Mémoires d'Hadrien (French Edition)
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Il est difficile de rester empereur en présence d'un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d'homme. L'œil du praticien ne voyait en moi qu'un monceau d'humeurs, triste amalgame de lymphe et de sang.
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Ce matin, l'idée m'est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n'est qu'un monstre sournois qui finira par dévorer son maître.
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Ne t'y trompe pas : je ne suis pas encore assez faible pour céder aux imaginations de la peur, presque aussi absurdes que celles de l'espérance, et assurément beaucoup plus pénibles.
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Dire que mes jours sont comptés ne signifie rien ; il en fut toujours ainsi ; il en est ainsi pour nous tous.
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Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l'Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort.
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Déjà, certaines portions de ma vie ressemblent aux salles dégarnies d'un palais trop vaste, qu'un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier.
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Ainsi, de chaque art pratiqué en son temps, je tire une connaissance qui me dédommage en partie des plaisirs perdus.
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Manger un fruit, c'est faire entrer en soi un bel objet vivant, étranger, nourri et favorisé comme nous par la terre ; c'est consommer un sacrifice où nous nous préférons aux choses.
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Mais l'eau elle-même est un délice dont le malade que je suis doit à présent n'user qu'avec sobriété.
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Mais cette pratique, à laquelle ta jeune austérité trouve du charme, demande des soins plus compliqués que ceux de la gourmandise elle-même ; elle nous sépare trop du commun des hommes dans une fonction presque toujours publique et à laquelle président le plus souvent l'apparat ou l'amitié.
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Ce jeu mystérieux qui va de l'amour d'un corps à l'amour d'une personne m'a semblé assez beau pour lui consacrer une part de ma vie.
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Et j'avoue que la raison reste confondue en présence du prodige même de l'amour, de l'étrange obsession qui fait que cette même chair dont nous nous soucions si peu quand elle compose notre propre corps, nous inquiétant seulement de la laver, de la nourrir, et, s'il se peut, de l'empêcher de souffrir, puisse nous inspirer une telle passion de caresses simplement parce qu'elle est animée par une individualité différente de la nôtre, et parce qu'elle présente certains linéaments de beauté, sur lesquels, d'ailleurs, les meilleurs juges ne s'accordent pas.
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La tradition populaire ne s'y est pas trompée, qui a toujours vu dans l'amour une forme d'initiation, l'un des points de rencontre du secret et du sacré.
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Cloué au corps aimé comme un crucifié à sa croix, j'ai appris sur la vie quelques secrets qui déjà s'émoussent dans mon souvenir, par l'effet de la même loi qui veut que le convalescent, guéri, cesse de se retrouver dans les vérités mystérieuses de son mal, que le prisonnier relâché oublie la torture, ou le triomphateur dégrisé la gloire.
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Qu'ils insistent, se multiplient autour d'une créature unique jusqu'à la cerner tout entière ; que chaque parcelle d'un corps se charge pour nous d'autant de significations bouleversantes que les traits d'un visage ; qu'un seul être, au lieu de nous inspirer tout au plus de l'irritation, du plaisir, ou de l'ennui, nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème ; qu'il passe de la périphérie de notre univers à son centre, nous devienne enfin plus indispensable que nous-mêmes, et l'étonnant prodige a lieu, où je vois bien davantage un envahissement de la chair par l'esprit ...more
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J'accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement une annexe de l'amour : repos réfléchi, reflété dans deux corps. Mais ce qui m'intéresse ici, c'est le mystère spécifique du sommeil goûté pour lui-même, l'inévitable plongée hasardée chaque soir par l'homme nu, seul, et désarmé, dans un océan où tout change, les couleurs, les densités, le rythme même du souffle, et où nous rencontrons les morts. Ce qui nous rassure du sommeil, c'est qu'on en sort, et qu'on en sort inchangé, puisqu'une interdiction bizarre nous empêche de rapporter avec nous l'exact résidu de nos songes.
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Si totale était l'éclipse, que j'aurais pu chaque fois me retrouver autre, et je m'étonnais, ou parfois m'attristais, du strict agencement qui me ramenait de si loin dans cet étroit canton d'humanité qu'est moi-même.
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Le sablier m'a prouvé que je n'avais dormi qu'une heure à peine. Un court moment d'assoupissement complet, à mon âge, devient l'équivalent des sommeils qui duraient autrefois toute une demi-révolution des astres ; mon temps se mesure désormais en unités beaucoup plus petites. Mais une heure avait suffi pour accomplir l'humble et surprenant prodige : la chaleur de mon sang réchauffait mes mains ; mon cœur, mes poumons s'étaient remis à opérer avec une espèce de bonne volonté ; la vie coulait comme une source pas très abondante, mais fidèle.
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Qu'est notre insomnie, sinon l'obstination maniaque de notre intelligence à manufacturer des pensées, des suites de raisonnements, des syllogismes et des définitions bien à elle, son refus d'abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes ? L'homme qui ne dort pas, et je n'ai depuis quelques mois que trop d'occasions de le constater sur moi-même, se refuse plus ou moins consciemment à faire confiance au flot des choses.
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Que de fois, levé de très bonne heure pour étudier ou pour lire, j'ai moi-même rétabli ces oreillers fripés, ces couvertures en désordre, évidences presque obscènes de nos rencontres avec le néant, preuves que chaque nuit nous ne sommes déjà plus...
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La vérité que j'entends exposer ici n'est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l'est qu'au degré où toute vérité fait scandale.
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Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer l'existence humaine : l'étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l'observation des hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu'ils en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes.
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La lettre écrite m'a enseigné à écouter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m'ont appris à apprécier les gestes. Par contre, et dans la suite, la vie m'a éclairci les livres.
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Les historiens nous proposent du passé des systèmes trop complets, des séries de causes et d'effets trop exacts et trop clairs pour avoir jamais été entièrement vrais ; ils réarrangent cette docile matière morte, et je sais que même à Plutarque échappera toujours Alexandre.
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m'accommoderais fort mal d'un monde sans livres, mais la réalité n'est pas là, parce qu'elle n'y tient pas tout entière.
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Presque tout ce que nous savons d'autrui est de seconde main.
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plus profond, ma connaissance de moi-même est obscure, intérieure, informulée, secrète comme une complicité. Au plus impersonnel, elle est aussi glacée que les théories que je puis élaborer sur les nombres : j'emploie ce que j'ai d'intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d'un autre. Mais ces deux procédés de connaissance sont difficiles, et demandent, l'un une descente en soi, l'autre, une sortie hors de soi-même.
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Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L'existence des héros, celle qu'on nous raconte, est simple ; elle va droit au but comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment à résumer leur vie dans une formule, parfois dans une vanterie ou dans une plainte, presque toujours dans une récrimination ; leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire.
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tout enfant s'attend à tout.
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Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres.
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La grammaire, avec son mélange de règle logique et d'usage arbitraire, propose au jeune esprit un avant-goût de ce que lui offriront plus tard les sciences de la conduite humaine, le droit ou la morale, tous les systèmes où l'homme a codifié son expérience instinctive.
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Notre grande erreur est d'essayer d'obtenir de chacun en particulier les vertus qu'il n'a pas, et de négliger de cultiver celles qu'il possède.
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J'ai rencontré chez la plupart des hommes peu de consistance dans le bien, mais pas davantage dans le mal
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Il n'y a qu'un seul point sur lequel je me sens supérieur au commun des hommes : je suis tout ensemble plus libre et plus soumis qu'ils n'osent l'être. Presque tous méconnaissent également leur juste liberté et leur vraie servitude.
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Pour moi, j'ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu'en partie elle favorisait la liberté.
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J'inventai un mode de vie où la plus lourde tâche pourrait être accomplie parfaitement sans m'engager tout entier ; en vérité, j'ai parfois osé me proposer d'éliminer jusqu'à la notion physique de fatigue.
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A d'autres moments, je m'exerçais à pratiquer une liberté d'alternance : les émotions, les idées, les travaux devaient à chaque instant rester capables d'être interrompus, puis repris ; et la certitude de pouvoir les chasser ou les rappeler comme des esclaves leur enlevait toute chance de tyrannie, et à moi tout sentiment de servitude.
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voulais l'état où j'étais ; dans mes années de dépendance, ma sujétion perdait ce qu'elle avait d'amer, ou même d'indigne, si j'acceptais d'y voir un exercice utile. Je choisissais ce que j'avais, m'obligeant seulement à l'avoir totalement et à le goûter le mieux possible.
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En face d'une occurrence imprévue ou quasi désespérée, d'une embuscade ou d'une tempête en mer, toutes les mesures concernant les autres étant prises, je m'appliquais à faire fête au hasard, à jouir de ce qu'il m'apportait d'inattendu, et l'embuscade ou la tempête s'intégraient sans heurt dans mes plans ou dans mes songes.
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Même au sein de mon pire désastre, j'ai vu le moment où l'épuisement enlevait à celui-ci une part de son horreur, où je le faisais mien en acceptant de l'accepter.
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Et c'est de la sorte, avec un mélange de réserve et d'audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées, d'exigence extrême et de concessions prudentes, que je me suis finalement accepté moi-même.
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des audaces dont je ne me serais pas cru capable devenaient faciles quand quelqu'un d'autre aurait à les endosser.
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Il était arrivé à ce moment de la vie, variable pour tout homme, où l'être humain s'abandonne à son démon ou à son génie, suit une loi mystérieuse qui lui ordonne de se détruire ou de se dépasser.
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Il en était de ma convoitise du pouvoir comme de celle de l'amour, qui empêche l'amant de manger, de dormir, de penser, et même d'aimer, tant que certains rites n'ont pas été accomplis.
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La morale est une convention privée ; la décence est affaire publique
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nos lois civiles ne seront jamais assez souples pour s'adapter à l'immense et fluide variété des faits. Elles changent moins vite que les mœurs ; dangereuses quand elles retardent sur celles-ci, elles le sont davantage quand elles se mêlent de les précéder.
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Toute loi trop souvent transgressée est mauvaise : c'est au législateur à l'abroger ou à la changer, de peur que le mépris où cette folle ordonnance est tombée ne s'étende à d'autres lois plus justes.
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Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d'imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on développe chez eux, à l'exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares.
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Peu d'hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. Mais je travaillais à n'avoir nul préjugé et peu d'habitudes.
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Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part.
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