Christophe Claro's Blog, page 15

January 18, 2024

L'échec à la Maison de la Poésie, c'est le 29 janvier à 19h


Le lundi 29 janvier à 19h, je serai à la Maison de la poésie à Paris pour une discussion avec Sophie Joubert autour de mon dernier livre, L'échec (éd. Autrement). La rencontre, prévue initialement dans la salle Lautréamont, aura lieu en fait dans la grande salle, il est donc de nouveau possible de prendre et réserver des places. Nous parlerons de Pessoa, de Kafka, de Walter Benjamin, de Cocteau, mais aussi de l'art poétique d'échouer, d'une femme qui veut sauter d'un pont, du film Vertigo et de son rapport à l'alcool, de l'impossibilité d'écrire le livre qu'on voulait écrire, de Oui-Oui et la gomme magique, et sans doute d'autres choses. 

Au plaisir de vous y croiser et d'échanger avec vous après la soirée.

Pour réserver, toutes les infos ici: https://maisondelapoesieparis.com/programme/lechec-comment-echouer-mieux-de-claro/


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Published on January 18, 2024 01:07

January 9, 2024

December 29, 2023

November 25, 2023

Si et seulement si

© Craig La Rotonda[…] si et seulement si vérité était chose transparente, s’il suffisait d’y plonger une main modestement honteuse afin de presser, à tâtons, le reflet intact de la chose réelle, s’il suffisait de dire le nom des choses pour qu’elles s’ouvrent comme des fruits pourris et emplissent nos palais de sucs amers, s’il était possible d’entrer en la matière comme un corps naïf dans la peau d’un vêtement neuf inusable et veiné d’or, un vêtement cousu décousu recousu solide étirable qui de loin ressemblerait à une peau dont on détacherait lentement de fins lambeaux dès qu’il s’agirait de donner un peu de soi – faire preuve de générosité ? –, de fines lanières élastiques que chacun pourrait utiliser à sa guise, s’en faire des bracelets, des ceintures, des sangles de chair — puis étrangler tendrement l’avant-dernier amour avant qu’il rue dans la pourriture, si et seulement si un peu d’évidence suintait des pierres des maisons en pierre dès qu’on entre dans ces maisons, s’il en sourdait une espèce de rosée à écoulement vertical ni trop liquide ni trop épaisse, à peine un voile, presque un second mur impalpable sur lequel il suffirait de poser la main pour qu’on ressente au fond de soi l’immense indifférence des pierres mais également leur vaine complicité, cette façon qu’ont les murs de tout voir et savoir de nous sans jamais nous trahir à l’instar des amis deux fois morts et pourtant présents à leur manière, si et seulement si il était possible de ne pas tout dire, de ne pas tout révéler, de taire une chose sur deux, de n’écrire qu’un mot sur deux, de ne décrire qu’une chose sur deux un peu comme on le fait dans sa tête quand tout choit par intermittences, chaque chose détournant volontairement notre attention de l’autre chose, s’il était possible d’ouvrir les sentiments afin d’y déposer des grappes d’idées en exerçant une pression mesurée sur ces sentiments, on verrait alors ces sentiments céder doucement, se fendiller puis écarter leurs lèvres fines afin que les idées ayant déclenché leur ouverture s’en extraient une à une, idée après idée enfin lavée dissoute par les fibres du sentiment, s’il ne tenait qu’à nous de déchiqueter les pires intentions, les intentions les plus noires, d’en faire une sorte de charpie à laquelle on n’aurait plus qu’à mêler un peu de salive bienveillante puis une fois ces deux éléments mélangés il suffirait d’étaler le tout sur la langue et de déglutir comme on ravale une pensée de trop, si et seulement si vivre était aussi simple qu’essuyer des assiettes en dentelle, aussi simple que de gravir l’être convoité pour chanter à sa cime, aussi simple et parfait que d’écraser avec le pied l’ombre d’une ombre insupportable, si et seulement si au moment de sauter dans l’inconnu on le reconnaissait, le reconnaissait indubitablement tel un jumeau dont on a toujours douté de l’existence mais qui faisait le guet derrière chaque geste involontaire, si on découvrait que tout ce qu’on croyait ignorer était d’une familiarité étourdissante et qu’en sautant dans l’inconnu on se retrouvait soudain plongé dans une routine merveilleuse et désirable, plongé immergé nageant fendant l’onde de plus en plus coutumière de plus en plus surprenante, s’il était envisageable de dévorer sans bruit le ventre hors duquel on a osé s’aventurer et celui où l’on tente tant bien que mal de laisser une trace un souvenir, s’il était permis d’effacer un à un les regrets qu’on a amassés avec un déplorable constance, de les isoler un à un et de les gratter, de les frotter avec n’importe quoi à portée de main sans que ça laisse la moindre traînée, sans que la surface des jours et des nuits en conserve l’embarrassant souvenir, si l’on savait être seul sans se trancher les veines, seul et heureux de voir couler le sang dans son corps sans que jamais l’envie nous prenne d’interrompre le flux, de libérer tout ce rouge pour former des taches indéchiffrables sur le carrelage, si l’on savait aimer entièrement sans décevoir l’être aimé dès qu’on bouge une idée ou dénonce une parole, le lit deviendrait alors le monde, les draps des continents qui bien sûr un jour s’écarteraient l’un de l’autre en une inéluctable et déchirante dérive et tout serait à recommencer, si seulement on ne se déplaçait plus qu’en glissant sans éprouver à tout moment des heurts des chocs des désagréments dans le corps dans l’esprit, glisser lentement vers le fond le trou, une cime ayant trouvé refuge à l’intérieur des terres humaines, si parler était non pas interdit mais réservé aux choses muettes, uniquement consacré à l’élévation de choses indicibles qu’on se contenterait de caresser comme des animaux fragiles, des animaux que la parole s’interdirait d’empailler, si passer n’était que ça, passer, jouer à l’ombre et sur le mur du temps filer en comète en fil de soie dans l’attente de la douce la tendre l’impensable déflagration, si tomber pouvait s’accomplir en douceur au ralenti, tout le corps basculant en une honnête parodie d’amour, s’étalant sans se blesser sur le sol indifférent où aussitôt s’assoupir, si se blesser était agréable, une faille du corps par laquelle non le sang mais l’amour même, la joie d’être en vain fuirait loin de nous, si chaque entaille le moindre bleu la plus petite contusion pouvait se traduire en notes de musique en cris mélodieux et emplir ainsi le vide de notre souffrance l’aider à résonner autrement, si notre famille était soudain la famille d’un autre et cet autre nous-même enfin méconnaissable, si les morts prenaient la place d’un meuble que plus jamais on ne déplacera ou alors avec d’infinies précautions et une certaine appréhension sans jamais dessiner dans la poussière qui les recouvre autre chose que des signes ne renvoyant à rien de précis, si pleurer perdre tomber pouvait s’inverser à tout moment et par un prudent sabotage de leur mécanisme proposer l’inverse de leur terrifiants effets, si toucher l’autre courbait subitement le désir, lui permettait au terme d’un discret arc de cercle de rentrer en nous, notre main devenant la peau touchée et la peau touchée cette main désirée que nous ne savons pas lâcher, si traverser nous unissait, un fil tendu qui serait à la fois nous et ce qu’ensemble nous n’avons jamais osé transpercer même les yeux fermés, si le lendemain s’invitait d’avance dans l’aujourd’hui en faisant la roue, défaisant nos plus intimes prédictions, taillant dans le vif qu’est l’instant un peu trop présent, si le père la mère formaient une barque funéraire sur les eaux floues du souvenir où poser un papillon imitant la cendre imitant semence, si travailler la douleur s’apprenait en rêve, se façonnait avec les mains du rêve, la douleur délicatement roulée en boule entre les paumes du rêve puis aplatie puis posée sans rien dire sur la langue de l’éveil, si et seulement si je pouvais voyager au pays des morts sans jamais m’arrêter ni regarder autour de moi, seul béat comblé n’écoutant que le bruit admirable des derniers vivants, si les massacres perpétrés chaque jour ne l’étaient ne serait-ce qu’un jour sur deux, les bourreaux occupés un jour sur deux à boire un lait mystérieux dans les yeux de leurs victimes, si au lieu d’ouvrir sa soif au plus doux des poisons on taillait cette soif dans du cristal puis la maladresse et la dureté du sol feraient le reste, si je n’avais pas, jamais, ou alors une seule fois, par mégarde, si dans le meilleur des mondes on était obligé de vivre sans savoir que sous nos pieds babillent les habitants de tous les charniers passés présents et à venir, si l’enfant à naître ne voulait pas, refusait tout net, hideux mais libre, si quelque part dans le ciel un nuage devenu pierre s’arrogeait le droit d’écraser l’eau censément accueillante, si tout ce qui est possible s’avérait interdit et qu’un homme un seul décrétait que la réalité c’est ça, et qu’on le croyait, et qu’il nous aimait esclaves, si prenant les transports en commun un inconnu m’abordait et me révélait entre deux rots alcoolisés le secret des gluons, si tenu par une promesse impossible je parvenais à mes fins et contentais le monde entier, si la science découvrait le moyen de réduire la bêtise à une simple anomalie génétique et qu’un programme bien intentionné nous envoyait tous à la chambre à gaz, si le ciel bas et lourd comme un couvercle se soulevait enfin, dévoilant dieu sait quels os sans cesse brisés, si un chien parvenait à ne mordre que le mot « mollet », si traduire n’était pas aussi, si mes enfants étaient les enfants d’un dieu et moi le rocher que ce dieu roule en haut de la montagne en riant et sachant la pente infinie, si tout ça toutes ces choses tout ce monstrueux agrégat cette nasse ce cloaque parfumé au réel, si sur la vitre du temps je promenais hilare le diamant de la vérité mais sans trop y croire, si de tous les êtres croisés aimés perdus retrouvés oubliés vraiment aimés contrariés redécouverts méconnus un seul me frappait au visage de tout son anonymat familier, si enfermé dans une cave accroché à un radiateur dans le noir le plus complet des bleus partout sur le corps la langue sèche les yeux bandés j’entendais le bruit ténu d’un ange venu me désavouer, si mes parents avaient eu mais non, si troué de toutes parts j’entendais mieux le faux paraclet des idées, si à chaque fois le sang séchait, chaque fois, si blessée piétinée crachée cette chose que très jeune j’ai cru possible n’était qu’un prétexte à continuer de vivre, si une fois entrée en l’autre j’apercevais un tunnel et qu’au bout de ce tunnel je découvrais l’entrée d’une grotte au fond de laquelle à peine passé le difficultueux boyau de corne et d’ivoire j’entrais dans le plus délicieux coma, si le regret ne dévorait que la partie inférieure de ma pensée, si au pied du mur j’avouais n’être que pierre, si au chevet de la mère agonisante on pouvait entendre les berceuses qui ont fait d’elle la promise des ombres voraces, si nu devant le miroir je pouvais voir le spectre du père tout habillé, si et seulement si tu me laissais à moi-même, je serais obligé de ronger mes pattes pour échapper au piège que mes dents ont refermé sur ma médiocrité, si brûler seul sur un trottoir devant des pommiers en fleurs, si me levant matin enfant j’apprenais ce qu’adulte je cache au quotidien, si tous les nombrils de tous les mort-nés, si premier en tout j’échouais au plus profond du pire, si les chants d’oiseaux au lieu d’être des chants d’oiseaux étaient des hurlements de fœtus, heureux de vivre et souffrir dans l’arbre du vide, si demain j’écris la petite peur d’hier évanouie, si ma peur de mourir était une barque chargée de victuailles, et qu’une faim digne de ce nom m’aidait à moins trembler, si et seulement si les miracles pouvaient nous voir tels que nous sommes, recroquevillés au pied d’un mur qui n’attend que l’infime séisme d’un sanglot issu de nous pour s’écrouler, si au lieu d’articuler le nom des morts on les notait sur des bout de papier puis qu’on frottait ces papiers sur les photos des morts, jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose, n’importe quoi, si et seulement si ce carnage de papier que nous piétinons en riant pouvait réinventer l’idée d’allumette, si dans la rue où nos pas carnivores nous rejettent une porte timidement entrouverte laissait s’échapper un pur motif d’évasion, si tu vas à Rio ne t’étonne pas d’avaler, au fond des nuits, le lait de misère, si revenu de tout, ton corps comme plié de l’intérieur, tes pensées désormais des taches nicotine, si son corps penché sur toi à cinq heures du matin, si le sable entre tes doigts, ou ce que tu crois être du sable entre ce que tu aimerais être tes doigts, et l’écoulement invisible de tes dernières forces, si mal attaché mal ceint de toutes parts tu confonds envol et expulsion, si dans l’eau du bain qu’aspire inlassablement un trou invisible les reliefs de ton corps émergent en continent perdu, si et seulement si je perds chaque morceau de sens, si le cancer si cette photo abîmée sur laquelle on ne distingue plus que d’impertinents cadavres est bien celle où tu te sais présent, si je touche, vivant, ce creux, là, sien, à l’aine, la nuit, quand elle dort, si d’aventure la foudre tombait sur chacun de nos proches au même instant, si ce cauchemar dans lequel on me tranche la langue était la fin des métaphores, si et seulement si […]
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Published on November 25, 2023 10:22

November 13, 2023

Animal errant, retour de poesibao

 


Une belle et pertinente critique de animal errant, retour d'abattoir:::(Flammarion/Poésie) signée Isabelle Lévesque et postée sur le site Poesibao.

Auteur de nombreuses fictions, d’essais et de traductions, Claro nous propose un premier recueil de poèmes aux formes diverses dont le titre aux doubles points de suspension, ou triple deux-points, indique une trajectoire et ce qui échappe aux mots.

Selon le prière d’insérer de ce livre, Claro a décidé de « se risquer sur le territoire de la poésie […] mieux à même de répondre, sur le plan littéraire, au désastre ambiant ». Et c’est sous l’égide de Cédric Demangeot, poète majeur disparu en 2021, qu’il a placé animal errant, retour d’abattoir :::. Sur son blog, Le Clavier cannibale, Claro affirmait avoir découvert « en lui une sorte de double, d’écho, et cette sensation qu’un autre écrit ce que vous auriez dû écrire, l’écrit pour vous, et en quelque sorte, malgré lui, avec vous ». L’auteur de Ravachol et d’Un enfer incarne le refus, la révolte et la démolition d’écritures apprivoisées. À ses Litanies de […]

[A lire ici en intégralité.]

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Published on November 13, 2023 22:55

October 16, 2023

L'il mystérieux et ses infinies paraboles


Est-ce une tentative d'épuisement du sujet? Une spectroscopie délirante? Un état des lieux implacable de qui l'on se sait pas? Le fait est que Paraboles , le nouveau livre de Boris Wolowiec, n'y va pas de main morte pour ce qui est de définir un "il" aussi anonyme que singulier (quoique multiple). En 300 pages, toute psychologie bannie, nous est décrit, inventorié, disséqué et recréé un "il" que seule la langue parvient à faire tenir dans une multitude de paragraphes, à force d'énoncés inquiétants – je veux dire des énoncés qui inquiètent la langue.

"Quand il parle sa bouche mange sa langue. Et quand il écoute parler sa langue mange sa bouche." (p.133)

"Son espoir est identique à sa naissance. C'est la raison pour laquelle sa pitié est meurtrière." (p. 109)

Il est, il croit, il devient, il fait, il pense, il prétend: les verbes s'accrochent à ce "il" et le vouent à toutes sortes d'actions et de pensées, de convictions et de refus, au détriment bienvenu d'un sens qui ferait de ce "il" un homme parmi d'autres. Le texte de Wolowiec, pourrait-on dire, fonctionne telle une machine délirante engagée dans un processus en apparence inépuisable. Il est en cela d'une impeccable cruauté poétique, qui ne s'épargne pas l'humour ("Sa stupidité est si sophistiquée qu'il désire psychanalyser les océans, les volcans et les déserts", p.183) et traite le corps à la façon d'un monstre de parole organique. 

Vies et morts, gestes et croyances, fonctions et ruses, raisons et illusions, naissances et crimes : le "il" qu'exp(l)ose à chaque page Wolowiec finit par être un continent de strates inconjugables, en perpétuelle métamorphose, un cabaret inouï d'allégations aussi équivoques qu'impossibles, un chantier hypnotique où tous les affects ont droit de cité, chaque atome du texte conspirant à une invisible déflagration: "Il a avalé une bombe comme un œuf. C'est pourquoi raconter l'histoire de sa vie lui semble désormais inutile" (p. 149).

Homme à tout défaire plutôt qu'à tout faire, déjà-mort et sans cesse rené, le "il" qui sature ces trois cents pages n'est pas un nouveau Monsieur Plume ni un énième Innommable. Il est la somme incomplétée de possibles générés par une langue qui n'a plus rien à perdre. 

"Il s'est suicidé en se pendant au souvenir de son cordon ombilical" (p.180)

Mais ça c'est le milieu, pas la fin.

_________________

Boris Wolowiec, Paraboles, éditions Les Météores, 15€

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Published on October 16, 2023 21:39

October 12, 2023

Animal errant, retour d'abattoir::: au Festival MidiMinuit, à Nantes


Demain – samedi 14 octobre – je serai à Nantes dans le cadre de la vingt-troisième édition du Festival MidiMinuit Poésie, festival qui se tient entre le 10 et le 14 octobre et réunit une quarantaine d'auteur.e.s et d'artistes – parmi les invité.e.s, pour n'en citer que quelques-un.e.s: Muriel Pic, Antoine Mouton, Didier Bourda, Marina Skalova, Virginie Poitrasson, Antoine Boute.


A 15h, donc, samedi, au Lieu unique / Salon de musique, je lirai des extraits de animal errant, retour d'abattoir::: (éd. Flammarion) ainsi que de Tout autre chose (éd. Nous), et sans doute un extrait d'un texte en chantier. La lecture sera précédée d'une présentation par Alain Girard-Daudon.

Cette lecture sera suivie un peu plus tard, à 16h30, d'une rencontre entre Lisette Lombé (auteur de Eunice, éd. du Seuil) et moi-même, à l'Atelier 2 / Scène jet FM, sur le thème "L'autofiction dans l'écriture poétique", animée par Henri Landré.

Pour de plus amples informations, c'est ici.




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Published on October 12, 2023 21:59

October 11, 2023

"Ma voix me parut étrange": radier/irradier selon Suel

Nous sommes tellement persuadés qu'écrire c'est choisir ses mots avec prudence et clairvoyance que nous finissons par oublier qu'en nous un crible terrible, un tamis par d'autres trafiqué, nous assiste obscurément dans ces choix. Pourquoi? Parce que nous écrivons avec la mémoire des choses lues, entendues, répétées. Parce que les mots que nous croyons sortir de notre chapeau ont déjà fait leurs armes sous des légions de crâne. Nous sommes inspirés? Non, plus vraisemblablement aspirés, notre langue prise à jamais dans le siphon de la redite, du formaté, de l'usé. Dans ces conditions, que peut la poésie? Hormis un jeu de cache-cache avec le sens et des cabrioles phonétiques, quelle stratégie peut-elle ourdir pour faire de nous autre chose que de naïfs ventriloques? A cette question, Lucien Suel a répondu à sa façon. Il a pris le déjà-dit et lui a tordu le cou. Mille fois sur le papier il a brouillé les lignes.

Qu'est-ce qu'un "poème express" signé Lucien Suel? Prenez une page de livre et frottez, grattez, occultez plus des trois quarts des mots pour n'en laisser flotter à la surface que quelques-uns, plus ou moins épars, et laissez un sens nouveau défaire la belle cohésion originelle. Il existe un terme pour désigner l'acte de biffer, de noircir mots ou lignes: caviarder. Ce verbe, longtemps réservé à la censure, le voilà depuis quelques décennies mis en pratique par la poésie, dans la troublante lignée du fameux cut-up inventé par Burroughs et Gysin. Est-ce un simple exercice? Un exercice complexe? Est-ce même un exercice? Le poème-express de Suel ne cherche pas seulement à faire émerger un texte autre: en rendant visible l'occultation, il ajoute au texte nouveau une dimension graphique. Le poème devient pictural, comme si les aplats irréguliers de noir dialoguaient avec les caractères d'imprimerie épargnés. Il acquiert une épaisseur, voire une profondeur.

L'apparente modestie du procédé, qui retourne les armes de la censure contre elle-même, ne doit pas faire oublier la savante malice du geste. Il ne s'agit pas de clamer que la poésie se dissimule dans n'importe quel texte mais de montrer comment, au moyen d'une vision-crible, il est possible d'arracher à la page saturée des bribes échappant aux diktats de la narration, de la description, du dire. Le poème, par essence, est un texte qui avance par sursauts: la coupe, le rejet, l'enjambement, le blanc… S'il avance troué, c'est pour mieux faire résonner zones d'ombre et espaces vierges. De la sorte, le caviardage-Suel répète l'antique bégaiement des pythies tout en réalisant le rêve d'une poésie faite par tous – l'auteur a d'ailleurs partagé sa "technique" lors d'ateliers d'écriture. Inactuel, le poème-express? Ou, au contraire, terriblement pertinent?



__________________________Lucien Suel, Le Livre des poèmes express, éd. Dernier Télégramme, 35€


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Published on October 11, 2023 22:49

October 5, 2023

Venaille pour mémoire: parmi les écorchés, et à jamais

Germaine Richier, Christ en croix
Même si vous avez tous les textes publiés par Franck Venaille (or ce n'est pas évident, car plusieurs sont épuisés), même si vous avez sur vos étagères Capitaine de l'angoisse animale, cette auto-anthologie géniale parue en 1998 (Obsidiane/le Temps qu'il fait), même si vous ne connaissez de F. Venaille que ses derniers textes parus au Mercure de France, même si vous ne connaissez pas du tout Franck Venaille, sachez que désormais vous n'aurez plus aucun prétexte pour passer entre les gouttes de sueur et de sang qui vous masquaient ce poète majeur.

Avec Avant l'Escaut, monumentale anthologie de ses poésies & proses écrites entre 1966 et 1989, que publie aujourd'hui un indispensable éditeur de textes uniques – L'Atelier Contemporain – somme monstre et vivante, c'est la violente naissance et la têtue avancée singulière de l'homme Venaille qui est désormais disponible et dévorable. On ressent à sa lecture un peu ce qu'on a ressenti quand, au … Et nous n'apprîmes rien (1962-1979) (Flammarion) de Mathieu Bénézet succéda, quelques années plus tard, l'immense Mathieu Bénézet, Œuvre (1968-2010) édité par Yves di Manno : la sensation de posséder, en main, en corps, l'essentiel d'un travail appelant la quasi exhaustivité. Un corpus, sinon christi, du moins précieux. Une somme vitale.

Cette anthologie a le mérite de nous donner des textes difficiles à trouver, ceux par lesquels l'engagé et jeune Venaille entre en poésie, alternant déjà prose et vers, comme déjà en témoignent, à la fois rugueux et souples, Papiers d'identité et L'Apprenti foudroyé. Formant bloc malgré la pluralité des lézardes qui clament, chez l'auteur, un besoin de se déclasser sans cesse de la production contemporaine tout en s'y frayant un chemin susceptible d'innerver cette dernière, cette anthologie remet Venaille à sa place aussi prédominante que marginale. A la fois lyrique par l'exploration de la douleur intime et formaliste par l'invention d'une syntaxe-syncope, traitant la ponctuation comme un souffle nécessitant des coups bas, Venaille, qui fit de la nostalgie une arme à deux tranchants et de la géographie une matrice-genitrix à arpenter sans cesse, est un poète profondément défroissé, tiraillé par des récits impossibles, des espaces clos, des horizons brouillés, des corps traversés.

"et non pas l'apparence immédiate des choses des êtres des situations non pas leur langage évident celui qui transparaît à chaud qui parfois même devant son évidence nous choque voire nous bouleverse mais bien la face cachée de chacun d'entre nous l'interprétation des silences de ses provocations non pas l'histoire contée par tel ou telle mais bien la recherche opiniâtre douloureuse l'approche fût-elle même ambiguë de la complexité de l'autre autrui pour nous-mêmes Autrui en nous-mêmes et nous mêmes tels que nous voudrions avec parfois tant de maladresse nous voir dans le regard de celui ou de celle de qui fût-ce une nuit une heure nous attendons la double révélation de la chair de la pensée telle qu'enfant elle nous était promise devant le miroir déformant" (p. 255)

Capable de vers aussi brefs que des sanglots-hoquets que de vers-phrases en folle chevauchée narrative, il n'a eu de cesse d'étourdir l'intime pour mieux rendre le vertige d'exister. Se qualifiant lui-même d'"ancien enfant", attaché autant à son onzième arrondissement – comme au cercle d'un glorieux cercle infernal – qu'aux paysages fluviaux d'un bas et brumeux pays, abîmé par la guerre d'Algérie, pénétré de peinture et de musique afin qu'en lui les formes les plus bleues (Monory) renaissent carnées, il est, dans sa déchirante sincérité et son exigence graphique, ce qui aurait de tout temps manqué à la poésie: l'aveu d'une tristesse trop humaine que seules des forces poétiques ont réussi à élever au rang d'élégie épique, géographique, politique, érotique.

Surprenant à chaque ligne crachée, tendue, filée, plus souvent nu que vêtu, jamais plus universel que lorsqu'il s'offre en écorchures, admirablement pop quand nécessaire, gourmand d'extases, épris de technique, concret jusqu'au cul et cru des sensations, Franck Venaille ne cesse de nous apparaître comme un poète futur qui déjà nous manque. Cet Avant l'escaut nous le rappelle et nous le ressuscite dans toute sa sidérante vérité.

P.-S: Toute ma gratitude à l'éditeur, François-Marie Deyrolle, qui a eu ce geste fort de m'envoyer ce volume, que j'ai trouvé dans ma vieille boîte aux lettres de campagne envahie de ronces "pénitentes".

__________________________

Franck Venaille, Avant l'Escaut – Poésies & Proses, 1966-1989, édition de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, éditions L'Atelier contemporain, 30 €


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Published on October 05, 2023 22:00

"Ma plainte est sans reproche": Nathanaëlle Quoirez et ses lettres depuis la langue

Les lettres, on le sait, sont comme des flèches lancées sur un destinataire, mais c'est parfois le sifflement qu'elles inscrivent dans l'air qui en dit le plus sur elles, leur vélocité, leur intention, leur puissance de pénétration. Dans Lettres à Madame, Nathanaëlle Quoirez s'adresse, par lettres et poèmes, à une "Madame" dont les visages, anonymes et forcément multiples, vont jouer tantôt comme des miroirs, tantôt comme des cibles, tantôt comme des trous noirs, tantôt comme des surfaces élastiques qui renverront les flèches. Ce qui est dit, ou plutôt écrit, est adressé, c'est-à-dire envoyé, et cet envoi se veut également envol, aspiration. Si nombre de lettres sont teintées d'une aura mystique, voire gnostique, où l'extase n'est approchée qu'à travers un corps pétri de doutes autant que de désirs. Et la beauté souvent fulgurante de ces lettres tient à leur scansion très particulière, une scansion qui, quoique heurtée, cassée, accède à une étrange fluidité:

"Madame, / remparts de vos bras sanctuaire, l'attache de vos cuisses une poignée de sable. toute petite je tremble, madame. du front crispé ma foutrée vide à votre jardinet. votre main, grand pleuroir. depuis vos courbes je m'effondre et pense: autisme, shoklen, le nom est différent pour chaque ange du seigneur. ai déshabité pour retourner à ma naissance: passer ma vie au lit. je dors au pied des médecins, penser suicide par le cœur me refait […]."

S'effondrer et penser: double mouvement, parallèle ou simultané, par quoi le désir – charnel, idéel, scriptural – apprend à se réinventer pour mieux saisir sa proie sans cesse fuyante. Ici, par d'échange, pas de lettres de "Madame", celle qui écrit est seul dans le désert de la missive, et n'a que sa voix écrite pour mener la charge de cet amour courtois (discours/toi?). Ici, le vouvoiement, ainsi que la syntaxe, conspire à forger un lien épistolaire illusoirement archaïque, car la virulence des affects et l'intensité sexuel permettent à ces lettres d'imaginer d'autres liens que révérencieux. Une douleur d'être impose ses règles et ses exigences à celle qui, finalement, n'a pas le droit à la parole, recluse dans une prudente dormition. Et c'est dans l'aveu d'une bouche blessée qu'est signifié la nécessité de faire chant:

"madame, / la bouche cherche de quoi se désarticuler. au muscle d'écriture la mémoire s'est lassée, blanche, revenue blanche. ce cogne-tambour de peau insubmersible se charrie par vos et mon, soi? est un jour post mortem, il dort. me barricade et me ponds de sang et de gelée sans extruder fœtus pour la pierre à caveau. mon pays s'est piégé de mourir sans le faire. dire me fait bègue. parole reprisée supplie votre lumière, madame. […]"

Quelque chose des Suppôts et suppliciations d'Artaud résonne en arrière-fond de ces lettres qui nous donnent à entendre une syntaxe singulière, où l'article défini apparaît et disparaît, où des hiatus surgissent, des trouées, les énoncés se succédant comme "un heurt indescriptible d'avortements" (Artaud), mais portés par cette vélocité dont nous parlions au début, celle de la flèche, qui mêle caresse et gifle. On ne peut, à cette lecture, que devenir cible-lecteur.

______________________

Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame, éditions Lurlure, 15€

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Published on October 05, 2023 10:38

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Christophe Claro
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