Wandering in Nehwon

Un texte plus long que d'habitude sur ce blog, à l'occasion de la parution du désert des cieux.

Visiter des lieux qui n’existent pas est une affaire derencontres. On n’entre pas par hasard dans des mondes imaginaires : ilfaut une personne qui vous guide pour passer la porte. Qui m’a accompagné dansle monde de Nehwon ? Les deux voleurs les plus cools du monde, Fafhrd etle Souricier gris, évidemment.

Je dois avoir une quinzaine d’années, et je joue à AD&Dau collège. Et mon meilleur pote me prête une paire de livres dont vous êtes lehéros mettant en scène deux personnages comme je n’en avais jamais vus :Fafhrd (barbare, balaise, roux, scalde, grosse épée) et le Souricier Gris(mince, fine moustache à la Errol Flynn, voleur, rapière, bribes de magie). Unefeuille de perso, des dessins en noir et blanc, et des embrouilles avec laguide des voleurs ou bien celle des assassins, je ne sais plus. Ces deux garsme plaisent tout de suite.

J’apprends à les connaître mieux, car à la fin du guide dumaître AD&D, ce compendium bordélique, je découvre les recommandations delecture de Gary G. Jack Vance, Robert Howard, Tolkien bien sûr (que j’avaisdéjà lu) et surtout : Fritz Leiber, le cycle des épées. Un cycledisparate de nouvelles mettant en scène les même deux types sympathiquesrencontrés plus haut. Des poches Presse Pocket avec ces couverturessurréalistes zarbi de Siudmak, une demi-douzaine de tomes ne formant pas unesaga ample et sérieuse, oh non. Quatre à six histoires par volume. Desaventures où nos héros rencontrent sorciers, voleurs, zinzins de toutes sorteset femmes fatales, dont ils se sortent généralement les poches vides, l'humeurmélancolique avec sur les lèvres le souvenir d'un baiser. J'étais ado, j'aiadoré leurs sarcasmes et leur mélancolie. Le monde leur échappe, ils necontrôlent pas grand-chose, ils se moquent d’eux-mêmes. Et surtout, ils sontamis, les meilleurs amis du monde. Ça ne me surprendra pas, plus tard, quand j'apprendraique Fafhrd, c'était Leiber, et le Souricier, Otto Fisher, et que ces deux-làs'entendaient très bien.

Leur ville s’appelle Lankhmar. Un peu Chicago, un peuConstantinople, peut-être la première projection dans la fantasy de l’universurbain du 20ème siècle. Lankhmar, grouillante et merveilleuse, avecson gouvernement de travers, ses marchands plein de pognon, ses mendiants et saguilde des voleurs. Lankhmar, au cœur du monde de Nehwon (lisez-ce nom àl'envers, « le monde de nul temps »), un monde imaginaire aux cartesfloues, à l’histoire rêvée.

J'ai aimé les deux amis, j'ai lu toutes leurs histoiresplusieurs fois, celle avec les rats, celle avec le roi sous la mer qui n'estpas là, celle avec les dieux en haut de la montagne, celle avec les deux frèresfous ennemis dans les souterrains de Quarmall, celle où Fafhrd devient discipled'Issek, celle avec les oiseaux qui crèvent les yeux, celle avec le bazar dubizarre, celle avec le personnage qui rêve depuis sa tombe, celle où la Mort,assise sur son trône, tue au rythme du battement de son coeur... Et tout ça afait partie de moi.

Des années passent. Lors d’une promenade vers la source,Laure et moi nous inventons des personnages (c’est une activité qui nous prendparfois, quand nous trouvons qu’il n’y a plus assez d’histoires dans notrevie). Nous parlons de Lankhmar. Ces personnages pourraient y vivre : l’unserait un jeune homme excentrique et timide, un sorcier aux pouvoirs bizarres.Et l’autre, un vieux mercenaire à la jambe fatiguée, son compagnon etassistant. Ils habiteraient au dernier étage d'une maison de passe à l'enseignedu soleil noir, il y aurait des tentacules au plafond, et les gens viendraientles voir pour exposer leurs problèmes, ils vivraient des sortes d'enquêtes, tuvois ? Avec de la magie. Deux types célibataires partageant unappartement : bien sûr nous pensons au détective de Baker Street et à soncompagnon. Nous en sommes tous les deux fans. Nous rêvons ces deux-là, Laures’amuse à inventer les pratiques professionnelles de ce métier qui n’existepas : sorcier de ville, grande magie pour tous les jours. Nousdécouvrons comment la magie contraint les vêtements, les contrats ou lesquestions immobilières. Nous passons du temps avec eux, puis ils s’éloignent… Laureen reparle de temps en temps : est-ce les aventures du magicien et dumercenaire ne pourraient pas faire de bonnes histoires à écrire ? Onpourrait faire une série de livres, on pourrait faire du YA (on n’a jamaisessayé ce genre de récit, non ?). On pourrait écrire quelque chose pournos filles. Oui, peut-être, si tu veux ; en vérité je n’y crois pas tellement,je n’y crois pas assez.

Les histoires se cristallisent quand elles veulent et quandon peut. Dix après avoir inventé le sorcier et son compagnon, nous écrivons unenouvelle les mettant en scène. J’avais pris peu de notes, alors on se rappelaitsurtout l'impression qu'ils nous avaient fait, leurs caractères, pasgrand-chose de plus ; nous réinventons la plupart des détails, comme parexemple, leurs noms. La nouvelle s’appelle « à l’enseigne du soleilnoir », et elle commence comme ça :

Je m’appelle Yors, j’ai beau être boiteux, je meconsidère plutôt comme un dur à cuire. J’ai été marin sur une galère de la MerIntérieure, docker sur le port, sergent dans l’armée du Suzerain…J’ai connu les batailles, les blessures et les naufrages, j’ai toujours su medébrouiller et m’en sortir, plus ou moins entier. Mais maintenant je ne suisplus tout jeune, je cherche un peu de stabilité et de tranquillité, alors jesuis entré au service de ce drôle de type, à l’enseigne du soleil noir.

Elle fait 80 000 signes. Il y a dedans Noon, Yors, une bellevoleuse, un médaillon perdu et un drôle de ratier. Et déjà, l’attention auxdétails, l’aversion de Noon pour les dettes, son goût pour la liberté, sonattention aux choses minuscules qui révèlent le tout. On voudrait que ce textesoit lisible par les adultes et les enfants. Marguerite, alors âgée de onze ans,le lit et nous dit que oui, c'est cool, les personnages sont bien, mais onaimerait savoir plein de trucs en plus à leur sujet. Où Yors et Noon sesont-ils rencontrés ? Pourquoi se sont-ils installés ensemble ? D'où, etcomment, et quoi, et pourquoi ?

Deux ans plus tard, parce que la pandémie douche un peu nosenvies de SF, nous reprenons la même histoire, depuis le tout début ; toutréécrire, sans relire, de mémoire encore. Le souvenir d’un souvenir. Yorscherche du boulot, à la porte de l'Est. Arrive un jeune homme un peuexcentrique et très riche qui dit s'appeler Noon, mais on sait tout de suiteque ce n'est pas son vrai nom. Finalement Noon n'est pas aussi fortuné qu’onpense et il va falloir trouver du travail, et ce sera de la sorcellerie.

Nous sommes dans la ville aux mille fumées, notre ville,plus Constantinople que Chicago (parce que j'aime l'histoire antique) ; desgens vivent ici, et y travaillent (parce que le travail des gens est importantpour Laure). Les eunuques tiennent le palais, les pauvres tirent le diable parla queue et Yors est un homme qui se sent vieillir. Mais heureusement, il acroisé Noon, et vivre dans le même monde que Noon, c'est merveilleux, parce queNoon prend les choses à sa manière, par la bande, par au-dessus, par l'au-delà,et l'impossible devient possible. Pour celui qui sait voir, le monde est plusvaste, plus effrayant peut-être, plus beau certainement. Les portes s'ouvrentqui étaient fermées à jamais, les chaînes se rompent, ce qui était perdu estretrouvé, les amants séparés sont réunis.

Olivier du Bélial, nous a fait rencontrer Nicolas, qui aimeles cités imaginaires, les magiciens et les hommes-serpents autant que nous.Pour Nicolas, la fantasy est une affaire sérieuse, les personnages sontprésents et les bâtiments sont à la fois habités et vivants. Pour lui commepour nous ces histoires sont ouvertes et les illustrations, comme les textes,sont une invitation, à ouvrir le monde, à créer des espaces de liberté.

Voilà, ça s'est passé comme ça. Noon et Yors et Meg ontmaintenant leur lot d'aventures (trois livres !) : avec le jeunehomme riche plongé dans les ennuis, les ramasseurs de morts, les princesmingols en goguette, les dieux contrariés. Le magicien parvient, d’une certainefaçon, à se rapprocher du Suzerain et ce grand pudique apprend deux ou troistrucs au sujet de l'amour.

Nous, nous sommes heureux d’avoir vu ce monde apparaître,dans nos rêves, dans nos souvenirs, dans les dessins de Nicolas, comme uneimage qui se révèle derrière une vitre embuée. à vous de le découvrir, si vous lesouhaitez.

 

Sunderedfrom us by gulfs of time and stranger dimensions dreams the ancient world ofNehwon with its towers and skulls and jewels, its swords and sorceries.


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Published on July 07, 2025 00:23
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