Exil(s) Express

Géraldine Woessner a été reçue au domicile de Maurice G. Dantec à Montréal.
Une conversation autour de l'exil, du Québec, de l'hexagone et ses écrivains, du
roman qu'il prépare pour 2011 et de la question de son éventuel retour en
France. Séquence face à un homme détruit par la France et reconstruit en
Amérique.







"On tue aussi sûrement avec un million de coups d'épingle qu'avec un coup
de marteau"
, dit-il en souriant, avec une légèreté suspecte, en se
resservant du thé. Pas tout à fait la citation du situationniste Raoul Vaneigem,
mais le sens y est. L'épingle et la massue. À cette différence près que l'époque
a changé. Les cent-mille piqûres ne désignent plus les perfides tentations de la
société de consommation. Elles désignent… des piqûres. Au sens propre. Une
myriade de petites agressions métalliques qui vous laissent étonné, le doigt
suspendu, prêt à sucer la goutte de sang qui va bientôt perler. Au tournant du
siècle, Dantec en a reçu tellement qu'il a le visage criblé. De retour des
Balkans, et deux voyages auprès des musulmans bosniaques et des catholiques
croates, il a l'outrecuidance de s'opposer aux bombardements alliés sur la
Serbie. Hérésie. Quand l'Europe hurle au génocide, quand la presse en croisade
compte les déportés et recense les charniers (qu'on ne trouvera jamais) de
Milosevic, lui se colle une moue dubitative et hausse un sourcil blasé. Eh
oui, Milosevic est un immonde salaud
, dit-il placidement. Mais que
voulez-vous, le Kosovo est serbe, et qu'est-ce que j'y peux ? Réaction d'infâme,
et osons le dire : de nazi !
Insulte suprême, ultime. Dantec est dénoncé
comme vénéneux Goebbles littéraire. Disqualifié. Rauss.

On s'est
habitués désormais, il y en a eu d'autres.

Dix ans plus tard d'ailleurs,
ils forment une manière de club (dont certains membres se retrouvent sur Ring)
où ils peuvent échanger dans l'allégresse et une paix relatives leurs points de
vue désenchantés sur la dérive de l'occident et leurs tirades
"islamophobes". Sans guillemets, d'ailleurs : leurs tirades, donc,
islamophobes. C'est à qui sera le plus subversif. Ou le plus lucide, comme on
voudra, depuis Orwell les termes ont tendance à ce confondre. Mais pour
construire son oeuvre, Orwell se colletait au réel… Aujourd'hui, les ostracisés
des plateaux télévisés se chicanent, se disputent : le réel s'est imposé
partout, il suffit de le contempler, et la lucidité n'est plus incompatible avec
le quotidien d'un coquet de salon.

Mais je digresse.

Cent-mille piqûres.


Il en est de plus prosaïques. Celles qui
appartiennent au réel, justement, qui font mal, et que Dantec partage avec une
foule d'anonymes : bousculades, regards haineux, insultes. Et coups. "On vivait
à Vitry", dit-il. "Sylvie a vécu une agression assez hard". C'est son
épouse, Sylvie. Douce et calme. Elle me tend une assiette de gâteaux. "Hard
comment ?
", j'insiste, lourdement, plusieurs fois. Silences. Hard comme on
n'ose le raconter, hard comme la douleur, l'hôpital et la honte. Tais-toi,
maintenant. "Ce que j'ai vécu, des milliers d'autres gens le vivent. C'est
banal, et c'est ce qui est terrible. À chaque fois que je prenais le RER C,
j'avais une embrouille avec de jeunes enfants défavorisés. Parce que je portais
des lunettes noires. Au bout d'un moment, t'en as marre… Et tu constates que la
société est en train, bizarrement, de s'adapter.
" De quoi mettre en rage le
plus pacifiste des auteurs catholiques de polars cyberpunks. "C'est comme si
le pays était constamment au bord de la guerre civile. Les problèmes
inter-ethniques sont mêlés aux problèmes politiques, et à l'incapacité de
l'Europe à se faire. Cela s'appelle un mur, et la France va se le prendre.
"


C'est cette France-là que Dantec a fuie. Une nation incertaine, où l'on
assassine à cent-mille coups d'épingle.

Une société d'individus réduits
au silence par des bataillons de dés à coudre.

Au Québec, j'en ai
rencontré des dizaines, de ces banlieusards fatigués venus trouver, comme
Dantec, "ce que la France avait perdu". En 1999, dit-on, cela avait
encore du sens. "Le Canada est le seul pays au monde qui a résisté à la
crise. C'est un pays riche, peu peuplé, avec une structure socio-politique qui
fonctionne.
" Dans cet eldorado, le Québec avait l'attrait d'un centre
politique et culturel dynamique, jeune, stimulant. Alors ?

"Ces douze
dernières années, on a senti des glissements
".

Un homosexuel, qui
fuyait les brimades dont il était victime dans sa banlieue Lilloise, s'étrangle
devant le niveau "lamentable" de l'enseignement. Il a pu se marier,
élever un enfant. "Et ils font de mon fils un con".

Un médecin
Algérien conduit depuis quinze ans son taxi, ruminant de vieux rêves usés de
gloire et l'aisance.

Une femme est contrariée, car elle doute de pouvoir
arriver à l'heure à son cours de Yoga en quittant le travail à seulement 16
heures 30.

Et sous l'échangeur Turcot, monstrueux complexe autoroutier
construit en 1966 au-dessus d'un canal de Montréal et de l'ancienne gare de
triage, on peut croiser, parfois, un type en lunettes noires.  Dantec ne cherche
plus ce que la France avait perdu. Il n'a pas trouvé, en terre de Nouvelle
France, la clé d'une réconciliation entre les deux identités, européenne et
anglo-saxonne, d'une même civilisation occidentale. "Trente ou quarante ans
après la Révolution tranquille, de nombreux aspects de la civilisation
canadienne-française ont disparu
". Il contemple le réel. Les ruines
inspirantes d'un monde qui a vécut. "J'aime les zones industrielles, où l'on
ne rencontre plus personne. Je vais traîner dans les tunnels de l'A720
complètement destroy, près de l'incinérateur
" ou des anciens ateliers du
Canadien National. Dans les églises désertes, aussi… Son prochain roman se
construit dans ces tableaux faussement figés d'une Amérique qu'il continue
d'admirer. Dantec étudie la composition du sous-sol, se passionne pour
l'histoire du peuplement de ces terres. Il s'approprie son nouveau territoire.
Songe à s'établir dans l'Ouest, là où de nouvelles ruées se préparent. Les
États-Unis, l'Alberta, peut-être… Pourquoi pas ? "Je suis du genre à planter
mon drapeau. On peut avoir plusieurs identités, mais il faut les faire
exister.
" En écrivant leur histoire.

Retrouver la France, ce serait
retrouver quoi ? "Il n'y a plus d'écrivains, en France. C'est terminé. Ne
restent que des Yann Moix, des Marc Levy, des Angot, des Musso… Ils s'occupent
très bien eux-mêmes d'écraser leur liberté en maniant la brosse à reluire et les
poncifs humanitaires. J'ai pris de la bouteille et je suis plus distant. Il est
assez amusant de les voir pérorer à la télévision française, ils pensent qu'ils
sont encore le centre de la pensée littéraire. Mais le méridien de Greenwitch de
la création a franchit l'Atlantique. Il est sur l'Amérique du Nord, sur la
Corée, l'Australie…
" Et quelque part, peut-être, au-dessus de
Montréal.

Sur le mur, au-dessus de l'ordinateur, j'avise un tableau
représentant un combattant cyborg juché sur un dromadaire androïde.

Les
feuilles de notes, éparpillées, son orange électrique.

L'exil n'apaise
pas. Il ne comble rien. À peine s'il éloigne réellement de la source des
blessures.

Ingrat, il punit celui qui le choisit de nouvelles causes
d'inquiétudes.

Mais il interdit qu'on le regrette ou qu'on le
blâme.

Et s'il exige du courage, c'est parce qu'il n'est jamais un moyen
pour celui qui l'embrasse : il est une forme d'ascèse, un état.

Dantec ne
rentrera pas, dit-il. Il ne sera pas l'un de ces "lucides" prêchant la
bonne parole dans le huis clos des salons. "Ici non plus, les gens ne savent
pas que l'Islam est en réalité une idéologie totalitaire, dont les premières
victimes sont les musulmans.
" Il est las de le rabâcher. D'autant plus que
"d'autres choses se préparent". C'est sur les courbes démographique, et
vers la frontière mexicaine que son regard se braque. L'écrivain de l'apocalypse
prédit, sous l'égide de l'ONU, une balkanisation générale.

L'idée, on le
sait, en a fait sourire certains.

Peu d'écrivains, pourtant, ont jusqu'à
présent livré une analyse plus fine des mutations à l'oeuvre en Occident, de la
déliquescence des sociétés à leur confrontation inéluctable avec l'Islam
totalitaire, jusqu'à la récente résurgence d'une foi catholique comme fondement
identitaire. Le succès fulgurant du récent film Des Hommes et des Dieux de
Xavier Beauvois, incompréhensible si l'on en refuse une lecture politique, en
est un signe concret : le coeur d'un peuple palpite sous la plume de Dantec. Ces
deux-là sont connectés, ils se comprennent.  Le mysticisme complexe, profond et
assumé qui empreint ses derniers romans aurait dégoûté ses lecteurs ? Il
pourraient au contraire être les jalons d'un futur grand roman, comme "Et vive
l'Aspidistra" ou "Un peu d'air Frais" préparaient, chez Orwell,
l'immense "1984".

En exil, Dantec explore. Chaque roman semble
participer d'une oeuvre plus grande encore en gestation.

Elle sera
peut-être écrite.

Quand sera venu le temps.


Géraldine Woessner

 •  0 comments  •  flag
Share on Twitter
Published on November 30, 2010 16:00
No comments have been added yet.


Maurice G. Dantec's Blog

Maurice G. Dantec
Maurice G. Dantec isn't a Goodreads Author (yet), but they do have a blog, so here are some recent posts imported from their feed.
Follow Maurice G. Dantec's blog with rss.