Christophe Claro's Blog, page 20

March 10, 2023

Cocteau et les soucoupes volantes


Dans les années cinquante, des choses dans le ciel, qui vont et viennent, et hantent. Cocteau lit les journaux, regarde là-haut, ne pense plus qu'à ça, à ces choses, insistantes. Dès 1952, il écrit des lignes qui parlent d'elles, de ce qui l'attire chez elles, en elles. La passion devient douce obsession, un songe de métal. Cocteau aimait les avions, les anges – voici les soucoupes. Les soucoupes volantes. Qui survolent la France, et affolent. Elles l'occupent. Frappé d'un infarctus, alité mais pensant, il se sait sous leur coupe. Une théorie le travaille, il s'interroge, cherche l'astuce. Quelles voies suivent-elles, quels points relient-elles. Il se lie d'amitié avec un ufologue, lui écrit une préface. Tenace, il scrute. Parfois il lui semble toucher du doigt un but:

"5 juin 1952
Il est probable que les soucoupes signalées partout à l'heure actuelle ne sont qu'une, la même, qui a perdu sa formation et se demande avec angoisse comment la rejoindre. Si je devine juste, les créatures qu'elle abrite doivent vivre un drame terrible et circuler à une vitesse vertigineuse d'un point à un autre de notre ciel, s'approchant peu de notre globe et fuyant comme des flèches dès dès qu'elles se sentent observées. Si son engin a la dimension que lui supposent nos calculs, il peut contenir une cinquantaine de créatures de notre taille ou bien une multitude de créatures d'une taille d'insecte ou bien une seule créature géante par rapport à nous. De toute manière, le comportement de cet engin révèle davantage une inquiétude que de la curiosité. Il imite les trajectoires folles d'un bourdon enfermé dans une chambre. Si la formation cherchait une planète libre (colonisable) et si notre présence la gêne (il est possible que notre lenteur l'effraie) - il se peut que nous ne revoyions jamais les soucoupes et il est intéressant de se demander quel sera le sort de la soucoupe perdue. Elle reste sans doute le seul espoir terrestre d'apprendre quelque chose de son mécanisme, les forces qui la meuvent et la nature de ses pilotes."

Quel sort faire aux soucoupes? Dans quels vers les plonger et sur quoi les poser? Cocteau, terrassé, refuse de rester en rade. Lui qu'on admire, et vilipende, soupçonne. Bientôt l'apocalypse, et la bonne, autre chose qu'une mascarade. Le temps presse, il passe, c'est comme une éclipse. Que feraient les soucoupes si elles cessaient de voler? Cocteau pressent l'entourloupe, la controverse. L'heure est là, sur la terre comme au ciel. Pour Seghers, il écrit, enfin, un texte qui dit ce que sont les soucoupes:


Soucoupes volantes


Les soucoupes volaient à la terrasse du Café de la Rade. Les garçons n'y pouvaient rien et disaient que ce n'étaient pas des soucoupes mais des mirages. Terrible vol silencieux de soucoupes que les consommateurs se lançaient à la tête, qui ne touchaient personne et disparaissaient silencieusement vers l'est.


Le mythe de la soucoupe se tasse, on retire la nappe, on range les chaises. Un objet céleste a passé. Cocteau l'a visité, fixé, délaissé. L'étoile était filante, la soucoupe volante. Vers volé, volant. C'est assez. Soucoupe savante? Au Café de la Rade, on boit du vin, du rouge sang. La vie vaut ce qu'elle vole.



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Published on March 10, 2023 22:55

Atacama mon amour

Au bord du désert d'Atacama , troisième roman de Laure des Accords (c'est ma grande sœur), vient de sortir aux éditions Le Nouvel Attila. Ce qu'en dit l'éditeur:
Le livre:
"Santiago, années 1970. La Brigade Ramona Parra peint sur les murs en signe de protestation et d’opposition à Pinochet. Amalia est l’une de leurs membres. Hantée par son père, notable, soutenue par sa mère, conteuse, aidée de ses compagnons d’armes et de poésie, elle poursuit son art sans jamais savoir (ou vouloir savoir) qui l’a livrée à ses bourreaux. Laure des Accords imagine les amours, l’exil et le destin en France de cette artiste passionnée, passionnelle, cernée par l’oppression, le silence et la mort. ​​​​Baigné de contes des Mapuches, ce texte dessine le portrait d’une femme en manque de mots, bridant ses désirs, face à des hommes du côté de la parole, du contrôle et de la répression."
L'auteure:
Bercée durant l’enfance et l’adolescence par la poésie de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Cendrars et Jehan-Rictus, Laure des Accords a travaillé dans l’édition. Aujourd’hui, elle enseigne et anime des ateliers de théâtre auprès d’adolescents. Auteure de deux premiers romans, Grichka et L’Envoleuse (Verdier), elle se reconnaît deux phares dans l’écriture : Jacques Prévert et surtout Jean Sénac, ami de son père, né comme lui à Alger, premier poète qu’elle a rencontré en chair et en os.
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Published on March 10, 2023 00:19

March 7, 2023

L'étoile Kafka: un miracle d'observation signé Reiner Stach


Rédigée entre 1996 et 2014, l'immense biographie consacrée par Reiner Stach à Franz Kafka invite à une expérience hors du commun. Qu'on se représente l'entreprise: trois volumes de près de 800 pages entièrement dévoués à la découverte de l'individu Kafka, nés d'une fréquentation de ses œuvres, de son journal, de ses lettres et de milliers de documents. Le résultat aurait pu être étouffant: il est tout bonnement sidérant. La première surprise qui attend le lecteur n'est pas la moindre: en effet, le premier volume qu'il nous est donné d'embrasser, intitulé Le Temps des décisions, recouvre les années 1910 à 1915. Quid de l'enfance, par laquelle commence d'ordinaire une biographie? Reiner Stauch, conscient de la pauvreté des sources kafkaïennes concernant les années 1883-1910, a préféré attaquer directement la montagne K par sa face la plus documentée et la plus fascinante, autrement dit par la période littérairement la plus féconde – se donnant ainsi le temps d'accéder à de nouvelles archives pour compléter sa fresque. Le fait est que le projet biographique de Stach n'est pas commun:

"Le biographe nourrit un rêve. Une utopie, pourrait-on dire, quoiqu'il s'agisse peut-être simplement d'un vice larvé, d'un appétit. Il veut aller au-delà de ce qui s'est passé. Il veut savoir, non: il veut vivre ce qui s'est passé comment l'ont vécu ceux qui y étaient. Vivre ce que c'était que d'être Franz Kafka."

Et s'il se défend d'y être parvenu, force est de reconnaître que Reiner Stach, riche d'une empathie aussi lucide que méthodique, aussi rigoureuse que respectueuse, nous permet de suivre la vie de l'auteur de La Métamorphose en un pas à pas proprement fascinant. Evitant les élucubrations romanesques comme les analyses convenues, Stach aborde le continent K selon une approche qu'on pourrait qualifier de physique, voire chimique. Il ne met pas à plat la psyché de son sujet mais plutôt s'y fond, en épouse les contours plastiques, ne cherchant jamais à élucider telle ou telle décision à la lumière de ce qu'on sait de ses conséquences, en totale immersion dans le clair-obscur de son sujet, comme aimanté par ses convulsions et ses atermoiements. L'introspection à laquelle il se livre échappe à la pyschologie : Stach n'essaie pas de comprendre Kafka avec les armes extérieures d'un facile behaviorisme, mais s'efforce de restituer l'intériorité de l'écrivain comme si nous étions partie prenante de sa destinée, comme si nous errions nous aussi dans un dédale en perpétuelle reconfiguration. Pendant des centaines de pages, il nous est donné, non pas d'être Kafka, mais de partager la dimension mentale de son vécu, et ce au plus près.

Kafka, en dépit de la solitude dont il se fait à la fois un rempart et une malédiction, n'est jamais seul. Autour de lui, le monde ne cesse de le solliciter: son travail l'accapare, sa famille le juge, ses amis le sollicitent, ses éditeurs le guettent, des femmes l'attendent, des rêves l'ébranlent, la guerre le bouscule – mais l'écrivain, lui, n'en démord pas: tout doit se jouer sur la page qu'il peine à noircir, et chaque seconde dérobée à son labeur est à la fois un pas vers la vie partagée et un pas loin de la vérité de l'écriture.  La vie, c'est accepter de composer avec l'autre; le vrai, c'est fixer des vertiges. Kafka ne connaît l'extase qu'au cours de rares nuits d'écriture, selon un rapport quasi électrique: une charge qui culmine, une décharge qu'il faut maîtriser. Tout le reste lui est un pénible fantasme, comme en témoigne l'incessant ballet désir/répulsion qui se joue entre Felice et lui. Il travaille son corps et son esprit comme il travaille son écriture: en vue d'une ascèse qui lui permettrait d'être entièrement sans exister autrement. Et c'est là que Stach est remarquable: sans jamais rien négliger de la moindre oscillation de la psyché kafkaïenne, il opère un miracle biographique des plus rares: nous rendre familière l'étrangeté de vie du docteur K. Sans jamais rien négliger ? Oui, car rien n'échappe à sa vigilance empathique. Et surtout, jamais il ne dissèque : il déplie délicatement l'origami des événements extérieurs et intérieurs. Il n'analyse pas en logicien, mais arpente en compagnon symbiotique. 

"Tant que Kafka travaillait, ça travaillait aussi… Le travail et la vie, le bureau et la vie, les organisations et la vie: dans la littérature, tout s'unissait. Ignorait-il vraiment que cette interpénétration, même si elle le tourmentait et parce qu'elle le tourmentait, était le point de fuite secret de son écriture?"

Son rapport au judaïsme et au sionisme, ses liens avec ses parents, ses fréquentations, son implication dans le monde du travail, sa conception de l'hygiène, sa réticence face à la sexualité, son jugement impitoyable quant à ce qu'il écrit, ses moments de grâce, ses angoisses, son ambivalence devant la publication, la tension stratégique de sa correspondance : tout cela ne nous est pas donné en un catalogue fastidieux mais au prix d'une traversée incroyablement souple et juste de chaque instant de la vie de Kafka. Le projet de Stach n'est pas tant: comment devient-on Franz Kafka? mais plutôt: comment fait-on pour le rester? Pour résister aux sollicitations et à la sollicitude d'autrui, pour s'enfermer sans se dessécher, pour transformer la plus haute solitude en l'énergie la plus concentrée. L'enjeu au cœur de la vie de Kafka pourrait peut-être se résumer ainsi: comment observer sans être observé.

La logique du vivant, oui. Mais surtout: la dynamique de l'écrivant. Jamais biographe n'avait hissé à ce point l'empathie à de telles hauteurs, ou plutôt à de telles profondeurs. Avec drôlerie, élégance, prudence, obstination, sans jamais dériver de l'orbite établie, sans peupler les zones d'ombres de vaines supputations, sans manipuler les causes avec les pincettes des conséquences. Sous la plume de Stach, la machine Kafka se change en monde organique. Ce qui n'aurait pu être que le froid calendrier d'une vie devient la prospection névralgique d'un être – et à l'exploit de Stach il faut adjoindre celui de son traducteur Régis Quatresous, non moins écrivain, à maints égards, que le biographe.

C'est peu de dire qu'on attend les prochains tomes (le tome 2, Le temps de la connaissance, paraîtra en novembre 2023 et le tome 3, Les années de jeunesse, en mai 2024, pour le centenaire de la mort de Kafka), de cette biographie exceptionnelle, déjà traduite dans six langues et en cours d'adaptation en série par la télévision allemande.

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Reiner Stach, Kafka, tome 1 – Le temps des décisions, traduit de l'allemand par Régis Quatresous, le cherche midi éditeur


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Published on March 07, 2023 21:30

March 2, 2023

Et nous ne sommes que bouleversements…

©Louise Bourgeois / My Inner LifeD'un livre à l'autre on va, lentement, comme si on ouvrait des portes donnant sur d'autres portes. Et on a l'impression qu'il se passe des choses, que des choses passent, on dirait des ombres, ce sont des formes, et elles ne cessent de nous surprendre.

On lit La renouée des oiseaux, de Paola Pigani où une femme internée essaie de survivre à l'hiver et à l'enfant perdu en plongeant ses mains dans la chair d'un arbre — "Quand mes os craquent / l'arbre pleut sur moi / lave le sang de mes premières lunes / l'oubli / l'enfant" — et on se dit que ces battements, ces raclements, c'est nouveau; on pense à Camille Claudel incarnée par Juliette Binoche; on pense à Pizarnik;

on lit les corps caverneux de Laure Gauthier et voilà qu'à peine poussée la grille de l'asile on s'avance dans Rodez, on entre (peut-être) dans une chapelle où Artaud allait prier sa mère, et c'est une tout autre errance qui commence, un autre dédale, avec d'autres arbres aussi, "Où sont les grandes congères du renouveau? Où le pied / s'enfonce comme l'être / et dégage en chutant / de l'herbe verte comme jamais, / gorgée, / et la trace qui crisse d'envie / d'aller", et si on croise Denis Roche ou Jimi Hendrix au détour d'un vers, on sait qu'on est ailleurs, sur un autre territoire, oui, quelque chose change, a changé, la poésie entend et libère d'autres voix, on l'a senti aussi en lisant La semaine perpétuelle de Laura Vazquez, et on se doute que l'expérience sera là, encore, avec son Livre du large et du long;

on lit Lirisme d'Aurélie Foglia, et c'est toute une bibliothèque qui devient chair, corps, une langue nouvelle ici le dit, légère et profonde, d'une souplesse qu'on n'espérait plus — "un livre / il vaut mieux le savoir / a un pli entre les omoplates qui / l'empêche de s'étendre / à la réalité / l'obligeant à rester en marge " – et voilà un "lirisme" qui donne vraiment à lire le monde dans ses creux et ses bosses – "j'habite ce qui me hante" – et on se dit qu'il était temps d'être ainsi stimulé, emporté;

on lit Tantôt, tantôt, tantôt de Virginie Poitrasson, et on se retrouve plongé dans une cartographie sensible de la peur, on y suit les tours et détours qui font de toute menace une ombre portée, et si on renoue avec les épreuves-exorcismes de Michaux, on est aussi dans la sillage d'Etel Adnan, ici les "pluies de météores" de Poitrasson sont des échos prolongés aux stances des Saisons d'Adnan – "Additionner méthodiquement les précipités. Précipité après précipité" – et pourtant c'est nouveau, les lignes ont tremblé, la voix a la précision de l'affrontement, désormais les fantômes sont des partenaires, on ne voit pas son propre dos mais on en connaît le danger;

on lit parole, personne, d'Anne Malaprade, et là encore le paysage s'est révolté, les ombres ont rué – "Tous les fantômes sortent de la mort comme je songe ton sort" –, là encore on croise des femmes-louves, on tord les linges de la langue, là encore une autre genèse des femmes voit le jour. Il faudrait – il faudra – revenir sur ces quelques livres dont nous avons plus que jamais besoin.

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Paola Pigani, La renouée des oiseaux, éd. La Boucherie littéraire (2019)

Laure Gauthier, les corps caverneux, éd. Lanskine (2021)

Aurélie Goflia, Lirisme, éd. José Corti (2022)

Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt, éd. du Seuil, coll. Fiction & Cie (sortie le 10/03/23)

Anne Malaprade, parole, personne, éd. Isabelle Sauvage (2018)

Lectures additionnelles:

Laura Vazquez, La Semaine perpétuelle et Le livre du large et du long (éd. du Sous-Sol)

Etel Adnan, Le destin va ramener les été sombres, anthologie, éd. du Seuil, Points/poésie


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Published on March 02, 2023 23:15

February 27, 2023

"Les années, comme on dit, passèrent." (M. Houellebecq)

Je ne résiste pas à l'envie de poster ici de nouveau ce texte que j'avais mis en ligne le 23 septembre 2010 sur ce blog. Parce que l'art est difficile et la critique malaisée.

Houellebecq: un consensus… dur à avalerMichel Houellebecq, l’écrivain que le monde entier nous envie, s’impose, avec La Carte et le Territoire, comme notre Balzac, et son roman s’impose, dans toute son ampleur et son désespoir, comme le grand roman de la rentrée – oui, enfin un roman sur la littérature quand on s’y attelle sérieusement (« Il quitta son pantalon et son pull », p.18). Héros de la littérature contemporaine, mais également l’un des grands observateurs de notre époque (« c’est bien peu de chose, quand même, les relations humaines », p.23), Michel Houellebecq est le romancier le plus intéressant aujourd’hui (« il semblait que les secondes, et même les minutes, s’écoulassent avec une foudroyante rapidité », p. 25), un ethnologue percutant de notre modernité (« l’insatisfaction le reprit, plus amère encore », p. 29 ; « beaucoup de régions, pour ce qu’il en savait, présentaient un intérêt réel », p. 95)), doublé d’un témoin à l’œil aiguisé de ce début du XXIème siècle (« La beauté des fleurs est triste parce que les fleurs sont fragiles, et destinées à la mort, comme toute chose sur Terre bien sûr mais elles toute particulièrement », p. 36). Faisant montre de modestie et de sobriété, l’écrivain a du génie (« Les journées étaient belles et uniformément chaudes », p. 42 ; « son cerveau ne parvenait à formuler aucune pensée hormis quand même la surprise de ce que l’image de ses anciens camarades ait aussi complètement disparu de sa mémoire », p. 64), et ce génie c’est sa capacité à saisir en même temps l’écume et le sens de notre époque (« ses jambes étaient incroyablement longues et fines », p. 70).  Souvent hilarant, son portrait de lui-même nous rappelle que lorsqu’un livre fait rire, Dieu est tout près ; c’est donc, de la part de notre champion réaliste, un avant-goût d’infini (« les femmes exagérément plantureuses n’intéressaient plus que quelques Africains et quelques pervers », p. 73 ; « un banc de brume flottait sur les eaux, réfractant les rayons du soleil couchant », p. 114). Disons-le tout net : La Carte et le Territoire est un page turner redoutablement efficace (« Il ouvrit largement les bras pour l’accueillir ; c’est peu de dire qu’il rayonnait », p.90), et si Houellebecq est le seul auteur à avoir su révéler notre monde avec autant d’acuité et de sensibilité, c’est parce que son dernier roman est un roman total, tour à tour bilan de l’état du monde et autoportrait. Ceux qui liront ce labyrinthe métaphysique sidérant de maîtrise, signé par le meilleur écrivain de son temps, y retrouveront la quintessence de la musique houellebecquienne (« Jed trébucha dans une poussette » ; « il faisait halte pour s’orienter dans une brasserie », p.114). Certes, La Carte et le Territoire est un roman à la structure complexe et vertigineuse, mais c’est aussi un roman puissant, plein de brillantes intuitions (« la fortune ne rend heureux que ceux qui ont toujours connu une certaine aisance », p. 396), palpitant et profond (« les années, comme on dit, passèrent », p. 410), qu’on peut dores et déjà qualifier de pièce la plus aboutie d’une œuvre déjà considérable. A tous égards, un conte acide qui bouscule les idées reçues et dans lequel on entend, à chaque page, une musique rarissime (« il fut soudain saisi d’un trouble sentiment de familiarité », p. 114 ; « la surface gigantesque et ridée de la mer », p. 133). Il convient de le rappeler : Houellebecq ose ce que personne ne fait et fait ce que personne n’ose, il nous offre un monument de mots avec ce très grand roman comme il en arrive rarement, comme il vient de nous arriver, nous laissant seul avec ce chef d’œuvre (« c’était aussi beau qu’un Cézanne, ou que n’importe quoi », p. 38) dont on n’a pas fini d’explorer tous les recoins («’Je vous ennuie ?’ s’interrompit-elle soudain », p.69).


[Le texte que vous venez de lire est exclusivement constitué de citations de presse et d'extraits du livre de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire]

…Bienvenue dans la réalité…

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Published on February 27, 2023 23:34

February 22, 2023

Quand Polo parle: la double langue de Yéré


On ne se demandera pas ici si le nouchi est un argot ivoirien devenu langue ou un parler resté à l'état de langue véhiculaire. On se bornera de constater que, confié à un poète, le nouchi peut faire des étincelles et remonter les bretelles du bon vieux français. C'est du moins ce qu'on se dit en lisant Polo kouman / Polo parle de Henri-Michel Yéré. Il s'agit pour ce dernier, non de donner des lettres de noblesse au nouchi – le nouchi se fiche bien de la noblesse, né dans la rue il s'est popularisé tout seul comme un grand –, ni, en le "traduisant" (nous allons expliquer ces guillemets, patience…), d'en donner une version policée.

Le travail de Yéré est proprement passionnant et remet en cause pas mal d'idées préconçues sur la traduction poétique. (On est loin, je crois, du travail d'un Rictus, par exemple.) En effet, que fait Yéré: il met en chiens de faïence le texte nouchi et le texte français – disons qu'il "recommence" le premier en français, non pour l'éclaircir (quoique) mais pour relancer la donne, pour que l'écho renvoie autre chose que le son émis. Cela peut avoir deux effets très différents, bien que concomitants: parfois, la version française nous paraît plus articulée, plus nette (à nous lecteurs de Racine et Saint-John-Perse), mais à peine a-t-on considéré le recto nouchi qu'on trouve la version française un peu coincée. Normal: le nouchi est du côté oral, alors que la poésie obéit depuis longtemps à des codes policés. Dans l'expérience tentée par Yéré, il ne s'agit bien sûr pas de trancher, mais d'aller d'une langue à l'autre comme on passerait d'un quartier à un autre, de la rue au salon, d'un ami à un autre, aussi. Exemples:


La Vieille a été mon défenseur devant soleil / De fait, ma mère fut mon seul bouclier contre le soleil


Termite a pris pour racines / Les racines sont mangées de termites


On est découpé / Nous sommes morcelés


Gasoil dit il va allumer le ciel / Le gasoil a déclaré la guerre au soleil


nous seul on connaît route de Devant / nous seuls savons l'adresse de Demain


Evidemment, si ce jeu de parallaxe entre deux langues est ici possible (et fructueux) c'est parce que l'auteur change à chaque fois de posture et rêve comment dire autrement dans une autre langue ce qui avant tout se dit par le corps. Ce n'est pas en traducteur qu'il traduit, mais en poète-janus, à la fois contraint et désireux de faire l'expérience d'une langue bifide. Il se décale, se déplace, et par conséquent déhanche son écriture. A la vitalité sèche du nouchi fait écho l'éloquence jaculatoire du français; les deux se toisent, se trahissent, se bousculent, s'estiment. On n'est pas, pourtant, dans un simple rapport de classe, même si la poésie a souvent été écartelée entre pôle oral et posture hermétique. Entre Prévert et Mallarmé (mais bon, il y a Villon et Guyotat, ne schématisons pas trop). Polo parle, donc, il dit:

"Vous qui dites je gamme pas en français-là: mon hoba-hoba perce murs!" / "A ceux qui prétendent que je ne parle pas français: je veux dire que ma parole démolit les murs".

La translation entre ces deux énoncés relève d'une alchimie très particulière. Car ici chaque texte nous aide à lire son pendant, chaque texte agit comme un révélateur de l'autre. De fait, nous n'avons pas deux textes antinomiques dont on ne pourrait lire qu'un versant, mais un seul et même texte, qui en se bégayant dans la variation produit une lecture à la fois éclatée et plus dense.


(Je m'en veux de n'aborder ici que l'aspect technique du travail de Yéré, et non d'aller au fond de ce qu'il dit. Je renvoie donc, penaud, à un article du Monde qui va plus loin:


https://www.lemonde.fr/afrique/articl...)


Mais assez faroter: ça ne ment pas chez Yéré. Il est temps de nous entre-jailler…

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Henri-Michel Yéré, Polo kouman / Polo parle, écrit en nouchi et en français, préface (parfaite) de Marina Skalova, Editions d'en bas, 2023 (12€)

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Published on February 22, 2023 09:14

February 17, 2023

Après moi le désert : Revue de presse

 


Après moi le désert , d'Olivier Bodart (éd. Inculte) reçoit depuis sa parution un bel accueil critique. Florilège, donc…

 

« Roman de l’effacement, selon la quatrième de couverture, Après moi le désert tient en réalité de l’installation, au sens artistique du terme : une installation visant à provoquer ou à partager une expérience de l’effarement. Le lecteur s’y retrouve remarquablement désemparé à son tour, à mesure que la réalité se fait aussi flottante qu’une coquille de noix emportée par la marée d’équinoxe. (…). En retrouvant ses esprits, le lecteur ne peut que l’admettre, cependant : il a fait une vraie expérience de lecture, de celles qui font bouger les lignes de la réalité. » Bertrand Leclair, Le Monde des Livres.

 

 

« L’originalité d’Après moi le désert tient d’abord à la précision de l’insertion du récit dans la géographie de ces arrière-espaces. Villes imaginaires vendues par des escrocs, lacs pollués désertés par les vacanciers, bases militaires squattées par des marginaux, improbable « centre du monde » en quête d’habitants, la Californie invisible passe au premier plan. (…) Le tour de force d’Olivier Bodart est de donner, sur cette ossature rigoureuse, une histoire très incarnée, reposant sur un personnage fort et fragile, dont l’aventure captive et inquiète. Une méditation sur le roman qui ne sacrifie pas le romanesque. » Alain Nicolas, L’Humanité 

 

« Olivier Bodart se met en scène dans son deuxième livre, à la première personne, sans fioriture, au style fluide, intriguant, palpitant, inquiétant même, qui évoque par moments Rosemary’s baby et l’univers étrange de David Lynch. Un roman sur la solitude, l’identité, la déconnexion et les tourments su grand esprit. » Bernard Roisin, Focus Vif 

 

« Après moi le désert a un ascendant psychogéographique, Olivier Bodart, qui a vécu dans le désert de Sonora, parle d’expérience. (…) On erre avec lui sans déplaisir, d’autant que sa présence soulève de multiples histoires dans l’histoire. La région regorge de mirages incroyables et authentiquement réels, ville fantôme, campement alternatif et même « centre du monde ». » Frédérique Roussel, Libération

  

« Jonglant avec les genres – policier, fantastique, étude de mœurs, roman initiatique, pré ou post-apocalyptique … - l’auteur défonce les portes de la perception basculant dans une dimension ou angoisse ou paranoïa s’estompent peu à peu pour laisser place à une intranquilité d’une richesse sensorielle et émotionnelle remarquable. Olivier Bodart construit ici une superstructure de tuyauteries narratives (façon Beaubourg ou Fernand Léger) qui, si elles ont parfois du mal à se raccorder car trop explicatives, récurrentes ou sibyllines, témoignent d’une grande inventivité. » Dominique Aussenac, Le Matricule des Anges

 

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Published on February 17, 2023 08:09

February 8, 2023

January 23, 2023

Quand Rita cesse de fuir le mal —


Gaël Lépingle, à qui on doit un livre subtil sur l'Agent X27 de Sternberg ainsi qu'un beau livre sur Huy Gilles (avec Marcis Uzal), nous revient accompagnée d'une foudroyante/foudroyée icône: Rita Hayworth. Celle qui agonise sous la voix prophétique de Welles ou dépouille ses longs bras d'une peau dite superflue. Une femme violée battue, vendue, harcelée en laquelle l'auteur de cette monographie sentimentale a vu "une stratégie, presque une éthique", fasciné son manque d'assurance qu'elle sut subsumer en glamour triomphante. N'hésitant pas à citer Clément Rosset, Gaël Lépingle a sa façon bien à lui de disséquer sans blesser, d'épouser sans déchirer, de révéler sans trahir – et c'est sans doute parce que, d'emblée, la visagéité de Hayworth lui échappe, qu'il la suivit de film en film et a fini par écrire ce livre. Comme s'il voulait répondre à l'impossible question: de qui est-on le masque? Et n'est-ce pas nous, parfois, qui cachons ce masque?

"Sonnez trompettes et battez tambours, Mesdames et Messieurs, ici commence l'histoire glorieuse et lamentable d'une icône hollywoodienne archétypale entre toutes; grandeur et décadence, fait divers et conte de fée, les ingrédients y seront distribués avec une impressionnante exhaustivité", s'amuse l'auteur au début de son ouvrage. Et le fait est que Lépingle joue le jeu: il déplie, comme on déplie l'éventail d'un jeu de cartes plein de reines de cœur transpercé et de valets de trèfles retors, la vie toute en fugues et sérénades de l'insaisissable Rita. Il joue le jeu et sait à la fois faire de ce jeu un récit hanté par d'inquiétants questionnements, un récit qui lui permet aussi de revisiter certains cinéastes – qu'en est-il de "l'érotisme cérébral" qui imprègne Arènes Sanglantes de Mamoulian? La persona Rita oscille entre séduction et provocation, selon un schème certes usé par la mâlitude, mais qu'elle a le don de rendre si dynamique qu'on ne saurait voir en elle un simple produit bipolaire du celluloïdal septième art. Energie pure versus mal être: là réside peut-être la possible indécence travaillée par Hayworth.


Publié par les Editions de l'Oil, Rita Hayworth, de l'indispensable Gaël Lépingle, est si richement illustré qu'on a presque l'impression de sortir d'une projo une fois le livre refermé.  Et à propos de projo, on vous informe que l'auteur du livre est aussi cinéaste que vous pouvez voir ses derniers films, L'été nucléaire, ou le plus récent Des garçons de province (bande annonce ici).

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Gaël Lépingle, Rita Hayworth, les éditions de l'œil, 25 €


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Published on January 23, 2023 09:40

January 16, 2023

A propos d'Animal errant, retour d'abattoir:::


Quelques extraits de presse au sujet de mon recueil poétique paru chez Flammarion dans la collection Poésie dirigée (depuis trente ans!) par l'excellent Yves di Manno :


"Dans ce vaste recueil en deux temps (I. animal errant, II. retour d’abattoir), «autoportrait au couteau», on déambule dans un royaume d’enfance hantée, écoutant cet «écorché niché dans sa couche de chair» égrainer ce qui pourrit («fermente») autour, le passé, la joie, l’amour, les cadavres, leur sang. Tout ce qu’il mouline dans son «gai hachoir» en ressort plus intense et plus beau."

Libération


"Quand Claro prend ses distances avec la fiction, il 'ouvre sa violence', 'écrit par ruade au fond de la trachée' et nous donne à penser 'cette chose portant le nom intolérable de poésie' "...
France Culture
'La langue s'agite, les bribes s'entrechoquent en rythme, et la poésie se présente, pour la première fois chez Claro, comme le moyen de transmettre une 'langue aux abois' ".
– La Croix
"Poésie comptée, non rimée, 'contrainte' associée à une quête de liberté faisant preuve de résistance aux voix qui s’introduisent en nous par effraction (la force de l’habitude poétique, toujours vivace, malgré les milliers de coups de boutoir opérés depuis un siècle et demi)."
– Diakritic
Quelques liens audio:
•  https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poesie-et-ainsi-de-suite/violent-comme-vent-contrarie-claro-en-poete-9948419 • https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/bienvenue-au-book-club/poesie-pour-la-beaute-du-geste-5507697


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Published on January 16, 2023 21:32

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Christophe Claro
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