Un corps à soi Quotes

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Un corps à soi Un corps à soi by Camille Froidevaux-Metterie
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Un corps à soi Quotes Showing 1-17 of 17
“Si les corps féminins et masculins sont toujours conçus à travers le prisme de leur sexuation, dans le cadre de la binarité à perpétuer, l'opération ne revêt absolument pas le même sens pour les uns que pour les autres. Pour résumer cette disparité d'une formule, on peut dire que les corps des femmes deviennent et demeurent sexués-sexuels quand les corps des hommes s'imposent comme sexués-universels. C'est au moment de la puberté que s'enclenche cette construction différenciée. L'apparition des marqueurs sexués renvoie les filles à une immédiate objectivation qui place leur corps sous le signe de la disponibilité sexuelle, quand elle initie chez les garçons un processus d'incarnation-subjectivation annonciateur de leur future autonomie. Si, des deux côté,s les mécanismes de l'enfermement dans les rôles de genre fonctionnent à plein, les effets produits quant aux possibilités d'action dans le monde et aux potentialités d'épanouissement des corps-sujets sont diamétralement opposés. (p. 185)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Iris Marion Young ne s'arrête pas à la description des modalités typiques du corps féminin, elle en met au jour les raisons, précisant que la source « ne se trouve ni dans l'anatomie ni dans la physiologie, et surtout pas dans une mystérieuse essence féminine », mais découle « de la situation précise des femmes conditionnées par l'oppression sexiste dans la société contemporaine ». Elle rappelle que, dans une perspective phénoménologique, le corps ne peut exister comme objet, qu'il est indissociable de la subjectivité, impliqué vers un au-delà de soi-même. Elle montre que les femmes l'éprouvent cependant toujours comme étant à la fois sujet et objet. La preuve en est qu'elles manifestent un niveau élevé de « proéminence corporelle », c'est-à-dire une conscience aiguë de et une attention constante à leur propres corps. De cela, Young déduit que l'existence corporelle féminine est autoréférentielle. D'abord, parce que la femme se perçoit comme l'objet du mouvement plutôt que comme son autrice ; puis du fait qu'elle divise systématiquement son attention entre la tâche qu'elle doit accomplir et le corps qu'elle doit persuader d'agir ; enfin, parce qu'elle sait que son mouvement sera regardé. (p. 175-176)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Quand nous nous serons définitivement affranchis des assignations genrées et que nul·le ne sera plus défini·e par des positions intangibles ou par des occupations exclusives, les individus seront alors pleinement génériques. Nous en sommes évidemment très loin, mais il m'importe de pouvoir penser cet horizon. Cela permet notamment de saisir ce qui devrait être fait, sur un plan politique, pour accompagner et encourager la désexualisation des rôles et des fonctions, condition sine qua non du renversement de la structuration hiérarchiquement sexuée de nos sociétés occidentales. Lorsqu'il est question de déconstruction des stéréotypes genrés, il s'agit de bien plus que de repérer pour les rejeter les croyances partagées quant aux caractéristiques et comportements « féminins » ou « masculins » ; il s'agit de dévisser, un à un, tous ces boulons qui permettent à l'infrastructure patriarcale de se maintenir. L'immensité de la tâche peut effrayer, mais la vraie difficulté est ailleurs : elle se condense dans la dimension intériorisée et inconsciente des injonctions genrées, et dans les bénéfices qui sont associés à la conformité aux rôles de genre. (p. 160-161)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Que ce soit la phénoménologie expérientelle en première personne ou l'approche féministe du point de vue, dans les deux cas, il s'agit de conférer de la valeur à ce qui est traditionnellement dévalorisé : le récit de soi jusque dans ses aspects les plus intimes, les plus émotionnels, les plus incarnés. C'est en tant que sujets concrets de sexe féminin que les femmes ont entrepris de déconstruire l'ordonnancement patriarcal de la société occidentale, des sujets qui, tout en partageant une semblable condition d'aliénation, n'en vivent pas moins une immense variété de situations qu'il est vain d'ignorer. Non seulement cette pluralité des modalités vécues de la domination masculine n'est pas contradictoire avec la démarche subjective, mais elle la rend nécessaire tant il paraît impossible de restituer une situation où s'entremêlent divers facteurs d'oppression sans donner la parole aux personnes singulières qui l'éprouvent et qui sont les seules à pouvoir à la fois l'exprimer et la penser.
Toutes les femmes ne vivent pas les expériences incarnées selon les mêmes modalités, ni dans les mêmes registres, ni avec la même intensité. L'attention à la pluralité de ces situations est un des postulats du féminisme phénoménologique, elle se traduit par la valeur centrale accordée au féminin singulier et par le refus épistémologique de toute généralisation. Cette approche tend à produire une analyse circulaire qui part de l'observation de l'irréductible variabilité des phénomènes pour en dégager des logiques communes, voire invariantes, mais en s'attachant à montrer qu'elles s'actualisent toujours dans une grande diversité d'expressions. (p. 141)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“La mise en évidence de ce que les expériences des femmes renvoient à des logiques de domination entremêlées impose de renoncer à leur illusoire englobement dans une première personne plurielle, « nous, les femmes ». Elle révèle la diversité, la fluidité et la variabilité intrinsèques de la supposée singulière condition féminine. Du point de vue de la pensée féministe, l'approche intersectionnelle réactive la pertinence heuristique de la démarche en première personne en la découplant de son horizon universalisant. Chaque femme peut rendre compte de sa propre expérience de la domination et se voir reconnaître les particularités liées au fait que celle-ci n'est pas univoquement rapportée au genre mais renvoie toujours à d'autres critères, qu'ils soient sociaux, économiques, culturels, raciaux, sexuels, associés à l'âge ou au handicap. Les sous-ensembles qu'il est possible de délimiter à partir des nœuds oppressifs formés par l'entrecroisement de tels et tels facteurs d'oppression s'avèrent si divers et fluctuants qu'il devient impossible de définir un quelconque sujet politique du féminisme.
Il n'y a ainsi pas plus de « nous, les femmes » que de « nous, les femmes blanches », que de « nous, les femmes noires », que de « nous, les lesbiennes », que de « nous, les femmes handicapées », que de « nous, les femmes trans ». Il n'y a que des groupes aux contours mouvants, susceptibles de se retrouver autour d'un même objectif politique un jour, pour former une coalition différente un autre jour. Si le fil rouge de l'oppression patriarcale relie ces entités fluides, celles-ci ne peuvent penser et encore moins mettre en œuvre la libération *des* femmes. Le féminisme se débarrasse ainsi de l’obsession identitaire et du monisme des origines pour se faire pluriel tant du point de vue du sujet politique, intrinsèquement multiple, que du point de vue de ses objets, qui relèvent de tous les champs sociaux. (p. 139-140)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“En ce uqi concerne les femmes et les relations de domination dans lesquelles elles sont enserrées, ces structures sont de trois ordres : la division sexuelle du travail, l'hétérosexualité normative et les hiérarchies genrées de pouvoir. La première les enferme dans les activités du care, non rémunérées dans le cadre des tâches domestiques, et faiblement rétribuées dans un cadre professionnel. La deuxième stigmatise les personnes qui transgressent les normes - gay et lesbiennes -, renforçant ainsi leur invisibilité. Quant aux hiérarchies genrées de pouvoir, repérables dans tous les domaines de la vie sociale, elles reposent sur des formes de violence institutionnalisées et organisées qui confèrent à certains individus des privilèges significatifs tout en limitant considérablement les opportunités offertes à ceux (celles en l'occurrence) qui n'en bénéficient pas. Les structures de contrainte impliquent donc des relations de domination, voire d'exploitation, qui jouent au bénéfice exclusif des hommes.
Toutefois, poursuit Iris Marion Young, aussi restreints que soient les choix disponibles et aussi pesantes les entraves, chaque femme agit à sa manière propre, dans l'appropriation ou la résistance, la reconfiguration ou le rejet. Car, insiste la philosophe, les rapports de pouvoir genrés ne sont pas que subis, ils sont aussi vécus, c'est-à-dire qu'ils renvoient à une expérience éminemment subjective. « Le genre, en tant qu'il est social, est aussi vécu par le biais des corps individuels, il renvoie toujours à une réaction expérientelle et personnelle, non à un ensemble d'attributs que les individus auraient en commun .» Toute l'originalité de la démarche de Young se donne à voir dans cette ambition : tenir ensemble l'analyse de la subjectivité féminine et la compréhension des mécanismes sociaux qui entretiennent la domination masculine. (p. 129-130)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Young revient sur les approches féministes des années 1970 et sur l'antagonisme apparemment irréconciliable sur lequel elles ont débouché : d'un côté, un idéal universaliste qui refuse de considérer que le sexe biologique de naissance puisse avoir une quelconque incidence sur les projets d'un individu et sur la façon dont il noue des relations à autrui, de l'autre, une approche différentialiste insistant sur les spécificités corporelles de leur existence et sur l'importance de la maternité pour caractériser l'expérience de la plupart des femmes. Elle évoque ensuite la proposition de Judith Butler de se débarrasser du sujet politique du féminisme, qu'il soit fondé sur une définition biologique (le sexe) ou sur une définition sociale et culturelle (le genre). En montrant que la matérialité des corps sexués est elle-même socialement construite et que le genre est une performance, Butler fait l'hypothèse qu'on s'extirperait de l'opposition paralysante entre options universaliste et différentialiste.
Mais, pour Iris Marion Young, aussi pertinent et utiles soit-elle, la pensée queer reste insuffisante quand il s'agit de comprendre l'expérience vécue ordinaire qui s'éprouve au regard de la féminité et de la masculinité hégémoniques. Elle propose donc de revenir à la phénoménologie existentialiste de Simone de Beauvoir dont le cœur théorique est le concept de *corps vécu* défini comme « l'idée unifiée d'un corps physique agissant et s'éprouvant dans un contexte socio-culturel spécifique ; c'est un corps-en-situation ». Une fois ce postulat posé, elle s'attache à déplier la dialectique beuvoirienne de la facticité et de la liberté : la relation entre l'existence concrète et matérielle de la personne et son environnement physique et social constitue sa facticité ; cependant, toute personne est dotée de la liberté ontologique de se construire elle-même dans sa relation à cette facticité. (p. 126-127)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Le défi que la philosophe [Iris Marion Young] entreprend alors de relever est au fondement même de son féminisme phénoménologique : comment penser le corps des femmes, dans ses dimensions spécifiquement sexuées, sans tomber dans l'ornière essentialiste ? Comment articuler l'idée que la subjectivité féminine est indissociable de la corporéité, l'expérience des femmes étant toujours « vécue et éprouvée de façon charnelle », tout en gardant la perspective de la destruction des ressorts patriarcaux de la soumission féminine ? Comment enfin s'intéresser à ces caractéristiques corporelles prétendument communes à toutes les femmes sans gommer du même coup toutes ces autres, notamment celles fondées sur la race et la classe, qui creusent d'incommensurables écarts entre les femmes et constituent autant de facteurs d'oppression ? Deux écueils épistémologiques doivent être évités : il faut, d'une part, appréhender le corps féminin en le désinsérant du cadre essentialisant de la féminité et, d'autre part, penser l'expérience vécue de la corporéité féminine sans l'universaliser. (p. 116)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Au point de départ de la réflexion de Young, il y a le constat d'une lacune dans le champ de la pensée féministe : « De façon étrange, les chercheuses féministes n'ont que très peu pensé de façon méthodique ces expériences ordinaires du corps par lesquelles la plupart des femmes s'identifient spécifiquement en tant que femmes, quand bien même ces expériences varient grandement du point de vue de leurs caractéristiques concrètes. » Young l'explique par le fait que la plupart des analyses se fondent sur une interprétation des différences corporelles comme à la fois terreau et justification des inégalités structurelles entre femmes et hommes. Dans cette perspective, la corporéité féminine est ce qu'il faut déconstruire et, d'une certaine façon, oublier. D'où cette occultation qui fut aussi une étape incontournable, voire nécessaire, dans l'histoire de la libération des femmes : après des siècles d'enfermement dans le carcan de leurs corps reproducteurs, les femmes devaient s'en affranchir tout à fait pour éprouver, enfin, la condition de sujet libre et agissant qui leur avait été jusque-là déniée. Selon Iris Marion Young, c'est précisément au nom de cette aspiration à l'universalité abstraite que le féminisme humaniste s'est imposé sous la forme d'une « révolte contre la féminité ». (p. 114)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“D'un point de vue politique, le fait de se soumettre renvoie à l'impossibilité de résister à une puissance extérieure, c'est ne pas pouvoir faire autrement. Si les sujets du souverain lui obéissent, acceptant de lui remettre leurs volontés individuelles au nom de la légitimité de leurs volontés individuelles au nom de la légitimité de son autorité, les sujets du tyran lui sont soumis, cédant à la contrainte qu'il exerce sur eux par la force ou par la peur. La particularité de la situation des femmes dans l'ordre patriarcal est qu'elle combine ces deux éléments de l'obéissance consentie (en échange des gratifications matérielles qui permettent la vie de la famille) et de la soumission arrachée (par la violence de la domination masculine). Pour reprendre les mots de Manon Garcia, qui l'exprime là de la façon la plus juste, « la femme consent à sa destinée de femme soumise ». Il ne s'agit donc pas tant d'un choix que d'un non-choix : quoique sujets libres, les femmes n'ont pas choisi la liberté. (p. 106)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Immergé dans des conditions historiques, sociales et culturelles données qui définissent sa situation, le sujet phénoménologique est une totalité des fonctions psychiques et physiques toutes solidaires, au point que « mon existence comme subjectivité ne fait qu’un avec mon existence comme corps ». Rien de contingent, rien que l’on puisse retrancher ou dont on puisse faire abstraction :toutes les fonctions corporelles se tiennent ensemble, motricité, sexualité, intelligence. Par ailleurs, le corps n'est pas seulement quelque chose pour soi, mais tout autant pour autrui. Rompant avec trois siècles d'une dévalorisation philosophique de la chair et de la matière enracinée dans le dualisme cartésien, Merleau-Ponty affirme : « Être une conscience ou plutôt être une expérience, c'est communique intérieurement avec le monde, le corps et les autres, être avec eux au lieu d'être à côté d'eux. » (p. 86)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Voilà pourquoi il me semble nécessaire de se débarrasser du point de vue intellectuel dominant qui déconsidère les expressions féminines de la matérialité incarnée de nos vies. Explorer les caractéristiques sexuées de l’existence des femmes contemporaines, ce n’est pas essentialiser leur condition, mais mettre au jour ce scandale de l’objectivation perpétuée de nos corps disponibles. Penser la maternité ou la génitalité, ce n’est pas verser dans le différentialisme, mais révéler la puissance oppressive des modalités dans lesquelles elles sont vécues et qui constituent le soubassement même du système patriarcal. Prendre au sérieux la diversité des expressions incarnées de leur rapport à elles-mêmes et aux autres, ce n’est pas ré-enfermer les femmes dans leur *nature*, mais poser le primat de la liberté qui nous interdit de discréditer les choix des femmes relativement à ce qu’elles font de leur corps.
Nous avons besoin d’un cadre de pensée renouvelé qui dépasse l’opposition devenue vaine entre une approche universaliste qui définit les femmes dans l’abstraction de leur condition de sujets de droit et une approche différentialiste qui valorise la spécificité concrète, c’est-à-dire maternelle, de leur corporéité. Il se trouve que ce cadre existe, et depuis longtemps, c’est celui du féminisme phénoménologique tel que Simone de Beauvoir l’a déployé dans Le Deuxième Sexe. (p. 79-80)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Si la déconstruction des stéréotypes de genre et le rejet de l’enfermement dans la binarité sexuée permettent de penser un horizon d’existences débarrassées des injonctions hétéronormées, ils discréditent aussi les choix de vie souscrivant aux attentes traditionnelles dans les trois domaines corporels que sont l’apparence, la sexualité et la maternité. Ce n’est évidemment pas un processus conscient ni assumé comme tel (quoi que ce soit parfois le cas), mais pour implicite qu’il soit, il n’en produit pas moins une dynamique effective de délégitimation des thématiques sexuées qui s’accompagne d’une forme de délégitimation des démarches féministes menées par des femmes hétérosexuelles. La philosophe québécoise Stéphanie Mayer a repéré cette logique souterraine qui conduit à contester à ces dernières la pertinence de leur engagement au motif qu’elles jouissent des privilèges du régime dominant de sexualité. Dans cette perspective, « le maintien de relations avec les hommes tant au plan politique qu’au plan intime devient contre-productif pour la libération des femmes de la domination ». Ce déni d’agentivité féministe pour cause de supposée compromission avec le patriarcat explique selon moi pourquoi il était devenu si difficile de se dire et de s’affirme féministe au début des années 2000. (p. 75)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Dans le monde du travail, et pour longtemps encore, tout se passe donc comme si les femmes n’avaient pas de corps (pas de règles, pas de grossesses, pas d’allaitement). C’est ce qu’exprime la doctrine féministe libérale en forme d’affirmation auto-réalisatrice, « quand on veut, on peut », qu’incarnent les role-models. Ces femmes qui réussissent à briser le plafond de verre et à faire leurs preuves dans des fonctions valorisées ne voient pas que leurs succès reposent sur le recours systématique et intense à d’autres femmes qui prennent soin pour elles de leurs enfants et de leurs maisons ; leur réussite seule tient lieu de projet féministe dans le contexte individualiste qui caractérise le tournant néolibéral des démocraties occidentales dans les années 1980. (p. 63)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“J’anticipe donc les commentaires à venir et l’affirme avec force : il n’y a aucune mesure ni comparaison possible entre ce qu’éprouvent les femmes du fait de l’incarnation de leur existence et ce que peuvent éprouver les hommes de ce même point de vue. La grande différence tient dans le caractères systémique des injonctions qui pèsent sur le corps féminin et dans le caractère inéluctable des violences corporelles subies. Toutes les femmes, j’y insiste, *toutes les femmes* ont été ou seront au moins une fois dans leur vie blessées dans leur dignité et leur intégrité corporelles, que ce soit verbalement ou physiquement. Pour le dire plus clairement encore, toutes les femmes ont été ou seront agressées, une grande majorité le seront maintes fois, et une partie non négligeable d’entre elles en resteront traumatisées, quand ce n’est pas détruites. Alors, les hommes sont-ils eux aussi leur corps ? Non, car ils ne connaissent ni les angoisses ni les souffrances résultant des menaces et des atteintes intrinsèquement associées au corps féminin. (p. 29)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Il faut […] faire la distinction entre ce qui relève de la féminité et ce qui relève du féminin au sens phénoménologique du terme. Dans le premier cas, nous sommes dans le registre des représentations. La féminité renvoie à un ensemble de dispositions considérées comme indissolublement attachées à la condition féminine définie par une triple injonction : disponibilité sexuelle, dévouement maternel et subordination sociale. Le mot de féminité condense en somme le projet patriarcal tel qu’il est imposé aux femmes depuis les origines, à savoir un pseudo-destin corporel placé sous le signe de l’infériorité et de l’asservissement. Il s’articule à la virilité comme à un vis-à-vis nécessaire, celui d’une triple injonction miroir faite aux hommes : conquête sexuelle, accomplissement individuel et domination sociale. Féminité et virilité s’enracinent dans le terreau immémorial de la hiérarchisation sexuée des rôles, portée et perpétuée par des mécanismes dont l’efficacité doit beaucoup à leur invisibilité. L’une et l’autre renvoient aux fondement patriarcaux de notre monde commun, ceux que la révolution féministe a commencé d’ébranler et que nous nous efforçons de détruire tout à fait.
C’est au regard de cette dynamique de renversement qu’il convient de poser cet axiome : le féminin n’est pas la féminité. Il n’est pas assimilable au corps tel que présentant des caractéristiques sexuées féminines (seins, vulve, clitoris, vagin) et éprouvant les mécanismes physiologiques qui y sont associés (ovulation, règles, gestation, allaitement). Il n’est pas réductible non plus aux processus de socialisation genrés qui enferment les femmes dans des fonctions et des dispositions impératives. Ni condition culturelle ni réalité naturelle, le féminin conjugue en quelque sorte ces deux aspects sans s’y réduire. Je propose de le définir comme un rapport à soi, aux autres et au monde qui passe *nécessairement* par le corps et qui se trouve de ce fait *déterminé* par lui. Les femmes sont des individus phénoménologiques par excellence, c’est-à-dire des individus pour lesquels toute relation et toute signification sont toujours simultanément et indissolublement subjectives et corporelles. Précisément parce qu’elles n’ont longtemps été *que* des corps, tout entières assimilées à leurs fonctions sexuelle et maternelle, les femmes ne peuvent faire comme si elles n’avaient pas de corps, et plus encore, comme si elles n’avaient pas de corps *sexué*. (p. 25-26)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi
“Dans la perspective de l’égalitarisme universaliste, tel qu’Élisabeth Badinter le défend par exemple, le féminin fait figure d’argument insupportable permettant de catégoriser, de distinguer et donc d’extraire les femmes de l’horizon d’abstraction juridique qui fait d’elles des sujets de droit. Dans la perspective du féminisme matérialiste porté par Monique Wittig, Christine Delphy et leurs héritières, le féminin est assimilé aux modalités hérétonormées d’une condition d’oppression dont il s’agit de s’affranchir. Dans la perspective des études de genre et queer que représente notamment Judith Butler, le féminin apparaît indissociable de la binarité des sexes justifiant l’assignation des individus à des rôles genrés qu’il faut déconstruire. Toute tentative pour penser la matérialité sexuée de la corporéité féminine subit aussitôt l’accusation d’essentialisation sous le feu de ces trois critiques : le refus de spécifier d’aucune façon l’existence des femmes (universalisme), le rejet de l’hétérosexualité obligatoire et de ses implicites corporels (matérialisme lesbien), la volonté de s’extirper du cadre binaire féminin/masculine (études de genre/queer). Je soutiens pourtant qu’il doit être possible de penser le féminin selon une démarche féministe en évitant l’ornière essentialiste, c’est-à-dire sans enfermer les femmes dans une essence éternelle qui définirait une fois pour toutes et de façon généralisante ce que c’est que d’être une femme. (p. 24-25)”
Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi