Christophe Claro's Blog, page 19
May 3, 2023
Jack-Alain L��ger: son nom ��tait l��sion
Qu���on aime ou non l���homme (mais il ��tait l��gion), qu���on appr��cie ou non son ��uvre (mais elle est prot��iforme), et je dirai m��me qu���on l���ait lu ou non (ce dernier cas ��tant le mien), difficile de ne pas succomber au portrait �� la Dorian Gray que lui d��die Jean Azarel. Est-ce parce que Daniel Th��ron, dit Jack-Alain L��ger, dit Paul Sma��l, dit et alii. a vouvoy�� la mort toute sa vie pour finir par la tutoyer franchement ? Est-ce parce que son existence fut d��chir��e-d��chirante, et lui agac��-aga��ant ? Le fait est qu���Azarel sait nous faire c��toyer cet ogre fissur�� avec une ��nergie contagieuse, ne le l��chant pas d���une semelle (que JAL a tant��t de vent, tant��t de plomb), n���occultant aucune des parties molles ou grasses ou veules de l���homme, anim�� toutefois par une forme d���attachement �� toute ��preuve, ne lui ��rigeant pas de statue, ne lui faisant pas de cadeau, mais le saisissant dans le mouvement m��me de ses explosives contradictions, de ses rutilantes impasses, et guettant lucidement dans les recoins de ses livres les marques laiss��es par son ind��crottable souffrance et sa touchante m��galomanie.Mytho, menteur, h��bleur, noceur, mais surtout "horrible travailleur", offrant son amiti�� aussi promptement qu���il la pi��tinait, grattant des pages et des pages nocturnes pour ��tre capable d���affronter le jour mesquin.L���homme est fascinant, �� la fois fumeux et fulminant selon l���angle depuis lequel on le consid��re. Difficile de savoir d���o�� venait cette faille qui a z��br�� toute sa vie. Bipolaire de formation, tortur�� par app��tence, il passe de la fender �� l���underwood, et quand il croit lancer des foudres, c���est en paratonnerre qu���il se r��veille. Azarel le veut vivant et c���est vivant qu���il le ressuscite, en l�����crivant par capillarit��, en le bousculant dans ses vives tranch��es, ni amer ni donneur de le��on. Un geste d'amiti��, assez appuy�� pour qu'on ne le prenne pas pour une simple caresse ou un hug fugace.
Le livre est aussi un mod��le de biographie impertinente, assez punk-rock parfois, quoique tr��s pertinent eu ��gard son sujet volatile. L���histoire d���une chute �� reculons, d���un chemin de croix d��fonc�� (god is drug), l'odyss��e vitriol��e d���un caboss�� volontaire enfouissant son g��nie et sa hargne dans des centaines et des centaines de pages, propuls�� par un inexorable besoin d���admiration et terrass�� par l���impitoyable jugement de ses contemporains. D��fenestr��, Jack-Alain L��ger : �� force d���hurler dans le vide. On dit parfois qu���un individu qu���il est haut en couleurs. Celui dont Jean Azarel a fait la bousculante biographie ��tait assur��ment haut en douleurs. Reste ses livres, et nous quelque part dans leur rayon.
_________________Jean Azarel, Vous direz que je suis tomb�� �� (Vies et morts de Jack-Alain L��ger), ��ditions S��guier, 320 p., 23 euros.
Jack-Alain Léger: son nom était lésion
Qu’on aime ou non l’homme (mais il était légion), qu’on apprécie ou non son œuvre (mais elle est protéiforme), et je dirai même qu’on l’ait lu ou non (ce dernier cas étant le mien), difficile de ne pas succomber au portrait à la Dorian Gray que lui dédie Jean Azarel. Est-ce parce que Daniel Théron, dit Jack-Alain Léger, dit Paul Smaïl, dit et alii. a vouvoyé la mort toute sa vie pour finir par la tutoyer franchement ? Est-ce parce que son existence fut déchirée-déchirante, et lui agacé-agaçant ? Le fait est qu’Azarel sait nous faire côtoyer cet ogre fissuré avec une énergie contagieuse, ne le lâchant pas d’une semelle (que JAL a tantôt de vent, tantôt de plomb), n’occultant aucune des parties molles ou grasses ou veules de l’homme, animé toutefois par une forme d’attachement à toute épreuve, ne lui érigeant pas de statue, ne lui faisant pas de cadeau, mais le saisissant dans le mouvement même de ses explosives contradictions, de ses rutilantes impasses, et guettant lucidement dans les recoins de ses livres les marques laissées par son indécrottable souffrance et sa touchante mégalomanie.Mytho, menteur, hâbleur, noceur, mais surtout "horrible travailleur", offrant son amitié aussi promptement qu’il la piétinait, grattant des pages et des pages nocturnes pour être capable d’affronter le jour mesquin.L’homme est fascinant, à la fois fumeux et fulminant selon l’angle depuis lequel on le considère. Difficile de savoir d’où venait cette faille qui a zébré toute sa vie. Bipolaire de formation, torturé par appétence, il passe de la fender à l’underwood, et quand il croit lancer des foudres, c’est en paratonnerre qu’il se réveille. Azarel le veut vivant et c’est vivant qu’il le ressuscite, en l’écrivant par capillarité, en le bousculant dans ses vives tranchées, ni amer ni donneur de leçon. Un geste d'amitié, assez appuyé pour qu'on ne le prenne pas pour une simple caresse ou un hug fugace.
Le livre est aussi un modèle de biographie impertinente, assez punk-rock parfois, quoique très pertinent eu égard son sujet volatile. L’histoire d’une chute à reculons, d’un chemin de croix défoncé (god is drug), l'odyssée vitriolée d’un cabossé volontaire enfouissant son génie et sa hargne dans des centaines et des centaines de pages, propulsé par un inexorable besoin d’admiration et terrassé par l’impitoyable jugement de ses contemporains. Défenestré, Jack-Alain Léger : à force d’hurler dans le vide. On dit parfois qu’un individu qu’il est haut en couleurs. Celui dont Jean Azarel a fait la bousculante biographie était assurément haut en douleurs. Reste ses livres, et nous quelque part dans leur rayon.
_________________Jean Azarel, Vous direz que je suis tombé » (Vies et morts de Jack-Alain Léger), éditions Séguier, 320 p., 23 euros.
April 21, 2023
Le Goff, la gomme : l'affront fait au vide
Merci tout d'abord à Laurent Albarracin, éditeur du Cadran Ligné, pour cette belle découverte: Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) dont est publié ce mois-ci un volume aux mille facettes qu'éblouit une étonnante cohérence: Le vent dans les arbres – près de 400 pages d'une prose attentive aux choses et à leur réfraction dans la langue. Le Goff tourne autour des choses, les retourne, les traverse, s'y pose, s'y dépose: avec l'humilité de celui qui sait le réel à la fois opaque et transparent.
Ces choses n'en sont parfois pas: je veux dire par là que les sujets qu'aborde (et parfois saborde) Le Goff peuvent être aussi bien le pli d'une jupe qu'un moment d'inattention, le mystère de la gomme ou le craquement d'une armoire.
A chaque fois, il s'agit d'appréhender, mais sans déformer, sans trop arracher le sujet à son mutique terreau. Comment parler du trou ? Comment le décrire sans y choir?
"Le trou est du dehors dedans. La pensée est un filtre qui laisse échapper des idées. En cherchant à exprimer le trou je le sépare d'éléments qui lui sont intrinsèques. Comme la passoire […] ne retient qu'une partie des substances, mon esprit ne capte que les significations du trou bien trop grosses pour passer dans les mailles du filet."
Mais cet aveu d'impuissance relative face à la chose en soi – qu'elle soit concrète ou vouée au vide – n'empêche par Le Goff de se coller à ses basques. Avec un acharnement en apparence désinvolte, il ne lâche rien : ni la bulle de savon, ni la méduse, ni l'encoche sur le bâton. Décrire, ici, n'est pas juste mettre à plat ou suivre des contours. Il s'agit d'aider la chose à décanter dans la langue en lui faisant subir diverses opérations qu'on pourrait dire chimiques. Frotter le trou contre le creux, afin de comprendre leur différence. Vérifier si le tas accumule ou annule. Définir quel fantôme d'elle-même produit la méduse.
Le texte intitulé "Toute la gomme" est en soi un véritable art poétique – "la gomme inocule l'amnésie au texte", écrit Le Goff qui, au prix de délicates contorsions, parvient à inscrire le destin de la gomme dans celui de l''écriture, non sans malice, bien sûr, et la malice est souvent chez l'auteur une antidote au sérieux qu'implique sa démarche.
Le vent dans les arbres: l'impalpable lance un défi à l'écriture, qui multiplie les formules (magiques) pour éclairer l'invisible:
"L'arbre est membre du vent. Ses mouvements en sont les manifestations visibles. Sans l'obstacle flexible, l'œil ignorerait le vent."
Voici un recueil qu'il faudrait mettre entre toutes mains susceptibles d'écrire. Modeste dans son approche bien qu'audacieux dans le choix de ses motifs, Le vent dans les arbres est une incroyable boîte à outils qui, sous couvert d'études de cas, met à nu (et en jeu) le travail de l'écriture poétique: faire de l'apparemment indicible un événement dans la langue.
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Jean-Pierre Le Goff, Le Vent dans les arbres et autres textes, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, Le Cadran ligné, 2023.
April 13, 2023
De tout le sang baign��: les corps profonds d'Eve Guerra
��Ph. Artias (d��tail)
Corps profonds, d'Eve Guerra, est un recueil au sens fort : recueil d'images bris��es, de corps rougis, de souvenirs instables. Ce qui est recueilli, c'est ce qui reste quant la douleur a d��cant��, nuances et sensations, phrases arrach��es, visions arr��t��es. Livre en trois parties: triptyque d��chir��, ajour��: M��re, Eux, P��re. Comme si "elle" ��� celle qui se souvient, d��crit, ressent de nouveau ��� se voulait �� la fois objet et sujet, prise et d��prise. Un recueillement, mais aussi un d��racinement. De Brazzaville �� Fourvi��res, de la guerre civile �� l'��meute intime. Une ��criture habit��e par des possibles divergents: d'abord l'��l��gie, quand la m��re, par le rouge embras��e, fr��le la saintet�� dans la ville en feu et se confond avec la croix qui palpite entre ses seins ���
"Ma m��re est une sainte aux jambes de cire: ses bras de fer s'agitent dans le noir quand elle prie."
Puis le sel, comme un jumeau du sang, envahit tout, "effondrant le monde". Alors, fuyant le chaos, loin des plis des draps et de l'argile maternel, demeure cette chose �� partager: la beaut��. La beaut��, ici, se confond avec la facult�� de restituer la beaut��. Un geste-hommage.
La deuxi��me partie ��� Eux ��� tente l'aventure du r��cit, par des versets scand��s d'appels, d'invites ��� deux adolescentes ��gar��es dans la ruche d'un Hilton, entre d��sir et tristesse. Mais tr��s vite, le r��cit ��� son cuisant souvenir ��� c��de la place �� des explosantes-fixes �� la faveur d'une Vierge en or venue fondre son or sur la ville:
"comme la t��le et le vent faisant trembler les murs (je crois que le ciel ��tait cette vitre noire), ses pas brisaient le goudron et le b��ton et les polygones sur le trottoir),"
Puis, une fois de plus, comme si certaines notes ne pouvaient ��tre soutenues trop longtemps, le d��cor change, et vient le P��re, sa pr��sence elliptique, sa geste d��sordonn��e et sa disparition s��che.
"Papa et son sourire noir, sale, qui m'embrasse sur le front, sur la joue, me noie juste pour rire, me dit que je suis grosse, l��, dans son cercueil de zinc, que je ne peux pas ouvrir, et sur lequel je m'allonge"
Demeure alors un "je" qui se veut encore "elle" ��� �� vaincre la pesanteur, �� r��clamer de l'��me qu'elle d��place et sauve le corps ��� le corps qui "est fait de tombes".
On referme ce livre fort et fragile, en se se demandant quelle(s) voie(s) suit, suivra Eve Guerra, quel trac�� entre prose et po��sie elle empruntera et comment elle fera se tendre sur la page les fils de ses aspirations, comment elle accordera leurs diverses vibrations. On attend.
_________________________-
Eve Guerra, Corps profonds, le R��algar, collection l'Orpiment, 12���
De tout le sang baigné: les corps profonds d'Eve Guerra
©Ph. Artias (détail)
Corps profonds, d'Eve Guerra, est un recueil au sens fort : recueil d'images brisées, de corps rougis, de souvenirs instables. Ce qui est recueilli, c'est ce qui reste quant la douleur a décanté, nuances et sensations, phrases arrachées, visions arrêtées. Livre en trois parties: triptyque déchiré, ajouré: Mère, Eux, Père. Comme si "elle" – celle qui se souvient, décrit, ressent de nouveau – se voulait à la fois objet et sujet, prise et déprise. Un recueillement, mais aussi un déracinement. De Brazzaville à Fourvières, de la guerre civile à l'émeute intime. Une écriture habitée par des possibles divergents: d'abord l'élégie, quand la mère, par le rouge embrasée, frôle la sainteté dans la ville en feu et se confond avec la croix qui palpite entre ses seins —
"Ma mère est une sainte aux jambes de cire: ses bras de fer s'agitent dans le noir quand elle prie."
Puis le sel, comme un jumeau du sang, envahit tout, "effondrant le monde". Alors, fuyant le chaos, loin des plis des draps et de l'argile maternel, demeure cette chose à partager: la beauté. La beauté, ici, se confond avec la faculté de restituer la beauté. Un geste-hommage.
La deuxième partie – Eux – tente l'aventure du récit, par des versets scandés d'appels, d'invites – deux adolescentes égarées dans la ruche d'un Hilton, entre désir et tristesse. Mais très vite, le récit – son cuisant souvenir – cède la place à des explosantes-fixes à la faveur d'une Vierge en or venue fondre son or sur la ville:
"comme la tôle et le vent faisant trembler les murs (je crois que le ciel était cette vitre noire), ses pas brisaient le goudron et le béton et les polygones sur le trottoir),"
Puis, une fois de plus, comme si certaines notes ne pouvaient être soutenues trop longtemps, le décor change, et vient le Père, sa présence elliptique, sa geste désordonnée et sa disparition sèche.
"Papa et son sourire noir, sale, qui m'embrasse sur le front, sur la joue, me noie juste pour rire, me dit que je suis grosse, là, dans son cercueil de zinc, que je ne peux pas ouvrir, et sur lequel je m'allonge"
Demeure alors un "je" qui se veut encore "elle" – à vaincre la pesanteur, à réclamer de l'âme qu'elle déplace et sauve le corps – le corps qui "est fait de tombes".
On referme ce livre fort et fragile, en se se demandant quelle(s) voie(s) suit, suivra Eve Guerra, quel tracé entre prose et poésie elle empruntera et comment elle fera se tendre sur la page les fils de ses aspirations, comment elle accordera leurs diverses vibrations. On attend.
_________________________-
Eve Guerra, Corps profonds, le Réalgar, collection l'Orpiment, 12€
April 11, 2023
Le sujet, ses convulsions: Chevillard monstre en main
Ça a déraillé comme ça : un narrateur se retrouve avec dans les bras un butin que lui a refilé in extremis un certain Oleg, lequel, poursuivi par des policiers, a préféré refourgué un sac à mains à ce passant, lequel l'a alors dissimulé aussitôt sous un pan de sa gabardine – or on sait depuis Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet (1959) que lorsqu'un personnage porte un paquet sous sa capote, il y a de fortes chances pour que le récit explose. On sait aussi, depuis le film d'Aldrich, Kiss me deadly (1955), qu'il vaut mieux ne pas ouvrir ce paquet, objet/sujet de toutes les convoitises. La chambre à brouillard, vingt-quatrième récit d'Eric Chevillard à paraître aux éditions de Minuit, est à son inquiétante façon la vingt-quatrième heure de son œuvre, son extrême midi/minuit. Le sujet? Le sujet est le sujet est le sujet. Vous voilà prévenus."Il va vouloir que mes nerfs l'électrisent." (p.71)
Or donc le narrateur se retrouve avec un "sujet", objectivé dans le livre sous forme d'une forme vaguement animale, du moins animée, une étrange entité indescriptible, lointaine cousine de "la suerie", cette chose rampante qui hantait la nouvelle éponyme de Pierre Gripari (1969). Que faire d'un sujet? C'est toute la question du livre, et c'est depuis ses débuts une problématique qu'évite/évide Chevillard. Le sujet, l'auteur de Choir l'a torpillé depuis longtemps, conscient qu'il joue contre l'écriture, contraignant l'écrivain à moins écrire que dire. Car le sujet souvent prend les rênes et fouette le cocher jusqu'à ce qu'il prenne la place de ses bêtes. Le sujet est à caution, et qui la paie en écope. Ici, donc, le sujet est livré nu et seul au bon vouloir de l'écrivain-narrateur qui va tenter de lui faire rendre gorge. Ce n'est donc pas un livre sur rien, comme en rêvait Flaubert, mais ça s'en rapproche de façon troublante.
"Il se cache sous son ombre." (p. 133)
On lit le texte de Chevillard en hésitant entre rire – on baigne dans le grotesque et l'absurde – et effroi – oui, il y a quelque chose d'effrayant dans La chambre à brouillard, face à ce déploiement de moyens délirants pour acculer le sujet à se révéler. Car derrière – sous – la pyrotechnie verbale à laquelle l'auteur nous a habitués depuis Mourir m'enrhume (1987) se déroule une tentative d'épuisement du sujet de plus en plus acharnée. Certes, Chevillard aime à presser son faux sujet comme un humain citron, qu'il s'agisse d'un singe ou d'un critique littéraire, mais cette fois-ci le sujet n'a d'autre nom que celui qui le définit de façon générique.
"Il court comme un air de flûte dans mes os longs et courts." (p. 154)
Tenir 200 pages sur un sujet réduit à sa portion aussi congrue qu'in congrue n'est pas une mince affaire. Chevillard y parvient au prix d'une violence qui rappelle parfois les pages les plus cruelles d'un Régis Jauffret. Comme si la charge menée contre le dire (ennemi de l'écrire) nécessitait un écorchage de première classe. En cela, le "roman" de Chevillard se veut à la fois auto-destructeur et auto-régénérant. Cerner son sujet, ici, revient à le séquestrer, l'observer, jusqu'à ce qu'il renverse les rapports de pouvoir et fasse de l'observateur un sujet à son tour menacé. Car le sujet – ici évidé jusqu'à l'écorce – opère sur le récit tel un écorcheur, et chaque phrase se met alors à participer d'un jeu de massacre. On rit donc beaucoup, mais intérieurement, tandis que tous les organes se délitent et que la pensée s'effrite en lambeaux.
"Voyez, les effets de ma désertion se manifestent déjà: le monde est en train de pourrir." (p. 156).
A la fin, nous sommes contraints de reconnaître que la fable est une hache, et nous, une mer gelée.
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Eric Chevillard, La chambre à brouillard, Les éditions de Minuit, 18€
March 28, 2023
Patte blanche, griffe noire: Comment sortir du monde selon Marouane Bakhti
Je résume: Une nouvelle librairie – La Pharmacie des âmes – crée une nouvelle maison d'éditions – Les Nouvelles Editions du Réveil – et publie un nouvel auteur – Marouane Bakhti – qui vient d'écrire son premier livre – Comment sortir du monde. Autant de bonnes nouvelles, espère-t-on, devraient combler notre curiosité. On ouvre donc Comment sortir du monde avec une certaine appréhension. La peur d'être déçu est une ombre qui plane toujours sur la découverte d'un premier texte. La peur d'en lire deux pages puis de balancer le livre à l'autre bout du salon, en se disant: tout ça pour ça… La peur de tomber sur une énième histoire de trentenaires déboussolés qui décident de s'installer en Ariège, ou de vieil écrivain désabusé retrouvant le goût de vivre grâce à l'apparition mystérieuse d'une violoncelliste rousse, etc. La peur de lire des incipits du genre: "Ce jeudi 16 octobre n'allait pas être un jour comme les autres, mais un jour différent, Frank en avait l'intime conviction". La peur de comprendre que l'auteur.e a l'intention d'écrire d'autres livres. Mais cette fois-ci: ouf. La peur s'évapore. Le récit de Marouane Bakhti est tenu de bout en bout par une ténacité d'écriture qui, à coups de paragraphes pensés comme des versets, nous entraîne dans le sillage d'une vie bouleversée/bouleversante.
Ça commence dans le bocage, entre bêtes chaudes et spectres sylvestres, où un enfant se débat avec lui-même dans sa famille mi marocaine mi française, les souvenirs s'enchaînent comme autant d'éclats persistants dans la chair du narrateur, l'Aïd, le secret d'une étreinte mâle au fond des bois, l'injonction à faire du sport, la figure crispée du père, entre Jésus et Allah. L'enfant aux aguets, qui sans cesse engrange et n'ose exprimer ses ombres:
"Je les regarde tout le temps, je les écoute, je les observe, je suis cette antenne ronde, celle qui capte la télévision que l'on n'a pas ici."
Arabe ou pas? Le narrateur évolue dans les eaux troubles d'une éducation qui oscille entre intégration et mémoire des traditions, une éducation qui ne laisse aucune place à la découverte de sa sexualité. L'enfant devient adolescent, il se cherche comme on se fuit ("Personne ne m'a donné le droit de disparaître, je me l'octroie.") La colère le sculpte, la honte l'abreuve. Il faudra un jour trancher, partir – pour mieux revenir?
"Je suis d'une culture hors sol, un garçon né dans une boîte de Pétri, qu'on a fait flotter comme les jacinthes sur les étangs autour de la maison familiale."
Les notations se suivent, dessinant en pointillé un parcours en apparence erratique, quoique mené par le désir, la sarabande du désir. Désir de se réinventer, de s'oublier, pour ne pas avoir à affronter les orages cachées des origines:
"Je voudrais être la créature de quelqu'un d'autre, qu'on choisisse mon destin, que le soleil explose, devienne rouge et meurt sur la terre en déversant sa lave et que je fonde dans l'univers comme ça, complètement oublié et sans aucun monde à sauver ou abandonner."
Il y aura ensuite Paris, des retours au pays pour des deuils impossibles, des amours qui mordent, Grindr, des conversions et des inversions, une famille restaurée, des promenades dans Tanger, en Italie, une résurrection dans un hammam, une assignation à savoir où résider. Et cette vérité qu'il faut déplier:
"Les langues domptées par la pénombre disent des histoires."
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Marouane Bakhti, Comment sortir du monde, Les Nouvelles Editions du Réveil
March 27, 2023
Les choses au poing: l'heure de la cruciale question
C'est samedi 1er avril, à 17h, lors de l'Escale du Livre, à Bordeaux, au Studio de Création. Toutes les infos ICI.
AVERTISSEMENT : En cas d'absence du public, l'auteur décline toute responsabilité et poursuivra en justice l'éditeur, les organisateurs de l'Escale du Livre, la Mairie de Bordeaux et Sylvain Tesson qui n'y est pour rien mais ce n'est pas une raison.
P.-S.: Les personnes connaissant la réponse à la question posée par l'auteur sont priées de se présenter au commissariat le plus proche de leur résidence, et ce sans crainte, les violences policières étant un mythe.
AH, J'OUBLIAIS: Ceci n'est pas un exercice. Je répète: ceci n'est pas un exercice. Et encore moins un poisson d'avril.
March 12, 2023
Lavis sans cesse recommenc�� : �� propos d'un recueil d'Yves di Manno
Transigent (2022), �� G. Campbell LymanBien s��r, le mot "Lavis" ��� qui donne son titre au dernier recueil d'Yves di Manno ��� entra��ne le lecteur dans un monde pictural, en sugg��rant l'id��e d'une couleur unique qu'en diluant on aide �� nuancer ��� ainsi des mots auxquels il convient d'offrir des ombres et d��grad��s, ce qui somme toute est figur�� dans le titre de ce livre, qui aussit��t s'entend: "la vie".
Bien s��r, les textes ici assembl��s ��� on pr��f��rera dire "r��unis", comme s'ils ��taient vou��s �� un conciliabule secret ��� s'��tendent sur une p��riode allant peu ou prou de 1997 �� 2014, mais leur mise en r��sonance est, �� sa fa��on, une autre forme d'��criture. Ensemble, ils gravitent, orbitent, se croisent, se fr��lent ��� et s'il faut parler d'un fil rouge, disons que plus que le th��me de la couleur ou du cadre, ce qui les lient, leur affinit�� premi��re, est d'ordre "sympathique" (comme on le dit d'une encre).
En effet, ces textes ont tous ou presque, inscrits en eux, l'��cho d'un travail autre: celui d'un po��te (Jack Spicer, Nicolas Pesqu��s), d'un artiste (Jacques Scanreigh, Philippe H��l��non), d'un romancier (Russel Greenan), d'une photographe (Anne Calas) ��� �� chaque fois ��tait/est en jeu un rapport �� l'image, et aux incisions qu'elle s��cr��te. Or ce qui int��resse et convoque di Manno, c'est ce qu'il appelle le "ciel d'��tabli", un ciel pos�� sur un chevalet, en opposition au "ciel abstrait" qu'on devine derri��re les hublots du monde ("les lucanes ovales du r��el"). Qu'est-ce qu'un ��tabli, sinon la table po��tique, dont il serait na��f de nier la fragilit�� ��� travailler �� l'��tabli, c'est se confronter au bancal, c'est accepter de briser des chevalets ou de lac��rer des toiles, comme celles r��duites en lambeau par le cutter du p��re dans le texte "Variations sur un th��me de Russell Greenan" (rappelons que Greenan fut antiquaire, ce dont se souviennent sans doute, dans le texte "L'��tabli", ces vers:
"un tel par contagion, Y. par omission / (ou p��chant �� la ligne) et r��vassant / �� ces lueurs maudites (rayon / des antiquaires, magasins sans chalands / ces phrases interdites ou mal pos��es / (de biais) le chapeau de traviole"
). Le magasin d'antiquit��s, c'est aussi (je m'avance peut-��tre���) le corpus de ces ��uvres que traverse le po��te, par la lecture ou la traduction ��� des antiquit��s qui n'ont ��videmment rien d'antiques d��s lors qu'on les r��active par un dialogue. En outre, ic, lettre "Y", en plus de renvoyer au pr��nom de l'auteur, est �� la fois chevalet susceptible de verser, ligne jet��e dans l'eau de la m��moire et mise en faisceau de rayons.
La technique du lavis, di Manno l'applique scrupuleusement, passant du mot "lueur" au mot "leurre", du mot "suie" au mot "soie", mais aussi "plaie/plan/plainte", "liane/diane", ou encore l'adjectif possessif "sienne" devenant la couleur "sienne". (On l'a dit: lavis: la vie.) Il suffit de changer l��g��rement de perspective (auditive, visuelle) pour glisser d'un tableau �� l'autre, d'un table-��tabli �� l'autre. D'une sensation �� l'autre.
Bien s��r, ce travail qu'on pourrait dire de dilution s'accompagne d'un sentiment de perte (proximit�� de la strophe avec la catastrophe), et le dernier texte du recueil ��� "qu'avons-nous fait���" ��� semble renvoyer tous les "traits jet��s" pr��c��dents, ces r��ves d'estampes, �� leur origine, au n��ant qui pr��c��de (et peut-��tre succ��de au) geste cr��ateur. A la question pos��e ��� qu'avons-nous fait? ��� le po��te semble accepter l'��chec de l'indicible : on ne ferait qu'��ter "du silence au silence", de "la nuit �� la nuit" ��� et encore: "pas m��me", car "l'ombre en nous demeurait" ��� on ne ferait que diluer le geste m��me de cr��er dans un "rien", une b��ance faite d'"inhumain" et d'"inutile". D��j��, premier texte du recueil rappelait:
"longtemps j'ai cherch�� dans / le po��me l'ombre / d'une m��moire plus vaste / que la mienne"
Mais sans cette ombre qu'aucune eau ne saurait diluer assez, le po��me ��� les po��mes de di Manno ��� n'auraient pas cet air �� la fois trembl�� et pr��cis, comme si les nuances, parce que vivantes, se devaient d'��tre appr��hend��es dans leur illusoire p��rennit��. Et l'on aimerait d��poser au pied de ce "Lavis" ��� comme un baume? un signe? ��� ces vers de Paul Val��ry, extrait du Cimeti��re marin:
"Je m'abandonne �� ce brillant espace / Sur les maisons des morts mon ombre passe / Qui m'apprivoise �� son fr��le mouvoir"
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Yves di Manno, Lavis, ��d. Flammarion, coll. Po��sie (17���)
Lavis sans cesse recommencé : à propos d'un recueil d'Yves di Manno
Transigent (2022), © G. Campbell LymanBien sûr, le mot "Lavis" – qui donne son titre au dernier recueil d'Yves di Manno – entraîne le lecteur dans un monde pictural, en suggérant l'idée d'une couleur unique qu'en diluant on aide à nuancer – ainsi des mots auxquels il convient d'offrir des ombres et dégradés, ce qui somme toute est figuré dans le titre de ce livre, qui aussitôt s'entend: "la vie".
Bien sûr, les textes ici assemblés – on préférera dire "réunis", comme s'ils étaient voués à un conciliabule secret – s'étendent sur une période allant peu ou prou de 1997 à 2014, mais leur mise en résonance est, à sa façon, une autre forme d'écriture. Ensemble, ils gravitent, orbitent, se croisent, se frôlent – et s'il faut parler d'un fil rouge, disons que plus que le thème de la couleur ou du cadre, ce qui les lient, leur affinité première, est d'ordre "sympathique" (comme on le dit d'une encre).
En effet, ces textes ont tous ou presque, inscrits en eux, l'écho d'un travail autre: celui d'un poète (Jack Spicer, Nicolas Pesquès), d'un artiste (Jacques Scanreigh, Philippe Hélénon), d'un romancier (Russel Greenan), d'une photographe (Anne Calas) – à chaque fois était/est en jeu un rapport à l'image, et aux incisions qu'elle sécrète. Or ce qui intéresse et convoque di Manno, c'est ce qu'il appelle le "ciel d'établi", un ciel posé sur un chevalet, en opposition au "ciel abstrait" qu'on devine derrière les hublots du monde ("les lucanes ovales du réel"). Qu'est-ce qu'un établi, sinon la table poétique, dont il serait naïf de nier la fragilité – travailler à l'établi, c'est se confronter au bancal, c'est accepter de briser des chevalets ou de lacérer des toiles, comme celles réduites en lambeau par le cutter du père dans le texte "Variations sur un thème de Russell Greenan" (rappelons que Greenan fut antiquaire, ce dont se souviennent sans doute, dans le texte "L'établi", ces vers:
"un tel par contagion, Y. par omission / (ou pêchant à la ligne) et rêvassant / à ces lueurs maudites (rayon / des antiquaires, magasins sans chalands / ces phrases interdites ou mal posées / (de biais) le chapeau de traviole"
). Le magasin d'antiquités, c'est aussi (je m'avance peut-être…) le corpus de ces œuvres que traverse le poète, par la lecture ou la traduction – des antiquités qui n'ont évidemment rien d'antiques dès lors qu'on les réactive par un dialogue. En outre, ic, lettre "Y", en plus de renvoyer au prénom de l'auteur, est à la fois chevalet susceptible de verser, ligne jetée dans l'eau de la mémoire et mise en faisceau de rayons.
La technique du lavis, di Manno l'applique scrupuleusement, passant du mot "lueur" au mot "leurre", du mot "suie" au mot "soie", mais aussi "plaie/plan/plainte", "liane/diane", ou encore l'adjectif possessif "sienne" devenant la couleur "sienne". (On l'a dit: lavis: la vie.) Il suffit de changer légèrement de perspective (auditive, visuelle) pour glisser d'un tableau à l'autre, d'un table-établi à l'autre. D'une sensation à l'autre.
Bien sûr, ce travail qu'on pourrait dire de dilution s'accompagne d'un sentiment de perte (proximité de la strophe avec la catastrophe), et le dernier texte du recueil – "qu'avons-nous fait…" – semble renvoyer tous les "traits jetés" précédents, ces rêves d'estampes, à leur origine, au néant qui précède (et peut-être succède au) geste créateur. A la question posée – qu'avons-nous fait? – le poète semble accepter l'échec de l'indicible : on ne ferait qu'ôter "du silence au silence", de "la nuit à la nuit" – et encore: "pas même", car "l'ombre en nous demeurait" – on ne ferait que diluer le geste même de créer dans un "rien", une béance faite d'"inhumain" et d'"inutile". Déjà, premier texte du recueil rappelait:
"longtemps j'ai cherché dans / le poème l'ombre / d'une mémoire plus vaste / que la mienne"
Mais sans cette ombre qu'aucune eau ne saurait diluer assez, le poème – les poèmes de di Manno – n'auraient pas cet air à la fois tremblé et précis, comme si les nuances, parce que vivantes, se devaient d'être appréhendées dans leur illusoire pérennité. Et l'on aimerait déposer au pied de ce "Lavis" – comme un baume? un signe? – ces vers de Paul Valéry, extrait du Cimetière marin:
"Je m'abandonne à ce brillant espace / Sur les maisons des morts mon ombre passe / Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir"
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Yves di Manno, Lavis, éd. Flammarion, coll. Poésie (17€)
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