Christophe Claro's Blog, page 50
September 19, 2017
Trash Pics Arles
Published on September 19, 2017 00:44
September 15, 2017
S'effondrer puis recevoir la foudre – Barbara, roman
"Puis elle se laisse submerger par l'ampleur de l'onde rouge qui prend possession des organes internes. Sentir la chaleur. Les intestins, fragiles, qui se tordent avec la trouille. Se demander pourquoi on est là. Vouloir tout annuler, rentrer chez soi. Quelle idiotie, monter sur scène. Cela ne sert à rien. Puis, trouver la force, on ne sait où, peut-être vient-elle d'ailleurs, de plus mystérieux, de plus ancien. Poser un pied devant l'autre, apparaître dans la lumière, de l'autre côté, sous les applaudissements timides. Manquer s'effondrer puis recevoir la foudre, qui donne l'énergie de tenir debout, efface le passé et le futur, ancre la plante des pieds dans le ventre brûlant de la planète, étire le haut du crâne vers les astres. Devenir quelqu'un d'autre et pourtant l'essence de soi-même."
(Julie Bonnie, Barbara, roman, éd. Grasset)
Published on September 15, 2017 02:35
September 14, 2017
Le feuilleton, sa vie, son œuvre
Comme certains d'entre vous le savent déjà peut-être: depuis fin août, j'ai repris le "feuilleton" dans Le Monde des Livres, celui-là même qu'a tenu pendant six bonnes années le coruscant Eric Chevillard, jusqu'à ce qu'un accident de stylo l'oblige à scier l'échelle sous laquelle se noyait son chat de pique enragé. Ma nouvelle "charge" explique donc en partie le rythme quasi gastéropodien de ce blog (mais bon, il y a eu aussi l'été, cette période de vacance(s) qui permet de travailler deux fois plus…).Le Feuilleton du Monde des Livres, c'est 5200 signes à taper sur le clavier chaque semaine, portant sur un ouvrage récent (mais ça peut être une réédition), de préférence de la fiction (Céline Minard veillant à la poésie active), de préférence de la fiction francophone, mais pas que, d'ailleurs ça me rappelle que j'ai commencé mon nouveau job par un court essai d'un écrivain américain sur la poésie, comme quoi les contraintes ne sont pas si contraignantes qu'on le dit.
Pourquoi écrit-on sur un livre? Parce qu'il vous plaît, bien sûr, mais ce n'est évidemment pas aussi simple. Ce genre d'exercice génère ses propres règles. Il ne s'agit pas de s'efforcer de repérer à tout pris des livres soi-disant "importants", de se ruer sur les "incontournables" – le livre présenté comme incontournable n'étant bien souvent qu'un candidat au couronnement littéraire en quête de confirmation de ce qu'il n'est pas. Non, il s'agit surtout de trouver le livre qui donne envie d'écrire sur lui, qui se laisse gratter, fouiller, dont l'énergie vous transfuse son gai savoir. On peut aimer un livre et ne pas savoir par quel paragraphe le prendre, ni comment rendre justice à son style. Pour prendre un exemple, je ne suis pas sûr de savoir parler d'un livre de Pierre Guyotat, même si sa lecture m'entraînera assez loin. (Mais bon, promis, si l'occasion se présente, j'essaierai.)
Le feuilletoniste, outre le fait que son titre ne prend qu'un "n", ce dont je doute encore, doit avant tout, selon moi, trouver dans un livre la matière – le matériau – à partir de laquelle / duquel tisser de nouvelles lignes, un peu comme une araignée dont on emprunterait l'intelligence dentelière pour tendre de nouvelles toiles, sans négliger de sculpter les gouttes de rosée qui vont avec. Bref, il est question ici de désir, évidemment. Parler d'un livre, c'est à la fois le faire parler, faire parler sa langue, et veiller à ce que votre voix ne recouvre pas la sienne, tout en s'autorisant un léger mimétisme afin de restituer sa cadence – difficile de louer un lyrique en scribant sèchement, ou de priser un sec en déliant la sauce. Reste à dénicher la perle non pas rare mais capable d'autre chose que d'un éclat de nacre. Aucun éditeur n'est à négliger, même s'il va de soi que ceux qui confondent diffusion et pollution peuvent aller se rhabiller. Le flacon ne fait pas peut-être pas l'ivresse, mais la boîte de lait condensé contient rarement du nectar. (Je finirais philosophe chinois du huitième siècle ou sage de zinc, c'est couru.)
J'ai pas mal hésité avant d'accepter de reprendre le flambeau du feuilletoniste. Je ne pourrais certes pas chanter tous les héros et toutes leurs armes, mais peut-être que, justement, ce fainéant de Clavier cannibale pourra constituer à sa façon un "off" du feuilleton, et que certains livres que j'ai aimés mais dont je n'ai pu parler pour ixes raisons (le temps, la confiance, des questions d'évidence déontologique – puisqu'il exclu que je parle dans le cadre du Feuilleton de livres écrits par des proches ou publiés par mes éditeurs, désolé les Incultes sorry Actes Sud…) pourront y être traités, visités, palpés. Mais bon, le temps est, paraît-il, chronophage…
Quant à se livrer au sain divertissement du pétage de rotule stylistique, ma foi, ça ne saurait tarder, les candidats ne manqueront certainement pas, mais il est vrai que mon prédécesseur a déjà éclairci les fourrés de ce côté-là, et que tirer sur des ambulances n'a jamais désengorgé les hôpitaux. Enfin, s'amuser n'est jamais exclu.
Bref, que vous me lisiez dans Le Monde et/ou sur ce blog, n'oubliez pas l'essentiel, tel que l'a défini si justement un anonyme dont le nom m'échappe : la vitamine C mais elle ne dira rien.
Published on September 14, 2017 02:29
August 31, 2017
35 +1 (curieuses) raisons de se ruer sur Jérusalem d’Alan Moore
(édition limitée dite "the black magic box")1. Vous avez écrit un premier roman et vous vous demandez si on peut en écrire un deuxième. Sachez que Jérusalem est le deuxième roman d’Alan Moore. Ça peut vous redonner espoir.2. Vous vous demandez comment cesser d’avoir mal après avoir reçu un produit chimique corrosif en plein visage ? Le chapitre 1 vous fournira la solution radicale.3. Vous trouvez les romans trop plats et vous rêvez d’une lecture en 3D. Passez au chapitre 2 (« Une nuée d’angles ») et un ange jaillira aussitôt de sa fresque et planera au-dessus de la page.4. Vous êtes amoureux de Lady Di et fan de Jack l’Eventreur ? Vous rêver d’insulter le démon qui dort dans la braise de votre joint ? Passez au chapitre 3 (« Injonction au désir »).5. Vous vous demandez si vingt-cinq mille nuits c’est assez pour profiter de la vie ? Vite, filez au chapitre 4. Et arrêtez de voler la bouteille de lait de votre voisin, merci.6. Vous vous demandiez si on peut encore peut faire l’amour devant une cheminée quand on est mort ? Pas de problème, lisez les « Les sans-abri »).7. Un nez peut-il être aussi gros qu’un panais ? Northampton est-il « l’ombilic du pays » ? Facile. C’est dans « Une croix à l’endroit ».8. Vous aimez l’avoine ? Vous l’aimez l’orge ? Alors vous aimerez Avorge. Forcément, puisque vous aimez Charlie Chaplin. Paf, plongez dans « Les temps modernes ».9. Vous vous êtes toujours demandé si on pouvait à la fois écrire des hymnes chrétiens universellement acclamés et vendre des esclaves noirs ? Allez au chapitre suivant ;10. Vous vous demandez si Baudelaire peut remplacer Shakespeare dans une traduction ? Posez la question à Benedict Perrit.11. Vous avez envie de brouiller les cartes du Temps et de voir se dresser des églises-bordels où s’engouffrent le vaste Atlantique et une clinquante sauvage parade de clowns et de tigres ? C’est votre droit, continuez tout droit.12. Combien de temps peut vivre un enfant si beau qu’il fait pâlir le jour ? Mrs. Gibbs a la réponse.13. Vous avez toujours soupçonné le zéro d’être un tore. Vérifiez par vous-même.14. Vous vous méfiez depuis votre plus jeune âge des bonbons contre la toux ? Vous avez raison. Mick peut vous le confirmer.15. Où accent naît hissé ? Ex tousser soc île mais tard rêvé ? Pour le savoir, mourez et ressuscite dans « En travers de la gorge ».16. Le diable joue-t-il au billard ? A voir.17. Une petite envie de dentelle écarlate de tarentules meurtrières ? Ça arrive à tout le monde, surtout avec le démon Asmodée.18. Vous pensiez que les tornades n’emportaient les vaches que dans Le Magicien d’Oz ? Rectifiez le tir.19. Picasso vivait-il dans la quatrième dimension ? Il semble que oui.20. Vous aimez jouer au billard ? Essayez plutôt le trillard avec « Le combat des esprits ».21. Lire par-dessus l’épaule de Cromwell écrivant à sa femme à la veille de la bataille de Nasby vous tente ? Hop, c’est dans « Des épées qui ne dorment jamais ».22. Comment passer de la préparation d’un Yorkshire Pudding au grand incendie de Northampton ? Demandez aux salamandres.23. Qui donc peut descendre des océanides et vous bouffer tout cru ? Gaffe, vous êtes déjà en train de vous noyer comme Marjorie dans « Esprits malins et réfractaires ».24. Le trou a-t-il une âme ? Hélas, oui.25. Une cheminée peut-elle avaler toute une ville ? C’est fort probable. En tout cas, en 24 ça se passe comme ça.26. Est-ce que l’expression « zone insalubre » vous dit quelque chose ? Whoomff, tout est dans le 25.27. Peut-on construire une ville avec des feuilles de riz-la-croix ? Le 26 n’en doute pas.28. Vous vous demandez à quoi peut ressembler un 69 entre la fille de James Joyce et la chanteuse Dusty Springfied ? Belle curiosité. Hop, tous au 26.29. Newton aurait-il aimé s’occuper des finances à Bercy ? Allez donc frapper monnaie en 27.30. Mais qui donc a bien pu dire : « J’ai tué ta mère, j’ai tué ton père, vote pour moi » ? réponse en 28.31. Becket ou Beckett ? Les deux en 29.32. L’infini peut-il se parcourir à pieds ? Dégourdissez-vous les méninges en 30.33. Peut-on fumer un stylo-bille ? Essayez en 31.34. Peut-on évoquer dans le même alexandrin le De Profundis et la bite d’âne du gros Kenny ? Il semblerait que oui en 33.35. Vous voulez voir sous la robe de mariée déchirée du monde ? A vos risques et périls, c’est en 34. 36. Vous avez rendez-vous avec la femme d’Alan Moore. Elle vous attend en 35
Published on August 31, 2017 10:10
August 30, 2017
Moore-Jour
"C ’était le matin du 7 octobre 1865. La pluie et sa lumière particulière barbouillaient l’étroite lucarne du grenier quand Ern Vernall se réveilla sain d’esprit pour la dernière fois de sa vie…"
p.p1 {margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 10.0px Helvetica} span.s1 {font: 29.0px Helvetica}
Published on August 30, 2017 00:32
August 23, 2017
Le Monde selon Chevillard
Eric Chevillard / © Patrice NormandPendant six ans, plutôt que de profiter pleinement de la vie pour lire et d’écrire, Eric Chevillard aura pris sur lui et sacrifié de nombreuses et précieuses heures de son temps d’écrivain et de lecteur afin de se consacrer entièrement et sans ménager sa peine à la lecture et l’écriture. Saluons aujourd’hui cet exploit doublé d’un paradoxe, alors que le même Chevillard met un terme définitif et un point clairement final à soixante-dix mois consacrés à manufacture de son feuilletonhebdomadaire et critique dans le journal Le Monde.De cette expérience à la fois sans doute épuisante et certainement enrichissante, mélange de liberté (il lisait ce qu’il voulait) et de contrainte (il lisait ce qui se publiait), tantôt sacerdoce (il s’y tenait), tantôt sinécure (il s’y plaisait), est né un court texte intitulé Défense de Prosper Brouillon, dans lequel l’auteur de Ronce-Roses’est plu à imaginer un
Ah, Prosper Brouillon, que de
« Toutes les citations attribuées à Prosper Bouillon sont extraites littéralement et sans retouche, je le jure, d’une vingtaine de romans français […] ayant tous obtenu de beaux succès de vente […]. Certains de leurs auteurs sont lauréats de grands prix littéraires ; plusieurs siègent dans les jurys qui les décernent ou à l’Académie française. »Disons-le tout de go johnny go : le procédé consistant à isoler des phrases ou des bouts de phrase pour en stigmatiser le ridicule est un procédé
Nous ne le saurons jamais, sauf à retrouver par hasard ces mêmes perlouzes dans les fastidieux écrins auxquelles elles furent arrachées telles de tiques hors d’un jack terrier natal. A moins que Chevillard, plus roublard qu’un potamouchard, n’ait inventé de toutes pièces les citations qu’il prétend avoir sauvées de six années de consciencieux feuilletonniste ?
Comme le dit l’auteur de Défense de Prosper Bouillon page dix-sept, à moins qu’il ne s’agisse de Prosper Brouillon lui-même : « La littérature est bonne fille, elle suce sans mordre. » On en déduira très naturellement que, parfois, une pipe est juste une pipe, et que ceux qui écrivent comme des arracheurs de dents pourront encore longtemps se faire passer pour des avaleurs de sabres. En attendant, choyons mieux, et qui lira vivra.
____________________ Eric Chevillard, Défense de Prosper Brouillon, illustration de Jean-François Martin, coll. Notabilia, éd. Noir sur Blanc, 14 €
Published on August 23, 2017 23:04
August 12, 2017
Moore et les boules, à table !
"Fred sourit et regarda autour de lui les autres défunts miteux, qui souriaient eux aussi et se poussaient du coude en murmurant, épatés par le coup qui venait d’être joué devant leurs yeux. La soirée promettait d’être sacrément intéressante." (Alan Moore, Jérusalem, éd. Inculte)p.p1 {margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 10.0px Helvetica}
Published on August 12, 2017 05:33
July 31, 2017
La matrice aux destins crasseux
L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 17 juin 2010 —
Ça se passe dans l'Ohio, dans la défunte ville de Knockemstiff – paix à son âme, aimerait-on dire, mais il est peu probable qu'après le recueil de nouvelles entrelacées de Donald Ray Pollock, Knockemstiff connaisse jamais ne serait-ce que l'ombre illusoire de la quiétude. Car dans ce bled du Midwest, peuplé de personnages non pas hauts en couleurs mais gris comme des rats, l'espoir est un cadeau que ne décerne aucune loterie. Chacun aimerait bien décoller, même sur quelques centimètres, comme ces poules que la vision d'un geai a enhardies, mais le billot n'est jamais loin, maculé du sang d'une précédente victime, et quand les plumes volent, c'est juste que le carnage mène la danse. A Knockemstiff, le quotidien est si pesant qu'un brin d'inceste ou une once de raclée suffisent à divertir les désespérés. Rares sont ceux qui parviennent à échapper à l'attraction répulsive (jamais oxymoron n'aura mieux convenu…) de cette bourgade aussi gaie qu'une rediffusion d'As the World Turns à deux heures du matin quand la bière vient à manquer.
Donald Ray Pollock ne s'est pas contenté d'accumuler les récits glauques et les anecdotes affligeantes, il a bâti son recueil dans l'espace et le temps, offrant une coupe verticale de la ville et de ses habitants, les lâchant ici pour les reprendre là, variant les voix mais pas les issues, fouillant la noirceur des consciences au cas où s'y nicherait une pépite, même terne, même friable. Alors on vole, on ment, on sniffe, on viole, on insulte, on frappe, on trompe – oui, ça se passe comme ça, à Knockemstiff: l'impasse est telle qu'on s'enfonce toujours un peu plus dans le mépris de soi et de l'autre.
Etonnant recueil qu'on n'ose pas abandonner en cours de route, malgré le roulement des échecs et l'inéluctabilité des drames, comme si, à l'instar des habitants de ce lieu défoncé, continuait de palpiter non pas un espoir de s'en sortir – on n'en est plus là, hélas – mais la certitude de voir éclore, à bout d'humanité, un moment de grâce – et la grâce, bizarrement, est présente ici, elle affleure, telle une menace, une impossibilité à disparaître:
Le vent s'est levé, et a voiture a commencé à se balancer. Des flocons de neige passaient par les fentes et voletaient au-dessus de ma tête. A tâtons, j'ai ramassé le petit crâne d'un pauvre petit oiseau et je l'ai tenu longtemps dans ma main. Il semblait contenir tout ce que j'avais fait dans ma vie, bon et mauvais. Et puis je l'ai glissé, aussi fin et fragile qu'une coquille d'œuf, dans ma bouche.
Terminus Knockemstiff — oui. Mais formidable matrice à destins crasseux, rêves imbibés de vapeurs de colle, hontes bues jusqu'à la lie, complicités piétinées et aspirations souillées.
_____________________
Donald Ray Pollock, Knockemstiff (traduit de l'américain par Philippe Garnier), éd. Buchet-Chastel, 20 €
Published on July 31, 2017 23:42
July 29, 2017
Zadig chez les Bacchantes
L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 20 avril 2010 —
Passons sur la publication houleuse du roman d’André Hardellet, Lourdes, lentes…, sur le procès que l’Etat français fit à ce texte (id est : à son auteur, un de ses éditeurs, son imprimeur) et à cette censure qui ne fut levée qu’en 1974 ; passons également sur le fait que d’autres textes eurent à pâtir des censeurs, tels que Le Château de Cène et Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, pour n’en citer que deux – l’Etat-lecteur semble le seul – ou le dernier ? – à penser que la littérature est dangereuse et peut exercer une influence perverse sur des gens qui pensaient naïvement que l'intelligence était un vice impuni.Publié chez Jean-Jacques Pauvert en 1969 sous le pseudonyme de Steve Masson (nom d’un personnage de Hardellet…), Lourdes, lentes reste un roman étrange où s’affrontent et s’entraident diverses influences littéraires, un livre où l’irrévérence et l’artifice cohabitent avec une sensibilité et une nostalgie que les seventies n’ont alors pas encore tout à fait effacées.Si, comme dans Calaferte, le génie de la langue ne saurait ici se manifester hors l’orbe fascinante du cul, avec pour point de mire la farouche décharge et pour éléments modulateurs les lois de la perversion, on sent néanmoins la prégnance, pas nécessairement incongrue, de l’ombre proustienne, ainsi que des manigances d’un Jarry, plus ou moins décalquées de Villiers de l’Isle-Adam.Tout commence par cette déclaration un peu bravache : « Longtemps je me suis couché de bonne heure – le matin. » D’entrée de « je », le narrateur se détache du rituel marcellien pour adopter une posture déjà post-surréaliste, avançant sans complexe que « nous avons tous du génie dans la position horizontale et les yeux clos ». Mais alors même que Hardellet s’adonne à l’exercice obligée du flux de conscience, de l’apostrophe au lecteur (« sachez que je vous emmerde ») et de l’apologie du con (Ah, Aragon, que de crimes on commet en ton nom…), alors même qu’il ose des glissements sémantiques assez inévitables (« con-texte »), on sent l’auteur encore tout chahuté par le mythe de la servante rimbaldienne et baudelairoise, le songe d’une nourrice à la fois mère et pute qui lui ouvre en grand les portes, non de corne et d’ivoire, mais de chair et de sang, du rut initiatique. Or c’est dans le déchiffrement / défrichement de ce topos pourtant usé, davantage que dans la geste anti-bourgeoise, que Hardellet est le plus tellurique :
« Me voici dans les prés. Mille angélus déserteurs se rassemblent pour sonner en retard la halte des laboureurs de chromos ; une main toute-puissante a détraqué les horloges, essuyé la poussière du vieux monde pourri. »Le narrateur des premières pages, âgé de douze ans, n’est que sensibilité, il décrit avec la même gourmandise et la même fièvre fascinée le dos noir des saumons et la masse nacrée des seins, le goût salé du con et le soyeux des joncs. Panthéiste jusque dans l’érotisme, notre jeune apprenti-fouteur nous fait soudain basculer, au tiers du livre, dans un autre univers, celui des hôtesses de l’air. Là encore, le folklore passé des soubrettes aériennes semble sur le point de condamner l’imaginaire de Hardellet à un fastidieux labourage de chromos, mais ce serait sans cette fêlure sentimentale qui le pousse à chanter l’imperfection plutôt que l’idéal, à préférer l’Anglaise Vanessa à la pulpeuse Lia :
« Une grande bouche aux dents éclatantes, presque pas de maquillage, des yeux ardoise, graves ; un peu de gris, aux tempes, parmi ses cheveux châtain clair, des seins qui ne triomphent plus. »L’intrigue qu’ourdit alors André Hardellet prend un tour aussi fantasque d’improbable, et il est vite question d’un philatéliste amateur d’ébats régulés, un certain Petitfils, qui l’envoie à Londres enquêter in vivo sur un centre d’insémination artificielle pour le moins étrange. Fini les moiteurs de l’été champêtre ! Le narrateur se retrouve embringué dans un centre de remise en forme, où il se voit contraint de forniquer avec une étrange machine copulatoire qu’on dirait dessinée par Tomi Ungerer et actionnée par le divin Marquis. Des seins de la nourrice à la vulve artificielle, en passant par l’idylle avec l’évanescente Vanessa, le chemin n’est pas évident, mais Hardellet parvient à articuler ces deux protocoles du plaisir :
« Vrai à faire peur, comme un organe qui viendrait d’être prélevé. Derrière ce sexe artificiel, un tube transparent destiné à recevoir le sperme ; des bielles, des rouages reliés à des fils électriques. Une femme abstraite, tellement dépersonnifiée qu’elle constitue la négation même de l’amour. Est-ce là une préfiguration de la sexualité future ?Certes, le narrateur regimbe un peu devant cette Eve future aux lascives contractions mécaniques, et n’a de désir que pour une certaine Joyce, possible liaison saphique de Vanessa. Mais le désir étant ce qu’il est, il se laisse happer par la Machine, tant l’attrait est attraction, le trou béance, le désir décharge. Pourtant, quelque chose en lui n’est pas dupe, et notre Zadig au pays des bacchantes sait que la frustration sexuelle est une chose dangereuse :
En ce moment, sous des tilleuls, où barbouillés de mûres, des enfants s’embrassent et décèlent sous leurs dents la pulpe du fruit qu’on prétendait leur défendre. »
« Bizarrement les sociologues […] escamotent ce ressort de la révolte. Pourtant, cela me paraît évident : la révolution se fera aussi grâce à la main, la douce main de ma sœur dans le pantalon du militaire, ou bien il faudra tout recommencer parce que l’un de des rouages essentiels calera dans la mécanique. »L’intrigue s’achève un peu en queue de truite, avec l’assassinat du philatéliste et le mariage de Vanessa avec un assis. L’érotomane retrouve le chemin capiteux des noyers et des groseilliers, il retrouve la fidèle servante en train de coudre, la Pénélope de son enfance, « son visage désespérément poursuivi sur d’autres femmes, en d’autres femme […] Inimitablement vrai, aussi véridique que des mes douze ans ressuscités. »Comme si l’auteur, après avoir cherché le profit dans la dépense, l’amour dans le sexe, la liberté dans le con, croyait encore aux sources tièdes de l’enfance, au recommencement du désir naissant, à la loi déchue des émois premiers. Son errance dans les boudoirs de l’érotophilie n’était-elle qu’un rêve ? Ou une simple partie de pêche ?L’année 69 s’est-elle rendue compte qu’en publiant ce texte elle libérait autre chose qu’une sexualité contrariée, et mettait déjà en gage l’humide mirage d’ébats déjà calibrés par le capitalisme ? L’Etat, lui, ne s’est pas laissé abuser. La Brigade mondaine a entendu la longue et récurrente plainte de la Ligue de défense de l’enfance et de la famille, comme si le goût du refuge mammaire était plus menaçant que le récit des pistonneries bacchiques.
Published on July 29, 2017 02:53
July 27, 2017
De l'embonpoint des livres (et d'un désormais fatal apanage)
(A very big bouc…)
L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 15 novembre 2013 —
Dans un article paru récemment sur le site Salon, Laura Miller s'interroge sur les "longs livres", ces béhémoths qui seraient selon elle la hantise des critiques littéraires. N'ayant rien à dire d'intéressant, elle en arrive à ce double constat: quand un long livre est bon, c'est super; quand il est mauvais (ou difficile à lire), c'est fichu. Donna Tartt, oui; Thomas Pynchon, non. Je schématise à peine l'indigence de son propos. Bon, il faut dire que pour elle, Docteur Sleep, de Stephen King est un "gros" livre. On n'ose imaginer sa réaction si on l'enfermait dans une cave avec Jérusalem d'Alan Moore.
Il y a trois ans, c'était le jeune écrivain débutant Garth Risk Hallberg qui, sur le site The Millions, se penchait sur la même question. Son e-papier est un peu plus intéressant. D'abord parce qu'il rappelle les raisons contextuelles qui expliquent longtemps l'existence de "longs romans" (ou "big books"): la parution en feuilletons, dont le roman victorien est l'exemple par excellence. Ensuite parce qu'il soulève un paradoxe lié à notre époque: la profusion actuelle des "gros livres" se heurterait aux troubles déficitaires de l'attention croissant qui sont notre DFA (désormais fatal apanage). Mais Hallberg remarque néanmoins que plusieurs mammouths de papier on réussi à franchir le rubicon de la critique et les alpes du lectorat: Littell et ses Bienveillantes, Bolaño et son 2666, Chris Adrien et The Children's Hospital, Wallace et Infinite Jest, etc. Hallberg postule également que, rapport qualité/poids, le lecteur fait franchement une affaire. Imperial de Vollmann serait plus "rentable" que tel petit opus de Mario Bellatin. Enfin, et surtout, lire de longs livres c'est, toujours pour Garth, "entrer en résistance". Il faut dire que Garth Risk Hallberg prêche pour sa paroisse: il vient en effet de terminer un livre de 900 pages – City on Fire – dont les droits ont été achetés 2 millions de dollars par l'éditeur américain Knopf. Mais attendons de lire la chose avant de nous réfugier dans le moelleux cocon de nos troubles déficitaires de l'attention…
Bref, le débat sur la taille des livres est finalement assez vain. Mais il est révélateur. Pour la critique, la notion de "forme" n'est plus structurelle mais pondérale. On voit déjà venir le jour où on vous demandera: "Alors, le nouveau livre de X, il est en forme?" ou "Dis donc, il aurait pas un peu maigri, le recueil de nouvelles de Y?" ou "Je serais le livre de W, je ferais attention: il a pris un peu trop de pages ces derniers temps", ou "T'as lu le bouquin de S ? Il entre même plus en librairie depuis qu'il se bourre de flux de conscience", ou, "Elle devrait suivre un régime, la saga de F."
Heureusement, tout le monde sait que lire c'est faire de l'exercice…
Published on July 27, 2017 22:31
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