Jérôme Segal's Blog, page 3
September 8, 2022
Vienne capitale européenne du véganisme ?

La capitale autrichienne déjà répertoriée comme la ville où il fait le mieux vivre dans le monde est aussi depuis cet été celle où le commerce végane explose. Le nombre de véganes était déjà en augmentation constante dans le pays. Selon un sondage réalisé en 2021, on comptait 106 000 véganes et 840 000 végétariens dans la république alpine de près de 9 millions dâhabitants, soit des augmentations respectives de 32,5 et 9,5% en trois ans. Les effets économiques sont importants et de plus en plus de supermarchés proposent un large choix de produits végétariens ou véganes. La porte-parole du groupe Spar, très implanté en Autriche, Nicole Berkmann, estime, études à lâappui, que 80 % des produits végétariens sont achetés par des consommateurs qui mangent de la viande et que ce sont même 95 % des produits véganes qui sont achetés par des non-véganes.
Cet été, à la mi-juillet, une première filiale 100% végane dâune grande chaîne de fast-food a été inaugurée, une première en Europe. Plus intéressant, cette même chaîne (Burger King) a décidé que dans sa cinquantaine dâautres filiales, le burger végane serait la norme ! Si un client veut de la viande, il doit le préciser, par défaut on coincera dans son pain un burger végétal.
La filiale 100% végane ouverte en juillet 2022 :





Le 8 septembre, câest une des grandes chaînes de supermarché du pays, Billa, qui a ouvert sa première filiale 100% végane sous le nom de « Pflanzilla » en référence à âGorillaâ (le puissant primate herbivore en allemand, partant de âPflanzeâ qui signifie âplanteâ). Sur 200 m², ce seront bientôt 2500 produits qui seront proposés mais le choix est déjà conséquent. Verena Wiederkehr, en charge du « Plant-Based Business Developement » de la marque, explique : « On sait depuis longtemps que la consommation dâaliments végétaux nâest plus une simple tendance mais reflète bien un développement durable dans la société. »
Cet engouement pour la nourriture végétalienne sâaccompagne aussi dâune campagne en faveur de lâécologie et des animaux, à lâintérieur même du supermarché. Un graphique explique ainsi quâalors que 30% des émissions nationales de CO2 sont dues à lâalimentation, une personne végane en émet trois fois moins quâune personne qui mange de la viande. Une autre affiche rappelle quâon peut être fort en sâalimentant à base de plantes, comme un gorille de deux tonnes ou un éléphant de 6 tonnes, tout en mentionnant que le rhinocéros, lui aussi végétalien, reste capable de courir à 50 km/h ! Enfin, une dernière affiche informe sur les teneurs en protéines de différents aliments, rappelant que la consommation dâun peu de légumineuse suffit à ne pas être carencé en protéines. à différents endroits du magasin, un petit texte intitulé « Good Food » répète ce mantra : « Bon pour moi et pour nous tous. Bon pour le climat et lâenvironnement. Bon pour les animaux. Manger ça fait du bien. ».


















Pour lâaspect écologique, on trouve une presse à noisettes et chocolat pour se faire soi-même sa pâte à tartiner, un large choix de produits en vrac et même de quoi remplir soi-même ses bouteilles de bière avec la célèbre marque viennoise, Ottakringer. Les autres chaînes de magasins scrutent avec intérêt le développement de cette filiale ouverte au cÅur de Vienne. Le véganisme semble bien sâaccorder avec les préoccupations écologiques du moment, pour le bonheur des consommateurs⦠et bien sûr de quelques entreprises.
June 1, 2022
Homo Austriacus et ses poubelles

Les Autrichiens ne rigolent pas avec leurs poubelles. Déjà , ils pratiquent un tri assez poussé par rapport à ce qu’on rencontre dans d’autres pays comme la France, mais, en outre, il n’est pas question que des étrangers aillent remplir des poubelles qui ne leur appartiennent pas !Ainsi, à Hietzing, un quartier plutôt huppé de Vienne, proche de la nature avec l’immense Lainzer Tiergarten (24,5 km², soit un quart de la superficie de Paris), on trouve des poubelles enfermées derrière des grilles, protégées par un beau petit toit en tôle…


May 15, 2022
Le mépris des animaux et des femmes condensé dans un calendrier

En Autriche, « lâAlliance des jeunes paysans », très proche du parti conservateur ÃVP, joue un rôle de couveuse pour former des lobbyistes du monde agricole, et plus précisément pour défendre les intérêts des éleveurs. Ils organisent chaque année une grande « fête des moissons » sur la Heldenplatz, la place emblématique de Vienne. Depuis 2001, ils éditent également un calendrier censé mettre en valeur leurs activités. Nommé le 10 mai dernier nouveau ministre de lâagriculture, Norbert Totschnig nâest dâailleurs autre que lâinventeur de ce calendrier.
Dans lâédition 2023, ils présentent des femmes dévêtues dans des situations propres à lâélevage intensif avec pour idée de présenter « lâattractivité » du métier. Rarement le parallèle entre le sexisme et le spécisme, entendu comme discrimination fondée sur lâappartenance à lâespèce, nâaura été aussi lisible. Sur le sujet, la lecture du livre de Carol J. Adams sâimpose (La politique sexuelle de la viande: une théorie critique féministe végétarienne, Lââge d’homme, 2106) !



Le commentaire sur Twitter de Georg Prinz (de la VGT, Association contre les usines animales) à propos de lâimage ci-dessous est éloquent : « Dâabord on tâarrache à ta mère, après tu reçois du lait dâun réservoir et dans deux semaines on tâenvoie en Espagne » (Zuerst entreiÃen wir dich deiner Mutter, dann bekommst du Milch aus dem Tank und in zwei Wochen schicken wir dich nach Spanien).

Compléments
Sur ce blog, « Homo Austriacus rusticus »Dans la revue LâAmorce, « La solidarité féministe à lâégard des animaux », 18 mai 2020March 18, 2022
A nouveau des réfugiés de l’Est à Vienne : comment aider ?
Dans son édition du 18 septembre 1914, le quotidien social-démocrate Arbeiter Zeitung (« journal des ouvriers ») fait état de 70 000 réfugiés venus, en raison de la guerre, des provinces de l’empire austro-hongrois correspondant en parties aux frontières de l’actuelle Ukraine, la Galicie et la Bucovine. Parmi eux, quatre cinquièmes de Juifs. L’édition du 26 octobre 1915 mentionne un âcomité d’aide pour les réfugiés ukrainiensâ…

Comment aider aujourd’hui les familles ukrainiennes qui arrivent ? Il y a essentiellement trois sites : http://www.trainofhope.at/Â (Vienne), https://where2help.wien/Â (idem), https://fuereinand.at/Â (dans toute l’Autriche) mais aussi, au niveau international, https://www.ukrainetakeshelter.com/
Deux annonces :
Vous pouvez aider à la gare centrale (Hauptbahnhof) et au Ernst-Happel-Stadion. Contacter
Gregor et l’équipe de füreinandâ mitmachen@fuereinand.at
et
Vous pouvez préparer des petits sacs de « piquenique » avec sandwich, snack, boissons. Et les apporter au stand Caritas de la gare Hauptbahnhof (au milieu de la gare vers les quais 7-8)
Il y a beaucoup de familles et les sandwich partent en quelques secondes.
Il y a aussi possibilité de leur apporter d’autres produits type hygiéniques.
Pour communiquer, dans le cas où vous hébergez des Ukrainien.ne.s qui ne parlent pas de langues que vous connaissez, l’appli Google translate offre un mode « conversation » excellent. Vous parlez en français, votre téléphone traduit en ukrainien (et prononce), et vice-versa.
December 15, 2021
Une Odyssée peu commune, de Vienne à Menton

A la faveur de la reprise des trains de nuit entre Paris et Vienne, jâai pu lire dâune traite, la nuit dernière, la biographie dâHerbert Traube, Une Odyssée peu commune, de Vienne à Menton (Musée dâhistoire et des sciences de lâHomme, 2015). Né à Vienne en 1924, câest à 15 ans que le jeune Herbert a dû fuir le deuxième arrondissement de sa ville natale pour la Belgique, dâabord avec sa mère et sa sÅur, avant dâêtre rejoint bien plus tard par son père. Fuyant lâoccupation allemande, la famille se réfugie dans le sud de la France et le jeune Hebert est interné dans trois camps : ceux de Gurs et Rivesaltes mais aussi le camp dâAix-les-Milles. Sa mère meurt dâépuisement au camp et son père est déporté à Auschwitz (ce quâil nâapprendra quâà la fin de la guerre). Herbert parvient, lui, à sâévader acrobatiquement dâun autre train de déportation, à nouveau vers le camp de Riveslates⦠Engagé de la première heure dans la Résistance à Marseille, il signe pour cinq ans à la Légion étrangère.
Participant au débarquement en Provence (août/septembre 1944), il poursuit avec son unité de légionnaires en Alsace, en Allemagne⦠libère Stuttgart puis se retrouve au Vorarlberg en Autriche. A lâété 1945, les combats ne sont pas finis pour lui puisquâil est envoyé en Indochine et témoigne dâatrocités commises par lâarmée française. Câest le seul moment du livre où il y a quelques mots en lettres capitales : « Ce nâétait plus MA GUERRE » (p. 215). Il ose dâailleurs cette question ô combien pertinente au regard des mouvements de décolonisation : « Nâétions-nous pas aux yeux des Vietnamiens ce que les Allemands avaient été aux yeux des Français juste quelques années auparavant ? ».
Aujourdâhui âgé de 97 ans, « français non par le sans reçu mais par le sang versé » â selon la devise du centre de la Légion à Aubagne â Herbert continue de servir son pays dâadoption, intervenant encore dans les écoles, collèges et lycées, et travaillant au sein de lâassociation « Devoir de mémoire » dont il est président dâhonneur. Son livre se dévore : la narration est fluide, les descriptions passionnantes et jamais trop longues, on le « voit » cacher des pépites dâor dans des pralines en chocolat, risquer de se faire lyncher par des Belges en raison de son accent allemand, sauter dâun train en marche, improviser un échange en patois luxembourgeois, toiser un haut gradé de la Wehrmacht qui ignore ses origines lorsque, par erreur de pilotage, il se retrouve seul dans les lignes allemandes, faire preuve dâinventionâ¦et de culot aussi parfois (sâimprovisant par exemple dentiste pour arracher la dent dâun autre légionnaire).
Dans les dernières pages, Herbert Traube revient sur sa judéïté. Il se sent juif « non pas par la religion qu[âil] ne pratique plus depuis longtemps , mais par la consciences dâappartenir à cette longue lignée de gens qui ont véhiculé à travers les âges, et avec les difficultés que lâon connaît, une façon de penser, une éthique dont est issue notre civilisation gréco-judéo-chrétienne occidentale. » (p. 254)

A titre personnel, ce parcours mâa bien sûr passionné car il fait écho à celui de mon grand-père Heinrich/Henri, parti lui aussi de Vienne, dâabord engagé à la Légion étrangère puis Résistant et faisant le choix, comme Herbert, de devenir français et de rester en France (Voir chap. 6 de mon livre LâArmoire).
PS/

Das Buch gibt es auf Deutsch : Eine ungewöhnliche Odyssee von Wien nach Paris und Menton. Erinnerungen. Wien: Verlag der Theodor Kramer Gesellschaft 2021. 226 S.
Clara Laurent est en train de réaliser un film documentaire sur le destin dâHerbert Traube⦠dont voici un aperçu.
Voir aussi cette petite vidéo de 2015 sur le site de franceinfo.
November 24, 2021
Pourquoi si peu de vaccinations en Autriche ?
Le taux de vaccination en Autriche est « honteusement bas », câest le nouveau chancelier Alexander Schallenberg lui-même qui lâa reconnu avant dâannoncer précipitamment, vendredi 19 novembre, un quatrième confinement pour une durée de 20 jours à compter du lundi 22 novembre. La communication du gouvernement a été pour le moins erratique. Le 25 juin dernier, le chancelier Sebastian Kurz (pas encore démissionnaire) lançait une nouvelle campagne dâaffichage à la gloire de son action, annonçant « Nous avons maîtrisé la pandémie ». Pendant lâété, la campagne de vaccination nâa pas été très médiatisée et, fin octobre, A. Schallenberg promettait quâil nây aurait pas de confinement pour les vaccinés, espérant sans doute ainsi relancer le taux de vaccination. Effectivement, un mois plus tard, un confinement était décidé pour les non-vaccinés en Haute-Autriche et dans le Land de Salzbourg, mais au cinquième jour de ce confinement particulier, câest tout le pays qui allait passer sous cloche.
Aujourdâhui si 23% des Français ne sont pas vaccinés, ce sont 31% des Autrichiens qui sont dans ce cas. Une infographie en date du 9 novembre concernant la population des plus de 12 ans, susceptible donc dâêtre vaccinée, était plus explicite encore :

Les trois pays germanophones présentent des similarités et le cas de lâItalie le confirme : câest la région du Tyrol du Sud, en partie germanophone, qui est la moins vaccinée du pays. Comment expliquer cela ?
Le poids du libéralisme et de lâindividualismeEn Autriche comme en Allemagne, lâindividu prime souvent sur le collectif. La fiscalité, par exemple, est individuelle, alors quâen France câest le « foyer fiscal » qui est considéré. On peut vivre avec une personne sans revenu, ne pas avoir dâenfants ou nourrir une famille nombreuse, on paye le même impôt sur le revenu. Les droits des personnes sont souvent mis en exergue. Ainsi, lors de la manifestation du 20 novembre contre les mesures sanitaires décidées par le gouvernement, la police annonçait toutes les deux minutes à lâaide de puissants haut-parleurs quâils utilisaient la photo et la vidéo pour documenter la manifestation en cas de trouble, précisant que cela était possible en vertu dâune loi pour la sécurité publique qui, exceptionnellement, lâemportait sur le droit à lâimage.
Sur le plan économique, le pays est fortement marqué par le libéralisme et lâun des fondateurs de ce courant, Friedrich Hayek (1899-1992), était dâailleurs viennois, de nationalité autrichienne jusquâen 1938. Spécialiste de la pensée de cet économiste également philosophe, Thierry Aimar estime que selon Hayek, « tout individu est un être singulier, personnalisé, dont lâépanouissement exige un effort spirituel (â¦) pour sâexprimer et se découvrir lui-même ». Dans ce cadre, lâentreprenariat reposerait sur une « mobilisation des connaissances subjectives de chacun. »
Plusieurs articles de ce blog témoignent dâune forme exacerbée de libéralisme â le néolibéralisme â, très ancrée dans le pays. Il est très facile de créer une entreprise et lâÃtat nâintervient que très peu dans le monde économique. Aussi, pour beaucoup dâAutrichiens, ce nâest pas à lâÃtat de dicter les mesures sanitaires à appliquer au niveau individuel. Les citoyens entendent eux-mêmes décider si la vaccination leur conviendra et si elle sera utile à leurs enfants. Certains déclarent, sans se soucier de la solidarité élémentaire qui préside à toute campagne de vaccination, que leur choix est fait : la balance avantage/risque, à leur niveau, ne les incite pas à la vaccination. Inspiré par cette mentalité individualiste, le gouverneur de la région du Burgenland nâa pas hésité à proposer par tirage au sort une voiture de type Golf-GTI à celles et ceux qui se feraient vacciner. Les jeunes accepteraient alors de se faire vacciner pour gagner une voiture, et non pour vaincre la pandémie.
Pas de vaccination obligatoire en AutricheCe type dâincitation à se faire vacciner risque toutefois fort de ne pas suffire. Depuis 1981, il nây a aucune vaccination obligatoire dans le pays. La seule vaccination obligatoire fut contre la variole, de 1948 à 1980, lorsque lâOMS a annoncé â grâce, justement, à la vaccination â lâéradication de cette maladie.

Ceci dit, depuis 1974, toute femme enceinte se voit remettre un « pass mère-enfant » (« Mutter-Kind-Pass ») et le versement des allocations familiales est conditionné au respect des cinq visites médicales prévues, lors desquelles des « recommandations » sont faites par le médecin au sujet des vaccinations. Pour certaines professions, des vaccinations sont exigées, par exemple contre lâhépatite B pour les personnes qui travaillent auprès des toxicomanes. De même, les Autrichiens aimant autant voyager que les Allemands, et étant souvent dotés de patrimoines financiers conséquents, ils nâhésitent pas à se faire vacciner contre la fièvre jaune ou les infections invasives à méningocoque. Ils estiment cependant que cela relève de leur choix et pas d’une injonction venue d’en haut.
Lâignorance volontaire des faits scientifiquesA côté de cet individualisme, il y a aussi une défiance envers la science. Dans une vision holistique de lâindividu, sa réalisation doit se faire « naturellement », sans les apports de la science et des techniques jugées artificielles. Un jeune coach pour la santé rencontré récemment mâexpliquait que « le corps est un temple contenant en son sein une âme » et que lâalimentation et le sport permettait de faire face aux principales maladies (cf. fin de ce sujet pour le JT de TF1 diffusé le 22 novembre). La plupart des Autrichiens nâont dâailleurs pas de trousse de pharmacie avec des médicaments chez eux et il est vrai quâen matière de consommation dâantibiotique ou dâantidépresseur, la France et lâAutriche sont dans les pôles opposés au niveau européen.
Comparés en Europe aux autres pays occidentaux, les Autrichiens se caractérisent par une certaine défiance face aux sciences. LâEurobaromètre sur les connaissances des Européens et leur attitude face aux sciences dévoile peu dâappétence pour les sciences dans la république alpine. Historiquement, le catholicisme, encore très présent dans ce pays concordataire, peut en partie expliquer cet état dâignorance volontaire (le vaccin est vu comme une violation de lâintégrité du corps tel que dieu lâa créé). Cette ignorance réelle est dâailleurs corrélée par la faible part des étudiants dans le pays. Parmi les 30-34 ans, en 2021, le taux de personnes titulaires dâun diplôme de lâenseignement supérieur nâest que de 41,6% en Autriche, contre 48,8% en France.
Rappelons que le grand héros du Tyrol, Andreas Hofer (1767-1810), farouche opposant à Napoléon, appelait à refuser les premières vaccinations contre la variole en expliquant que le vaccin promu par les occupants bavarois allait inoculer le luthéranisme. Les fake news ne datent pas dâhierâ¦
Un rapport particulier à la natureEn Autriche, plus on est en bonne santé, plus on a tendance à refuser le vaccin contre le covid. Un montagnard de culture autrichienne, cité dans un article sur la mentalité des habitants du Tyrol du Sud expliquait : « Ici on se connaît tous, on est immergé dans la nature, il ne nous arrivera rien ». Les journalistes Beniamino Morante et Marie Daoudal expliquaient alors : « Le sentiment général dans ces terres est de vivre en autonomie, dans une région où on se gouverne soi-même avec des lois qui sont meilleures que celles de Rome. »
Peut-être faut-il remonter dans lâespace germanique jusquâà Kant qui dans sa Métaphysique des mÅurs, en 1797, tenait ces propos sur la vaccination
« Celui qui se résout à se faire vacciner met sa vie en danger, quoiquâil agisse ainsi afin de la conserver, et il se met, vis-à -vis de la loi du devoir, dans un cas beaucoup plus embarrassant que le navigateur, qui du moins ne fait pas la tempête à laquelle il sâexpose, tandis que lui, il sâattire lui-même la maladie qui le met en danger de mort. »
(Doctrine de la vertu, Questions casuistiques, fin de lâarticle premier)
Un autre courant contribue à privilégier la « nature », supposée bonne, sur la vaccination, câest lâanthroposophie. Fondée là encore par un sujet de lâEmpire austro-hongrois, Rudolf Steiner (1861-1925), lâanthroposophie est une doctrine spirituelle ésotérique opposée aux sciences et refusant la vaccination. Câest dâailleurs à cause dâune école Steiner Waldorf quâen 2015 une épidémie de rougeole est apparue en Alsace (la moitié des élèves nâétaient pas vaccinés !). En Autriche, lâanthroposophie a pignon sur rue, on peut même évoquer, à ce sujet, un « Tapis rouge pour lâésotérisme raciste » (sur ce blog)â¦
Phénomènes de récupération politiquePrincipal parti dâopposition après la chute du premier gouvernement Kurz fin mai 2019 après lâIbizagate, le parti dâextrême droite FPà a fait dès le début le choix dâune critique pavlovienne de toutes les mesures sanitaires prises par le gouvernement, quâil sâagisse du port du masque, des confinements ou des campagnes de vaccination. Herbert Kickl, le leader du parti, est allé jusquâà produire les résultats dâun examen pour prouver quâil nâétait pas vacciné, suite à une rumeur circulant sur les réseaux sociaux et affirmant quâil lâétait alors quâil avait prétendu le contraire. Il avait dâailleurs expliqué quâil y avait une corrélation entre les vaccinations et la croissance de tumeurs⦠Depuis, il a été atteint par la maladie et nâa pas pu participer à la manifestation organisée à lâinitiative de son parti.
A cette manifestation, la mobilisation fut très conséquente, bien au-delà du cercle des sympathisants du FPÃ. Lâappel à la nature et à lâintégrité physique réapparaissait dans le détournement dâun slogan féministe remontant aux luttes pour le droit à lâavortement (toujours menacé en Autriche) : « Mon corps, mon choix ».

Une femme plutôt âgée tenait un écriteau autour de son cou : « mon corps ne prend que les germes dont il a besoin » :

Lâextrême droite était plutôt discrète : pas de drapeaux du FPà mais lâhymne du parti (« Immer wieder Ãsterreich ») était souvent lancé à un haut niveau sonore. Sur la place des héros, à lâendroit où se tenaient les discours on lisait « Protection de la patrie plutôt que protection de la bouche » (« Heimatschutz statt Mundschutz »)

Câest le parallèle avec les persécutions contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale qui pour beaucoup a été le plus choquant. Un homme portait une étoile jaune avec « non-vacciné ».


Des « Stolpersteine », littéralement « pierre de trébuchement », ces pavés de métal signalant dans le sol, devant des habitations, lâancienne présence de victimes, avaient été utilisées dans un montage laissant croire que des enfants avaient été tués par le vaccin

La police a compté plus de 40 000 manifestants à Vienne alors que 10 000 étaient attendus. Les organisateurs évoquent un chiffre de 100 000. Le lendemain des rassemblements similaires avaient lieu dans les capitales régionales.
Cette mobilisation traduit en partie une défiance face à lâÃtat fédéral. En Haute-Autriche, un parti local a récemment été créé pour lutter contre les mesures sanitaires décidées à Vienne, même si câest toujours après une réunion des neuf gouverneurs de Land. Ce parti, le MFG (Humains, liberté et droits fondamentaux) a obtenu en septembre dernier 6,23% des suffrages aux élections législatives de Haute-Autriche, ce qui lui a permis de bénéficier dâun financement fédéral à la hauteur de 1,15 million dâeuros par an pendant cinq ans.
Selon le Berliner Zeitung, la moitié des opposants à la vaccination sont des électeurs de lâAfD, le principal parti dâextrême droite. En Suisse, on estime que 51% des adhérents du parti frère, lâUnion démocratique du centre, ne sont pas vaccinés. La situation doit être analogue en Autriche⦠et on note un grand fossé entre Vienne, bastion social-démocrate, et les campagnes, à lâexception du Burgenland (à la frontière hongroise), également social-démocrate.
Au Tyrol, à Ischgl, alors que le pays est confiné, le domaine skiable va ouvrir le 3 décembre. Les restaurants et cafés seront bien sûr fermés mais les skieurs pourront aller se sustenter du côté suisse⦠ce qui risque de provoquer un nouveau cluster. Au printemps 2020, le cluster dâIschgl a pourtant eu des effets désastreux dans toute lâEurope, jusquâen Islande, car, négligeant les alertes, il fallait faire du chiffre avec les remontées mécaniques et les commerces.
Toute puissance du libéralisme, naturolâtrie à tendance ésotérique, récupérations politiques, incapacité à faire face dignement à son passé nazi, manque de confiance dans les sciences, voilà en somme ce qui explique le faible taux de vaccination en Autriche. Récemment, le quotidien Libération notait non sans malice : « Très peu de pays imposent la vaccination à toute leur population adulte. Câest le cas dans deux Etats autoritaires dâAsie centrale, le Tadjikistan et le Turkménistan, ce dernier étant lâun des rares pays à nâavoir déclaré aucun cas officiel de Covid. » LâAutriche a annoncé une vaccination obligatoire au premier février⦠Dâici-là , la république alpine nâa pas fini de faire parler dâelle.
PS/ Un dernier graphique sur la corrélation entre vaccination et nombre de morts (à gauche le nombre de morts par jour, lissé sur sept jours, à droite le taux de la population complètement vaccinée) : l’Autriche a plutôt beaucoup de morts (ramené à la population du pays bien sûr) et peu de vacciné.e.s (données du 17.11.2021).

October 10, 2021
Corruption et manipulation mènent à la démission

Une descente avant de remonter ?
Samedi 9 octobre au soir, le jeune chancelier autrichien Sebastian Kurz a annoncé sa démission après trois journées mouvementées depuis la perquisition du siège de son parti, l’ÖVP (parti populaire autrichien), le mercredi 6 au petit matin, par le parquet anticorruption. Des documents saisis, il apparaît que dans le cadre d’un plan aussi ambitieux que détaillé visant à faire élire M. Kurz au poste de chancelier (bien décrit par l’hebdomadaire Falter), ses affidés ont mis en place une pratique régulière de corruption et manipulation avec le tabloïd Österreich.
Ce « Projekt Ballhausplatz » qui aurait en France pour équivalent un « projet Elysée », reposait en partie sur le placement d’encarts importants achetés dans ce journal, au nom des ministères dirigés par l’ÖVP (notamment celui de l’Intérieur), en échange de quoi ce quotidien devait publier des sondages biaisés en faveur de M. Kurz et se montrer très laudateur dans les commentaires sur ses déclarations (voir les SMS accablants reproduits dans le Standard). Rappelons ici que comme cela avait été signalé il y a huit ans sur ce blog, l’Autriche est véritablement « une démocratie gangrenée par les tabloïds ». Par habitant et par an, l’Etat autrichien dépense onze fois plus que son grand voisin du nord en encarts dans les journaux (3,15 €, contre 0,28 €).
Devant le scandale de ces révélations, le partenaire minoritaire de la coalition au pouvoir, le parti des Verts, avait décidé d’attaquer après avoir dû avaler trop de couleuvres, notamment le refus catégorique du chancelier d’accueillir la moindre personne venant d’Afghanistan après la chute de Kaboul. Le vice-chancelier Werner Kogler n’avait pas hésité à déclarer que M. Kurz ne pouvait plus rester en poste…
Malgré cette démission, rien ne devrait changer dans la République alpine. De la même façon que Heinz-Christian Strache avait démissionné de son poste de vice-chancelier en mai 2019 pour que la coalition au pouvoir puisse d’abord être poursuivie, peu de changements sont attendus en Autriche. Comme on le lit ou l’entend dans Le Guépard, «Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout. » Ainsi, M. Kurz est devenu président du groupe parlementaire de son parti et à ce poste, il pourra encore piloter la coalition. Editorialistes du Standard, Michael Völker et Fabian Schmid se demandent aujourd’hui si pour les Verts, ce « roque » échiquéen peut être considéré comme « un succès ou un cauchemar » car la vengeance des conservateurs risque d’être douloureuse, avec le blocage systématique des initiatives venant des Verts.
Le nouveau chancelier est Alexander Schallenberg, jusqu’alors ministre des affaires étrangères. Pour la première fois depuis l’abolition de la noblesse en 1919, après le chute de l’Empire austro-hongrois, l’Autriche est dirigée par un descendant d’une famille de nobles (l’interdiction de la particule « von » – comme la particule « de » en France, demeure en Autriche).
Tenant de rassurer les citoyens, le président Alexander Van der Bellen a déclaré le 8 octobre « ce n’est pas une crise d’Etat mais une crise de gouvernement ». Business as usual ?
PS/ Dommage collatéral du système démocratique autrichien, un groupe de personnes hostiles au vaccin contre la covid s’est constitué en parti politique en Haute-Autriche : « Menschen Freiheit Grundrechte » (Hommes, liberté et droits fondamentaux). Fort de 6,2 % aux élections régionales du 26 septembre dernier, ils ont obtenu 6,5 millions d’euros de financement public (plus d’un million par an pendant les six ans de la législature). La barre est à 4% pour obtenir ces subventions…
June 2, 2021
Leçons de lâexil de deux Viennois et une Pragoise
Trois destins extraordinaires sont au centre du livre dâAnne Saint Sauveur-Henn, Les forces de vie des exilés, témoignages historiques et thématiques intemporelles (Ed. Le Bord de lâeau, 2021). Un jeune Viennois, déporté à 13 ans, subit le pire que lâon puisse imaginer (à Auschwitz puis Dachau) et trouve la force de sauver une orpheline tout en lui cachant, pour la préserver, que ses parents sont morts en déportation et quâil nâest pas le père biologique. A partir de 1949, il restera en Amérique du Sud. Autre Viennois, Fritz Kalmar, juriste de formation, prend conscience de sa judaïté à travers les persécutions et est contraint de quitter lâAutriche en 1938, sâinstallant en Bolivie où il fonda en 1941 la Fédération des Autrichiens libres. Lenka Reinerová, elle, est née à Prague mais dans une famille germanophone. Elle aussi se découvre juive en 1938 et échappe aux persécutions en sâexilant, dâabord à Paris. En septembre 1939, avec lâentrée en guerre de la France, elle est considérée comme suspecte, ressortissante dâune nation ennemie, et internée à la prison de la Roquette. Elle parvient à quitter lâEurope en 1941, en sâinstallant elle aussi aux Amériques, au Mexique où elle fait vivre la langue allemande et la culture tchèque (elle fonde Freies Deutschland, dâobédience communiste, avec Heinrich Mann, puis un journal tchèque en espagnol). Ces trois personnes vivent plus de 90 ans et surmontent les douleurs de lâexil, notamment par lâécriture et la transmission : Fritz Kalmar publie cinq livres entre 86 et 96 ans, Lenka Reinerová neuf livres entre 67 et 91 ans !
Anne Saint Sauveur-Henn propose un livre original en deux parties. Dans la première, elle a rédigé une lettre à chaque nonagénaire, citant parfois des courriels que ceux-ci lui ont adressés. Elle met en exergue la façon dont, chacun à sa manière, ils ont su non seulement faire face à des épisodes traumatisants, mais aussi développer des valeurs fortes qui les guideront tout le restant de leur vie. Câest ce quâelle nomme les « forces de vie » et dans la seconde partie du livre, elle tente de tirer de ces destins quelques considérations sur ce qui fait la richesse dâune vie humaine. Pour cela elle reprend les écrits de Boris Cyrulnik sur la résilience et utilise la métaphore du métabolisme pour montrer comment ces périodes critiques (déportation, assassinat, expériences proches de la mort, exil, emprisonnements, trahisonsâ¦) sont « digérés » par les sujets.
Si parfois des passages sont discutables, lâouvrage se lit avec beaucoup dâintérêt et parfois même dâémotion. Parmi les extraits détonants avec la qualité de lâensemble, lâauteure évoque par exemple une « montée des extrêmes » (p. 124), comme si lâextrême droite et la gauche de la gauche avaient les mêmes propos sur les politiques dâasile, alors quâelle relate avec bienveillance et admiration les actions entreprises par un Cédric Herrou à la frontière franco-italienne. Autre passage étonnant, entre Albert Einstein et Arnold Schönberg, cités pour illustrer la richesse de lâapport des exilés aux Ãtats-Unis, on trouve un troisième homme : Henry Kissinger, pourtant à la tête de lâopération Condor mettant lâAmérique centrale et lâAmérique du Sud à feu et à sang, responsable des bombardements secrets au Viêt Nam et auteur, bien que juif, de propos relevant dâun antisémitisme crasse.
Le mérite du livre est dâabord de nous faire découvrir ces trois parcours de vie mais aussi de nous proposer ces réflexions sur les « héros ordinaires » que sont par exemple ces « justes » qui ont sauvé des Juifs. ll nâest pas certain que « solidarité », « adaptation » et « valeurs » soient des idées très originales pour faire face à la pandémie (le texte date dâailleurs un peu car avec les tests nous ne sommes plus face à un « ennemi indétectable »), mais câest autour des blessures et leur mémoire que le livre a le plus à offrir. On lit ainsi :
« Pour un individu comme pour une collectivité, rien ne permet dâoublier la blessure, on ne peut que la métaboliser et donc intégrer la souffrance dans son histoire en la transformant par lâusage de la pensée et de la parole, forces de vie. Globalement, la parole se fait témoignage, pour soi ou pour dâautres : lâidentité humaine est essentiellement narrative. » (p. 133)
Les « forces de vie » des exilé.e.s pourraient nous aider à préparer un monde plus juste.
Anne Saint Sauveur-Henn, Les forces de vie des exilés, témoignages historiques et thématiques intemporelles (Ed. Le Bord de lâeau, 2021)
Jérôme Segal's Blog
- Jérôme Segal's profile
- 4 followers
