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December 8, 2024 - January 1, 2025
Tout bonheur est un chef-d'œuvre : la moindre erreur le fausse, la moindre hésitation l'altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l'abêtit.
j'avais lutté de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans l'homme, sans pourtant y sacrifier l'humain. Mon bonheur m'était un payement.
l'impératrice restait ce qu'elle avait toujours été pour moi : un esprit, une pensée à laquelle s'était mariée la mienne.
Les gens à la mode y changent de dieu comme ailleurs on change de médecin, et sans plus de succès.
Je ne savais pas que la douleur contient d'étranges labyrinthes, où je n'avais pas fini de marcher.
je commençais à comprendre que l'audace de l'esprit ne suffit pas à elle seule pour s'en débarrasser, et que le poète ne triomphe des routines et n'impose aux mots sa pensée que grâce à des efforts aussi longs et aussi assidus que mes travaux d'empereur.
En y travaillant, je pense souvent à la belle inscription que Plotine avait fait placer sur le seuil de la bibliothèque établie par ses soins en plein Forum de Trajan : Hôpital de l'Ame.
Natura deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernit. La nature nous trahit, la fortune change, un dieu regarde d'en haut toutes ces choses.
et le temps pour s'instruire par leurs fautes n'est pas plus donné aux empires qu'aux hommes.
Là où un tisserand rapiécerait sa toile, où un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l'artiste retoucherait son chef-d'œuvre encore imparfait ou endommagé à peine, la nature préfère repartir à même l'argile, à même le chaos, et ce gaspillage est ce qu'on nomme l'ordre des choses.
J'avais toute ma vie fait bon ménage avec mon corps ; j'avais implicitement compté sur sa docilité, sur sa force. Cette étroite alliance commençait à se dissoudre ; mon corps cessait de ne faire qu'un avec ma volonté, avec mon esprit, avec ce qu'il faut bien, maladroitement, que j'appelle mon âme ; le camarade intelligent d'autrefois n'était plus qu'un esclave qui rechigne à sa tâche.
Je savais bien que cette petite vallée plantée d'oliviers n'était pas Tempé, mais j'arrivais à l'âge où chaque beau lieu en rappelle un autre, plus beau, où chaque délice s'aggrave du souvenir de délices passées. J'acceptais de me livrer à cette nostalgie qui est la mélancolie du désir.
la possibilité de jeter le masque en toutes choses est l'un des rares avantages que je trouve à vieillir
Je le regardais vivre : mon opinion sur lui se modifiait sans cesse, ce qui n'arrive guère que pour les êtres qui nous touchent de près ; nous nous contentons de juger les autres plus en gros, et une fois pour toutes.
j'aimais cet esprit hardi et rêveur, et le feu sombre de ces yeux cernés.
Toute ma vie, j'ai fait confiance à la sagesse de mon corps ; j'ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami : je me dois d'apprécier aussi les dernières. Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d'un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun de mes actes au cours de ma vie. L'heure de l'impatience est passée ; au point où j'en suis, le désespoir serait d'aussi mauvais goût que l'espérance. J'ai renoncé à brusquer ma mort.
La méditation de la mort n'apprend pas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n'est plus ce que je recherche.
La vie est atroce ; nous savons cela. Mais précisément parce que j'attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l'immense masse des maux, des échecs, de l'incurie et de l'erreur.
Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l'ordre aussi. La paix s'installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d'humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner.
Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d'autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus... Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts...
En tout cas, j'étais trop jeune. Il est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l'existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l'infinie variété des êtres, ou au contraire d'attacher trop d'importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites des postes armés. Il m'a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l'empereur et moi.
Plus j'y pensais, plus l'aventure d'un homme qui refuse (et d'abord se refuse) me faisait désirer présenter à travers Hadrien le point de vue de l'homme qui ne renonce pas, ou ne renonce ici que pour accepter ailleurs. Il va de soi, du reste, que cet ascétisme et cet hédonisme sont sur bien des points interchangeables.
Aux pires heures de découragement et d'atonie, j'allais revoir, dans le beau Musée de Hartford (Connecticut), une toile romaine de Canaletto, le Panthéon brun et doré se profilant sur le ciel bleu d'une fin d'après-midi d'été. Je la quittais chaque fois rassérénée et réchauffée.
Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m'est plus inconnue que celle d'Hadrien. Ma propre existence, si j'avais à l'écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d'un autre ; j'aurais à m'adresser à des lettres, aux souvenirs d'autrui, pour fixer ces flottantes mémoires.
Ceux qui auraient préféré un Journal d'Hadrien à des Mémoires d'Hadrien oublient que l'homme d'action tient rarement de journal : c'est presque toujours plus tard, du fond d'une période d'inactivité, qu'il se souvient, note, et le plus souvent s'étonne.
En un sens, toute vie racontée est exemplaire ; on écrit pour attaquer ou pour défendre un système du monde, pour définir une méthode qui nous est propre.
Ne jamais perdre de vue le graphique d'une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu'on dise, d'une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l'infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu'un homme a cru être, ce qu'il a voulu être, et ce qu'il fut.
Rien de plus fragile que l'équilibre des beaux lieux. Nos fantaisies d'interprétation laissent intacts les textes eux-mêmes, qui survivent à nos commentaires ; mais la moindre restauration imprudente infligée aux pierres, la moindre route macadamisée entamant un champ où l'herbe croissait en paix depuis des siècles, créent à jamais l'irréparable. La beauté s'éloigne ; l'authenticité aussi.]
Notre commerce avec autrui n'a qu'un temps ; il cesse une fois la satisfaction obtenue, la leçon sue, le service rendu, l'œuvre accomplie. Ce que j'étais capable de dire a été dit ; ce que je pouvais apprendre a été appris. Occupons-nous pour un temps d'autres travaux.