompit aussitôt. « Viens, je t’attends ! » encouragea-t-il sa sœur. Celle-ci retrouva un point d’accroche, mais elle semblait souffrir. Si elle lâchait, sa ceinture antigrav détecterait la chute et s’activerait instantanément, au prix de sa disqualification. Jaynak sourit à Niducia. « Ne force pas, lui dit-il. A ton rythme. » 

Le choc sur le genou avait laissé des traces. Très vite, il devint évident que d’autres couples allaient les dépasser si Jaynak restait au niveau de sa sœur. Il serra les dents et la regarda plus souvent qu’il ne l’avait fait depuis le début de la compétition. Il n’avait pas le droit de la toucher sous peine de disqualification, mais elle puisa du courage dans son regard, et redoubla d’efforts. La fluidité des mouvements, hélas, n’était plus au rendez-vous. Ils parvinrent à franchir la ligne d’arrivée, mais seulement en huitième position. Une fois atteinte la démarcation, chaque participant imprimait une poussée pour se rejeter en arrière, et la ceinture antigrav prenait le relais. Ils flottaient alors et rejoignaient peu à peu le sol. Jaynak saisit la main de sa sœur et lui fit signe que tout allait bien. Il s’en voulait beaucoup plus qu’à elle-même. La compétition l’avait grisé et il s’était mis à repousser ses limites sans tenir compte de celles de Niducia. Erreur classique et évitable pour ce type d’épreuve. 

Arrivée au sol, elle eut un sourire en coin et lui tapota l’épaule. C’était rassurant de voir qu’elle ne lui tenait pas rigueur de son manque d’attention. « Tu aurais pu viser ton classement individuel, lui dit-elle. Merci d’être resté à mes côtés. »


 Broché 19 €

Relié 26,38 €  

ebook 3,99 €

AMAZON    LA FNAC   KOBO   APPLE

Retrouvez les cinq premiers chapitres en cliquant sur ce lien . 
 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on August 26, 2024 06:32

August 25, 2024

Problème belge : la réponse d'amazon KDP

Il a fallu plusieurs échanges, mais j'ai fini par obtenir un début de solution : KDP Publishing ne gère pas le site Amazon Belgique. En cas de problème de distribution ou de publication, même sur les pages gérées par Amazon, il ne faut pas contacter KDP mais le service client d'Amazon Belgique.

Cet article de blog fait donc suite au précédent, intitulé "La plate-forme belge d'ebooks Amazon défaillante".

Concernant les ebooks, KDP Publishing ne les gère pas sur la plate-forme belge. C'est pourquoi ils n'y sont pas envoyés. Donc, inutile d'espérer retrouver vos ebooks sur la plate-forme belge, tant qu'Amazon ne l'aura pas améliorée, ils n'y figureront pas. 

Le conseiller du site KDP m'a renvoyé au tableau de distribution des livres brochés. Le site belge, Amazon.com.be ne figure pas sur ce tableau. On peut considérer que tant que ce site n'y figurera pas, il n'y aura aucune chance d'avoir des ebooks vendus directement en Belgique (il n'y a apparemment pas de tableau de distribution propre aux ebooks, ce qui est sans doute logique étant donné l'aspect dématérialisé).

Pour les livres brochés, ils sont de deux catégories : ceux vendus par des vendeurs indépendants d'Amazon marketplace, qui ont leur propre page et leur propre identification, et ceux vendus par Amazon belgique, qui ont aussi leur propre page et une identification différente. Eh oui, le tableau de distribution des livres n'a pas été mis à jour, puisqu'il apparaît qu'Amazon belgique distribue bien nos livres brochés (mais pas les reliés, apparemment, confiant ceux-ci à des vendeurs tiers).

Voici par exemple la page Amazon belgique d'un vendeur tiers de l'Essence des Sens, vendu à 66,99 €.

Sur cette page, l'identité de l'Essence des Sens dans sa version brochée est B0D9PZSTMT. Le vendeur et expéditeur tiers se nomme Paragon OS.

Et voici la page Amazon belgique de l'Essence des Sens expédié et vendu par Amazon belgique, à 19 €.

Sur cette page, l'identité de l'Essence des Sens dans sa version brochée est B0DC621PSN.


Au moment où j'écris ces lignes, le roman est noté temporairement en rupture de stock, et il manque la couverture du livre sur cette page Amazon. C'est à dire que le vendeur tiers a mieux fait le boulot de présentation qu'Amazon Belgique !

Comment différencier une page Amazon de celle d'un vendeur tiers? En regardant l'expéditeur et le vendeur, mais il existe un moyen plus rapide. Sous le titre du livre, si vous avez le nom de l'auteur avec un lien, c'est qu'il s'agit d'une page Amazon. Mais vérifiez quand même l'expéditeur et le vendeur au cas où.

Qu'en est-il de la page d'auteur très incomplète sur amazon belgique? Cette page est accessible par les clients d'Amazon qui veulent en savoir plus sur l'auteur et ses autres romans. Le fait qu'ils soient incapables de retrouver un autre de mes romans par ce biais est évidemment un handicap. 

Eh bien, figurez-vous que ce n'est pas Amazon KDP qui gère ces pages. Il s'agit d'Amazon Author central, la fameuse plate-forme auteurs d'amazon. 

Il faut les contacter séparément, même sur leurs formulaires de contact ne sont pas vraiment faits pour ça. On va voir ce que ça donne. 

Pour être, enfin, tout à fait complet sur le sujet, dans la liste de mes romans vendus en Belgique, j'ai constaté des anomalies sur le prix d'au moins trois de mes ouvrages vendus et expédiés par Amazon Belgique. Je précise bien qu'on n'a pas affaire à un vendeur tiers, et donc, que le prix d'origine devrait être respecté :

- Les Explorateurs en broché est vendu à 23,82 € alors qu'il n'est vendu qu'à 18,99 € sur Amazon France 

- Eau Turquoise en broché est vendu à 27,29 € alors qu'il n'est vendu qu'à 20,04 € sur Amazon France

- Les Flammes de l'Immolé est vendu à 31,18 € alors qu'il n'est vendu qu'à 23,21 € sur Amazon France

Etrangement, le premier tome du cycle d'Ardalia (Fantasy), Le Souffle d'Aoles, n'est ni vendu ni distribué par Amazon belgique, uniquement par des vendeurs tiers. 

Ces problèmes de prix pour les livres brochés vendus et distribués par Amazon belgique sont d'autant plus étonnants que mon avant-dernier roman SF, Memoria, est bien vendu est distribué par Amazon belgique au prix correct de 16 €. Comment expliquer cette différence de traitement avec les autres ?

Voilà ce qui en est de l'enquête pour le moment...

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on August 25, 2024 10:55