C.C. Mahon's Blog, page 3
November 29, 2018
Mystères Magiques Chapitre 1

Ce nom, ce n’est pas celui que j’ai reçu à la naissance. Cette vie, ce n’est pas celle que j’avais prévu de vivre. Tout m’a été retiré à l’instant où mon chemin a croisé celui de Callum Carver.
Callum côté face : bel homme, très riche, drôle et cultivé. Callum côté pile : un sadique manipulateur qui a pris plaisir à m’isoler des gens qui m’aimaient pour mieux me torturer, psychologiquement et physiquement. Callum, que j’ai fui en emportant une partie de sa collection d’objets magiques — dont l’épée.
Je laissai mes doigts courir sur la lame et sentis le métal frémir.
L’épée reposait sur mes genoux, et sa présence m’enveloppait comme celle d’une amie.
Quand j’avais décidé d’emporter cette épée dans ma fuite et ma nouvelle vie, je pensais qu’il ne s’agissait que d’une antiquité. La collection de Callum contenait beaucoup d’artefacts magiques, mais aussi de simples objets anciens sans pouvoirs particuliers. J’y avais cru, jusqu’à ce qu’une walkyrie se présente à la porte de mon night-club, pour réclamer son bien.
Je possédais l’épée d’une déesse nordique.
Rien que ça, c’était une raison de considérer l’objet avec révérence. Mais il y avait plus.
D’après mon ami Britannicus Watson, l’épée m’avait choisie. Elle avait jeté son dévolu sur moi, plutôt que de retourner dans le giron de sa légitime propriétaire, la walkyrie.
Je refermai les doigts sur le pommeau, et brandis l’épée devant moi. Une simple pensée de ma part, et des flammes enveloppèrent la lame, comme un lance-flamme au milieu de ma chambre.
Avec cette épée, j’avais combattu la walkyrie. Avec cette épée, j’avais gagné. Et avec elle…
La vision de la tête de la walkyrie, roulant sur le sol, s’imposa à mon esprit. Les flammes redoublèrent d’intensité, puis disparurent. Je chassai la vision comme une mouche importune. Entre l’enfer que mon ex m’avait fait vivre pendant deux ans et les combats insensés contre la walkyrie, j’avais plus que ma part de flash-back. Le tout était d’apprendre à faire la différence entre le stress post-traumatique et la réalité. La proximité de l’épée m’y aidait toujours. L’activité physique ne faisait pas de mal non plus.
Je replaçai l’arme dans sa vitrine, à la tête de mon lit, et quittai la chambre. Au milieu du loft un sac de frappe pendait à une poutre. Je tendis la main vers mes gants de boxe abandonnés sur la commode, quand mes doigts s’égarèrent sur la brosse à cheveux posée à côté. Cette brosse — bois de rose et poils de sanglier — je ne la possédais que depuis une semaine. Mon ami Britannicus me l’avait offerte après notre victoire sur la walkyrie. Pas très guerrier comme cadeau, mais pourquoi pas ? J’avais mis ce choix sur le compte de l’excentricité du sorcier britannique. Tout comme l’étrange requête qui l’avait accompagnée : que je n’utilise désormais que cette brosse, et que je compte les cheveux que j’y perdais.
J’attrapai la brosse d’un geste brusque et la passai sur mes cheveux bruns. Je brossai dessus, je brossai dessous, je brossai dans tous les sens. Puis j’allumai une lampe d’appoint pour examiner les poils de sanglier : pas un seul cheveu perdu. Pas un, en une semaine. Soit c’était la pire brosse jamais créée, soit il se tramait quelque chose de pas naturel. Et connaissant ma vie, je penchais vers la seconde explication.
Je reposai la brosse et décrochai mon téléphone.
— Watson Conseil, annonça Britannicus.
Impossible de faire erreur, son accent british était reconnaissable entre tous.
— « Conseil ? » dis-je. Tu te lances dans les affaires ?
— Erica, quel plaisir ! Que puis-je pour toi ?
— C’est cette histoire de brosse à cheveux, dis-je.
— Hum-hum.
— Brit, c’est quoi cette embrouille ?
— Peux-tu m’en dire plus ?
— Écoute, j’ai accepté ton cadeau parce que tu m’as promis qu’il n’avait rien de magique. Mais si tu m’as entourloupée…
— Non, non, je t’assure. J’ai même le ticket de caisse de la parfumerie dans mon cahier de comptes. C’est une brosse tout ce qu’il y a de plus normale.
— Alors dans ce cas, tu peux me dire pourquoi je n’ai pas perdu un cheveu depuis que je l’utilise?
— Tu es sûre ?
Je ne voyais pas Britannicus, mais je venais de sentir son humeur changer du tout au tout, comme un ciel d’orage. Je réprimai un frisson :
— Certaine. Ni sur la brosse, ni sur l’oreiller, et pas non plus dans la douche. Je ne me plains pas, hein. Ta brosse me fait le poil souple et brillant, et bientôt je vais pouvoir faire concurrence à Matteo niveau crinière de luxe. Mais j’aimerais comprendre.
— Il vaut mieux que je t’explique ça de vive voix.
— Je t’écoute.
— Non, vraiment, il faut qu’on parle face à face.
— Là tu m’inquiètes.
— Je peux passer te voir, avant l’ouverture du club ?
Je consultai l’heure et poussai un juron :
— Bordel, je suis en retard !
Je réfléchis à toute vitesse. J’avais vraiment très hâte d’entendre les explications de Britannicus, mais je devinais qu’il fallait que cette discussion se déroule au calme.
— Je reçois des candidats pendant les deux prochaines heures, dis-je. Tu passes après ça ?
— Quels candidats ?
— Pour remplacer…
— Oh. Agathe ?
— C’est ça.
Britannicus resta silencieux quelques instants.
Agathe était ma précédente barmaid. Jusqu’à ce que la walkyrie ne l’assassine. Agathe était aussi une dryade joyeuse et pleine de vie, une employée modèle, et si je l’avais laissée faire, une amie fidèle. Personne ne pouvait la remplacer. Mais quelqu’un devait passer derrière le bar de mon club.
— Bon courage, dit simplement Britannicus.
Je vérifiai mon apparence dans le miroir avant de sortir. Je n’avais pas menti en disant à Britannicus que mes cheveux n’avaient jamais été aussi beaux. Bruns, brillants, ils ondulaient jusqu’à mes épaules comme une crinière précieuse. Mon visage, par contre, n’avait pas le même éclat. J’avais les yeux cernés, et je me trouvais trop pâlichonne. J’avais presque trente minutes de retard, et mon impulsion initiale était de me précipiter au sous-sol pour accueillir les candidats. Mais je me ravisai : la première impression comptait, surtout dans une relation de travail. Je ne pouvais débarquer avec mes cernes et mon t-shirt froissé. Je pris donc le temps d’enfiler un chemisier un peu classe, de me maquiller, et même de chausser des talons aiguille. Voilà. Comme ça, je ressemblais à une propriétaire de night-club. Restait à descendre les escaliers sans me casser la figure.
Trois candidats m’attendaient au rez-de-chaussée, assis sur trois chaises pliantes alignées dans l’immense hangar. À califourchon sur une quatrième chaise, mon videur, Nate, les observait en silence. Bâti comme l’ours qu’il était quelques nuits par mois, avec ses longs cheveux blonds retenus sur la nuque, il avait l’air renfrogné d’un Viking privé de pillage.
Les candidats semblaient mal à l’aise sous le regard scrutateur de Nate. On aurait plus dit des accusés en attente de jugement que des candidats à un entretien d’embauche. Il était temps que je mette fin à leur épreuve.
Bad Karma Chapitre 1
Quand le passé est trop sombre, vaut-il mieux l’oublier ?
Mes parents m’ont prénommée Prudence. Ça en dit long sur leurs priorités dans la vie. Mais pas sur les miennes. Plus maintenant, du moins.
À une époque, je voulais plus que tout obtenir mon diplôme, devenir instit, et prouver à mes parents que je pouvais gagner ma vie sans m’enterrer derrière la caisse de l’épicerie familiale. C’était le plan A. La vie s’est chargée de le détruire. Heureusement, l’alphabet compte 25 autres lettres.
Si mes parents pouvaient me voir à cet instant, assise à l’arrière d’une moto filant à toute vitesse sur les petites routes de Louisiane… Que diraient-ils ? Sans doute rien d’aimable.
Un brusque mouvement de la moto m’arracha à mes pensées. La route de campagne, qui filait jusque là tout droit entre les champs de canne à sucre, s’incurvait brutalement pour suivre une rivière. Au guidon, Moore changea de vitesse, fit rugir le moteur, et entreprit de prendre les virages comme un pilote de course. Sans blague, s’il penchait plus, j’étais certaine de laisser un genou sur l’asphalte.
Je serrai les mains sur les côtés de la selle, serrai les genoux sur la moto, serrai les dents sous mon casque, et fermai les yeux. Gauche, droite, gauche, droite : Moore jetait sa moto d’un côté et de l’autre comme s’il s’agissait d’un culbuto. J’avais refusé de me tenir à sa taille, par un accès de fierté mal placée que je regrettais amèrement.
Moore était bel homme, mais ce n’était pas une raison pour m’accrocher à lui comme une midinette. Quelques semaines plus tôt, il était encore inspecteur quand nous nous étions rencontrés. La vie s’était chargée de sa carrière comme elle s’était occupée de mes études, et nous étions tous les deux dans la même galère : sans job, sans revenus, et à peine remis de notre découverte du surnaturel. Ce genre de situation crée des liens. Mais je n’allais pas en abuser. Même s’il continuait à nous secouer dans tous les sens.
Après une petite éternité de ce traitement, je sentis la moto ralentir. Le rugissement du moteur se mua en ronronnement, et mon corps reprit une position presque verticale. Je rouvris un œil. La rivière sinueuse avait cédé la place à l’immensité rectiligne d’un fleuve. Le Mississippi. J’oubliai un instant ma peur pour contempler le géant qui brillait de mille feux sous le soleil d’avril.
J’ai grandi près d’ici, en Louisiane, au cœur du Bayou Serpent. Mais le petit cours d’eau tranquille et la forêt endormie de mon enfance n’avaient rien à voir avec la puissance du Mississippi, qui s’étirait à perte de vue, jusqu’à l’horizon plat des champs de canne à sucre.
Pour quelques minutes j’oubliai mes soucis d’argent, la pression de mes parents pour que je rentre au bercail, et l’étrange proposition que m’avait faite mon ami Anthony Moore.
Moore ralentit encore, activa son clignotant, et nous engagea dans un chemin perpendiculaire. Je tournai désormais le dos au fleuve, mais le spectacle n’en était pas moins magnifique. Nous venions de pénétrer dans un tunnel de verdure. De part et d’autre de la route, des arbres majestueux semblaient monter la garde. Leurs branches, plus grosses que mon torse, se tordaient à une bonne quinzaine de mètres au-dessus de nos têtes. Leur feuillage filtrait les rayons du soleil et jetait un patchwork d’ombre et de lumière sur l’asphalte. La route était à nouveau rectiligne, mais Moore n’avait pas accéléré. Peut-être était-il aussi impressionné que moi par le spectacle. Peut-être plus. Après tout, cela ne faisait pas un an qu’il était dans la région, et les rues de son New York natal ne devaient pas ressembler à ça.
Au bord de la route, un panneau de bois proclamait « Plantation Beau Séjour — Musée — Hôtel — Restaurant ». Quelques mètres plus loin, un mur blanc percé d’un imposant portail de fer forgé marquait l’entrée de Beau Séjour. Les grilles étaient ouvertes, mais un homme avança pour se mettre sur notre chemin. Moore mit pied à terre, et l’homme nous salua d’un hochement de tête.
Il n’était pas très grand. Ses cheveux crépus étaient coupés très court, presque rasés, au-dessus d’un visage tanné par la vie. Il portait une chemise blanche à col droit, une veste queue-de-pie sur un gilet rayé, vert et doré, et des gants d’une blancheur éblouissante.
– Bienvenue à la plantation Beau Séjour, déclara-t-il d’une voix de stentor. Avez-vous des réservations ?
Moore coupa le contact, et le moteur se tut.
– Vous êtes Émile ? Nous venons de la part de Monsieur Juju.
Émile changea aussitôt d’attitude. Il regarda autour de lui, comme pour vérifier qu’un espion ne se dissimulait pas dans l’ombre d’un chêne multicentenaire. Je ne vis qu’un vélo tout terrain appuyé contre un tronc. Celui d’Émile, supposai-je. Aucune trace d’oreilles indiscrètes.
– J’ai dit à Juju que je pouvais attendre son retour, fit l’homme.
– Il risque d’être absent plusieurs semaines, répondit Moore. C’est pour ça qu’il nous a demandé de venir.
– C’est un problème… particulier, fit Émile. Je ne pense pas que vous pouvez comprendre. Vous n’êtes pas du coin. Vous n’êtes pas…
– Pas assez noirs pour comprendre le Hoodoo ? dis-je avec mon plus bel accent cajun. C’est possible. Mais puisque nous sommes là, pourquoi ne pas nous expliquer de quoi il s’agit ?
Les Yankees avaient la mauvaise habitude de confondre Hoodoo et Vaudou, et de tout assimiler à de la magie noire. Il suffisait de comprendre que le Vaudou est une religion, alors que le Hoodoo est un mélange de plusieurs sorcelleries populaires, pour commencer à y voir plus clair. Je ne connaissais rien au Vaudou, mais Juju m’avait initiée à quelques concepts Hoodoo. Pas suffisament pour pratiquer, mais largement assez pour que le curé de mon village fasse une attaque s’il en entendait parler.
Devant notre insistance, Émile poussa un soupir résigné.
– Est-ce qu’on peut discuter au calme ? demanda Moore.
– Je ne peux pas quitter mon poste pour le moment, mais j’ai une pause dans un peu plus d’une heure. Attendez-moi au café de la boutique de souvenirs, vous voulez ? C’est derrière la Grande Maison. Et… soyez discrets, OK ? Je ne veux pas perdre mon travail.
Moore hocha la tête, embraya, et nous propulsa en direction de la Grande Maison.
Dans toutes les plantations du Sud, la maison des maîtres porte le sobriquet de « Grande Maison », en contraste avec les taudis dans lesquels les esclaves étaient logés. Dans le cas de Beau Séjour, le surnom était amplement mérité.
Je détaillai le bâtiment qui se profilait à l’extrémité de la double rangée d’arbres. De hautes colonnes blanches soutenaient le toit et dissimulaient la façade proprement dite. Plus nous approchions, et plus je prenais la mesure de l’édifice. La Grande Maison possédait un premier étage dissimulé dans l’ombre des colonnes, derrière un balcon, et un second juste sous le toit où s’ouvraient trois chiens-assis. L’ensemble avait des airs grandioses de temple grec.
Moore nous fit contourner le bâtiment. Une pancarte nous indiqua où trouver le parking, dissimulé derrière une haute haie d’arbustes. Je mis pied à terre avec soulagement, luttai un instant avec la sangle de mon casque, et pris une grande inspiration quand je parvins à m’en libérer.
Son propre casque sous le bras, Moore me considérait, le regard brillant d’une excitation enfantine que je ne lui avais jamais vue.
– Jolis virages ! me lança-t-il avec un sourire gourmand. Ça t’a plu ?
Je devais être un peu verte sur les bords, car il changea aussitôt d’expression.
– Tu n’as pas eu peur, tout de même ?
Est-ce qu’il se payait ma tête ?
Probablement pas. Mais dans le doute, je décidai de détourner la conversation :
– Qu’est-ce que Juju t’a dit, exactement ?
– Qu’un vieil ami lui a demandé de l’aide pour une histoire de maison hantée. Que l’ami en question a la tête sur les épaules, et qu’il n’aurait pas appelé pour rien. Juju veut qu’on prenne la mesure du problème.
– C’est vrai ce que tu as dit ? Qu’il pourrait en avoir pour des semaines ?
Moore haussa les épaules :
– C’est ce qu’il m’a dit. Le Conseil lui cherche des poux dans la tête, et il doit leur prouver par A+B qu’il ne représente pas une menace.
Monsieur Juju était un DJ renommé dans la région. C’était aussi un sorcier Hoodoo. C’était, enfin, un membre du Conseil des Gardiens, une organisation secrète de magiciens, chamanes et chasseurs de démons en tout genre.
Je ne portais pas le Conseil dans mon cœur — un ramassis d’extrémistes, si vous voulez mon avis. Juju, lui, m’avait sauvé la vie, à plusieurs reprises. Ça l’avait mis en froid avec sa hiérarchie.
– Ces Gardiens sont encore plus bornés que mon ancien commissaire, grogna Moore, comme s’il avait suivi le fil de mes pensées. Juju n’aurait pas dû y aller seul.
– Aller où, exactement ?
– Quartier général du Conseil, fit Moore. Ultra top méga secret. Dans un bunker sous la Maison-Blanche, au sommet des Rocheuses, sur la face cachée de la Lune… Va savoir.
Il secoua la tête :
– J’ai essayé de le convaincre de m’en dire plus, mais… Il ne t’a pas parlé, à toi ?
– Aussi bavard qu’une huître.
Nous poussâmes un même soupir de dépit, puis Moore consulta sa montre :
– On a plus d’une heure devant nous. Faisons un tour, d’accord ? Tu es déjà venue ici ?
– Jamais. Ça fait partie de ces endroits plus connus des touristes que des gens du cru.
– Ah ! Pour une fois j’ai l’avantage.
– Tu as déjà visité la plantation ?
– Pas exactement. Je suis venu pour une enquête — ma première en Louisiane.
– Raconte !
Il rangea son casque dans une des sacoches de selle, et tendit la main pour que je lui confie le mien.
– C’était il y a presque un an. Mon premier dossier ici. Une effraction dans le bureau du directeur, quelques objets anciens dérobés. Rien de passionnant, mais le commissaire voulait savoir s’il avait bien fait de me recruter, ou s’il devait me renvoyer d’où je venais à grands coups de pied dans le derrière.
– Tu as dû bien t’en sortir, puisqu’il t’a gardé.
– Pas vraiment. Le ou les voleurs n’ont pas laissé d’empreintes, le musée n’a pas de caméra dans les couloirs, et les objets n’ont jamais refait surface. Joli clin d’œil du destin, de commencer ici aussi ma carrière de privé. Et la tienne… Tu as le trac ?
– Je te dirai ça quand mon estomac se sera remis de tes folies à m…
Je m’interrompis pour considérer deux jeunes femmes qui venaient d’entrer sur le parking. Chacune portait une robe de couleur vive — rose fuchsia pour l’une, bleu électrique pour l’autre — qui descendait jusqu’à terre et s’épanouissait en corole. Ombrelles, étoles et gants de dentelle complétaient ces tenues, à mi-chemin entre costumes historiques et déguisement de carnaval. À en juger par leurs mines courroucées, elles n’étaient cependant pas à la fête.
Les jeunes femmes nous avisèrent, affichèrent immédiatement un sourire commerçant, et bifurquèrent dans notre direction.
– La première visite guidée de la journée commence dans vingt minutes, nous annonça la jolie blonde en robe bleue. Vous pouvez acheter des tickets à la boutique, juste derrière v…
– Prudence ? s’exclama la fille en robe fuchsia. Tu es bien Prudence, la petite sœur d’Otis Devreaux ? Je suis Ashley, dit-elle. J’étais…
La petite copine d’Otis juste avant qu’il ne s’engage dans l’armée et ne parte se faire tuer à l’autre bout du monde.
– Ashley, bien sûr, je me souviens, dis-je. J’ai eu du mal à te reconnaître, dans cette tenue.
Elle baissa les yeux sur sa robe et sourit :
– C’est mon uniforme. Qu’en penses-tu ?
Elle effectua une pirouette pour se faire admirer.
– C’est… Euh… Tu travailles ici ?
– Je suis guide au musée, déclara-t-elle fièrement. Recrutée directement après ma licence d’histoire.
Son sourire disparut brutalement :
– J’ai appris que tu avais dû quitter l’université, dit-elle avec un regard de compassion. Qu’est-ce que tu vas faire ? Retourner travailler à l’épicerie familiale ?
Je surpris le regard de Moore, mais il n’avait pas besoin de s’inquiéter. J’avais moi aussi compris qu’Émile requérait notre discrétion. Impossible de révéler ma vocation de détective privée. C’était ma première enquête, et j’aurais aimé pouvoir déclarer avec assurance que j’avais une carrière toute tracée devant moi, bien loin de la caisse enregistreuse. Au lieu de quoi j’affichai un sourire contrit pour répondre :
– Je réfléchis encore.
– Hum ! Et qu’en disent tes parents ? Dans mon souvenir ils voulaient tellement qu’un de leurs enfants reprenne l’affaire.
Je haussai les épaules :
– Ils ne sont pas ravis, mais…
– Tu ne nous présentes pas ton ami ? intervint la blonde.
Avec sa robe bleue, son chignon blond et ses gants blancs, elle semblait tout juste échappée d’un remake de Cendrillon. Elle couvait Moore d’un regard adorateur, auquel il répondit par un sourire éblouissant.
– Je m’appelle Anthony, dit-il en lui tendant la main.
Elle effleura la main de Moore de ses doigts gantés, comme si elle s’attendait à recevoir un baise-main, et déclara :
– Annabelle.
Moore serra la petite main d’Annabelle dans sa grosse patte de Yankee, et je vis la fille tressaillir. Pauvre Annabelle, il avait dû lui écraser les phalanges.
– Où est cette boutique dans laquelle nous pouvons acheter nos tickets ? demanda-t-il.
Ashley se raidit, et son sourire se décomposa :
– Ce n’est peut-être pas le bon moment pour visiter la Grande Maison.
– Je croyais que la première visite commençait dans vingt minutes.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire. En ce moment la plantation est… Disons que…
– C’est le poltergeist, intervint Annabelle.
– Anna ! fit Ashley. Madame Morgan t’a déjà demandé d’arrêter de répandre ces rumeurs.
– Quand c’est vrai, ce n’est pas une rumeur, répliqua Annabelle avec une moue têtue. Je l’ai vu, et je sais que toi aussi.
– Vous avez un esprit frappeur au musée ? dis-je.
Annabelle hocha gravement la tête.
– C’est une blague ! affirmai-je. Un truc pour attirer les touristes. Je suis du coin, pas besoin de me la faire à moi.
– Crois-moi, j’aimerais pouvoir te dire que c’est une blague, fit Annabelle. Malheureusement, il n’en est rien. Je l’ai vu à l’œuvre, plusieurs fois.
– Anna ! répéta Ashley, ça suffit comme ça. Prudence vient de te dire qu’elle ne voulait pas entendre parler de ces histoires stupides.
Annabelle se redressa, se préparant pour ce qui était probablement une tirade bien sentie, mais Moore se pencha vers elle avec sa voix la plus douce :
– Mademoiselle, auriez-vous l’obligeance de m’indiquer où je peux acheter ces tickets ?
« Auriez-vous l’obligeance ? »
Je me retins pour ne pas rire. Mais Cendrillon fondit comme neige au soleil. Son indignation oubliée, elle adressa un sourire étincelant à Moore :
– Avec le plus grand plaisir.
Puis elle se suspendit à son bras et l’entraîna vers le fond du parking.
À côté de moi, Ashley poussa un soupir de lassitude :
– Elle n’a vraiment aucune pudeur. Remets-la à sa place, ou elle ne lâchera jamais ton petit copain.
– Moore n’est pas mon petit ami.
– Non ? Pourquoi ? Il est bel homme, et il t’apprécie visiblement.
– Peut-être, mais pas comme ça. Il m’est venu en aide, quand il était encore flic. Plus tard, je lui ai rendu la pareille. On est amis, mais il a cette fâcheuse habitude de me considérer comme une demoiselle en détresse. Et puis il est trop vieux pour moi.
– L’âge n’arrête pas notre Annabelle, et elle adoooore jouer les demoiselles en détresse. Parfois, je me demande ce qu’elle a dans la tête.
Je sautai sur l’occasion de réorienter la conversation :
– Elle avait l’air sûre de son fait, pour les fantômes.
– Elle n’est pas la seule. Plusieurs employés sont déjà partis à cause de ces histoires stupides.
– Quelles histoires, exactement ?
Ashley me lança un regard accusateur, et je levai les mains en signe d’innocence :
– Simple curiosité. Les fantômes, dans un endroit comme celui-ci, c’est plutôt un atout d’habitude.
– Je suppose. Tant qu’on parle du visage d’une belle femme dans un miroir, ou de la silhouette d’un ancien propriétaire derrière une vitre. Ça attire un… certain type de visiteurs.
Elle haussa les épaules.
– Et le fantôme dont parle Annabelle n’est pas aussi poli ?
– Quelqu’un s’amuse à nos dépens, c’est tout. Mais ça devient stressant.
Elle secoua la tête et reprit :
– Ne te laisse pas impressionner. Cet endroit est charmant, tu as bien fait d’emmener ton ami le visiter. Je suis sûre que vous passerez une excellente journée. Comment vont tes parents ?
Je passai les minutes suivantes à échanger des paroles sans substance avec Ashley, chacune d’entre nous cherchant à éviter de conjurer le fantôme de mon frère et le souvenir des mois douloureux qui avaient suivi sa disparition. Le retour de Cendrillon, toujours suspendue au bras de son prince charmant, mit fin à l’exercice.
Légion Chapitre 1

Bien sûr, l’ennemi peut se tromper.
Je tremblais dans les bras de l’inspecteur, et je ne pouvais pas accuser le froid. Moore était un homme solide, et sa présence m’enveloppait d’une douce chaleur. Mais nous avions perdu.
Organiser un exorcisme de masse déguisé en concert semblait une bonne idée, quelques heures plus tôt. La musique agit sur les démons, et combinée à la ferveur d’un public enthousiaste, c’était un bon ersatz de rituel.
Trop bon.
Il avait suffi de remplacer la musique d’exorcisme par une mélodie d’invocation pour que notre plan se retourne contre nous. Et pas qu’un peu.
Au lieu d’avoir un démon sur les bras, nous en avions désormais dix. Dix démons, qui s’étaient incarnés en même temps, juste sous mon nez.
Le soleil s’était couché depuis deux heures sur Lake Louis, et la fraicheur de la nuit avait chassé la douceur printanière. De lourds nuages s’amassaient au-dessus de la ville, et ne laissaient que peu de place au doute sur ce qui nous attendait. Le ciel vibrait d’électricité, et le vent se levait. L’orage serait bientôt sur nous.
La ville n’était pas grande, mais son campus faisait sa fierté. Des bâtiments de brique, de belles allées ombragées par des arbres vénérables, et des pelouses méticuleusement entretenues s’étendaient de part et d’autre d’un petit cours d’eau, le Bayou Serpent. Une de ces pelouses avait été sacrifiée à l’érection d’une scène de concert. Piétiné pendant 24 heures par des ouvriers, puis par des centaines d’étudiants venus assister au spectacle, le gazon avait définitivement perdu la partie quand cette même foule avait cédé à la panique et fuit la zone dans le désordre le plus total.
Nul ne pouvait leur en vouloir.
Dix démons, par Li Bon Dieu.
La main de Moore reposait au creux de ma taille. Par moment, des spasmes nerveux agitaient ses doigts. Je coulai un regard vers son visage : son expression était neutre, mais son regard, perdu au loin, semblait hanté.
Ce soir, l’inspecteur avait livré deux batailles. L’une, physique, s’était jouée à coups de poings. Elle lui avait laissé quelques ecchymoses et une lèvre ouverte. L’autre combat s’était déroulé dans son âme et son esprit. Un démon avait tenté de le posséder. Mais Moore avait déjà donné, déjà passé quatre jours entiers avec une entité malfaisantes aux commandes de son corps. Cette fois il avait résisté, le temps pour moi d’intervenir. Quelles séquelles ce combat intérieur lui avait-il laissées ? Je n’en avais aucune idée.
Une sirène de police retentit au loin, et je tentai de remuer.
J’étais trop fatiguée.
Autour de moi, dans les coulisses silencieuses, mes compagnons d’infortune n’étaient pas en meilleur état que moi. Olivia, la photographe aux cheveux rouges, tenait un mouchoir ensanglanté pressé sur son nez. Elle n’avait pas lâché son appareil, mais elle s’était laissé tomber à terre et se balançait d’avant en arrière, sous le coup de la douleur, de la peur ou du stress. Allongé là où il s’était effondré quand Juju l’avait assommé, David geignait doucement. En retrait, le sorcier considérait le garçon d’un air pensif.
Les sirènes approchaient, et il fallait que je m’éclipse au plus vite. J’avais une légion de démons à exorciser, et pas le temps de répondre aux questions des policiers.
— Il faut que je bouge, murmurai-je.
— Oui, répondit Moore sur le même ton.
Mais il ne retira pas son bras de ma taille, et je ne fis aucun effort pour éloigner ma joue de sa poitrine. Il faisait bon, dans l’étreinte de l’inspecteur, et j’étais bien. Façon de parler.
Mon bras gauche pulsait d’une douleur écœurante, qui rayonnait depuis l’endroit où une balle m’avait traversé le biceps. La fatigue me faisait tourner la tête — pratiquer deux exorcismes à la suite est exigeant, apparemment. Le découragement m’assommait, et la peur me retournait l’estomac. Parmi les malheureuses victimes possédées par les démons, il y avait Céleste et Amano. Ils avaient disparu avec les autres. Il fallait que je les retrouve. Il fallait que je les sauve. Mais pour ça, il fallait que je me remette sur pied.
Juju approcha en silence, le visage sombre et ensanglanté. Il avait rengainé son katana, mais avec sa haute stature, ses larges épaules et sa crinière de tresses, il semblait trop menaçant pour n’être qu’un simple DJ. Ce soir, il était avant tout un chasseur de démons. Il s’accroupit près de moi avec la grâce d’un grand fauve, et ses yeux luisaient comme ceux d’un prédateur :
— Ils sont partis vers la fac de science. J’y vais. Vous m’accompagnez, ou vous préférez profiter du romantisme de l’instant ?
La sonnerie de son téléphone m’empêcha de répondre.
Juju considéra son portable comme s’il allait le mordre.
— Beth, fit-il dans un soupir résigné.
Il se redressa et fit quelques pas avant de décrocher.
Ses épaules se contractèrent, et sa main se referma sur le lobe de son oreille, pour jouer avec l’un de ses nombreux bijoux d’argent. Avec son sourire ravageur, sa double aura de vedette de la musique électro et de sorcier Hoodoo, il était difficile de l’imaginer en petit garçon pris la main dans le pot de confiture. C’est pourtant ce que sa posture et ses gestes me communiquaient. Juju avait fait une bêtise, et il était sommé de s’en expliquer.
— Elle est en route, annonça-t-il après avoir raccroché. Je lui ai tout expliqué.
— Qui est cette Beth ? demanda Moore.
— Ma supérieure chez les gardiens.
— Ton groupe de chasseurs de démons ? Ils sont déjà au courant ?
— J’ai prévenu Beth de la présence de démons éthérés plus tôt dans la journée. Je ne lui ai pas dit ce que j’allais tenter.
— Pourquoi pas ?
— Si je lui avais dit que je comptais tenter un exorcisme musical, elle me l’aurait interdit. Beth a foi dans la ligne du Conseil : un seul type d’exorcisme est considéré fiable, et il implique la mort de l’hôte.
— Mais par définition, les démons éthérés sont… immatériels, dis-je. Des bancs de brouillard. Ils n’ont pas encore pénétré un hôte. Qu’est-ce que le Conseil préconise dans ce cas ?
Juju détourna le regard en guise de réponse.
— Tu veux dire que vous… attendez que le démon possède quelqu’un pour pouvoir le trucider ?
— À notre décharge, il est vraiment rare de découvrir un démon avant qu’il ne s’incarne. Dans cet état, ils ne peuvent qu’influencer le comportement des gens. C’est une règle très théorique.
— Mais c’est la règle, repris-je, balbutiant de colère. Vous attendez que le démon possède un pauvre bougre, et vous l’exécutez…
— C’est bien pour ça que j’ai tenté cet exorcisme ! s’écria le sorcier. Parce que je savais ce que Beth allait m’ordonner de faire. Ce qu’elle va faire, dès qu’elle sera là.
— Combien de temps il lui faut pour nous rejoindre ? dis-je.
— Quinze minutes, fit Juju, un peu plus si c’est la pagaille à l’entrée du campus.
— Je peux essayer de la retenir, dit Moore d’un air pensif.
Juju secoua la tête :
— Ça m’étonnerait. Elle ne vient pas seule. Elle a tout un commando d’intervention avec elle. Et j’ai reçu l’ordre de les rejoindre, dès que j’aurai trouvé où sont partis les démons.
— Et ensuite ? demandai-je dans un souffle.
— Ensuite on passe à l’attaque. Dans moins d’une heure, si tout se passe bien.
Un commando de tueurs de démons allait se jeter, sabre au clair, sur mes amis et leurs compagnons d’infortune. Dans une heure.
— Non ! m’écriai-je.
— Je suis désolée, dit Juju. Ça ne dépend plus de moi. David a dit que les démons se dirigeaient vers les labos, et c’est là-bas que Beth m’a donné rendez-vous.
— Tu dois la retarder ! Laisse-moi un peu de temps pour agir.
— Prudence, sois raisonnable. À toi seule, tu ne pourras jamais éliminer ces démons avant qu’ils ne massacrent des innocents.
— Des innocents comme les pauvres personnes qu’ils possèdent et que tes copains les gardiens tueront si nous les laissons faire !
Juju secoua doucement la tête.
— Tu sais que j’ai tout fait pour éviter ça. Ce concert, c’était notre meilleure chance de chasser les démons avant qu’ils ne s’incarnent. Mais maintenant qu’ils ont pris pied dans la réalité, maintenant qu’ils possèdent des humains, il n’y a qu’un moyen d’en venir à bout.
— C’est faux, et tu le sais. J’ai libéré l’inspecteur et David des démons qui les possédaient.
— Nous en avons déjà parlé. Tu as réussi deux exorcismes, chacun à plusieurs jours d’intervalle. Et tu as failli en mourir la première fois.
— Mais pas cette fois-ci. Et j’ai même empêché un troisième démon de s’imposer à l’inspecteur ce soir. Je peux sauver les autres. J’en suis capable.
— Tu as besoin d’énergie, souffla le serpent.
Je l’ignorai.
— Tu es assise, dit Juju, et l’inspecteur doit te soutenir pour que tu ne t’étales pas de tout ton long.
— Il a raison, renchérit le serpent.
— Tais-toi, répondis-je en silence.
— Tu es vidée, ajouta Juju.
— Écoute le sssorcier, susurra le serpent.
— La ferme ! répondis-je.
— Laisse-faire les pros, conclu Juju.
— Prends son énergie, ordonna le serpent. Prend celle de l’inspecteur aussi, et allons retrouver les ombres. Je peux sentir leur présence…
Je réprimai à grand-peine mon envie de hurler, fermai les yeux pour me concentrer, décidai d’ignorer l’esprit et de négocier avec le sorcier :
— Juju, parmi ces victimes que tu as décidé d’assassiner, il y a mes amis : Céleste et Amano… Si tu crois que je vais te laisser…
— Mon amie, dit-il d’une voix triste, tu n’es pas en état de m’empêcher de faire quoi que ce soit.
Le serpent glissa lentement hors de mon corps, et approcha du sorcier. Je pouvais sentir, presque voir l’avancée prudente de l’esprit, comme une couleuvre sur le point de gober un rat. Mais dès que le museau du serpent entra en contact avec l’aura du sorcier, une décharge rejeta l’esprit en arrière. Je poussai un cri de surprise alors que le serpent se réfugiait dans mon corps.
— Et ton serpent ne peut rien non plus, dit Juju avec un sourire en coin.
Il passa la main dans son col et en sortit un petit sachet suspendu à un lien de cuir :
— J’ai pris mes précautions, expliqua le sorcier. Ni toi ni lui n’êtes en mesure de m’arrêter.
— Mais moi, si, intervint Moore.
— Mec, je ne veux pas te vexer, mais tu n’as pas l’air au mieux de ta forme.
— Je n’en ai pas besoin pour expliquer à mon commissaire qu’un DJ psychotique a décidé de se venger des personnes qui ont gâché son spectacle.
Juju se passa la main sur le visage, étalant le sang qui s’écoulait de son front ouvert en un maquillage sinistre. Il poussa un long soupir :
— Si vous m’empêchez d’agir, vous serez responsables de ce que les démons vont faire, du chaos qu’ils vont répandre.
— Cette fois ils ne veulent pas répandre le chaos, répliquai-je. Ils veulent juste rentrer chez eux. On ne peut tout de même pas leur en vouloir !
— Il ne s’agit pas de leur en vouloir. Il ne s’agit même pas de les juger. Ce sont des démons. Ils possèdent des humains. Il est de mon devoir de gardien de les éliminer.
— Ça n’a aucun sens ! Si tu fais ça, c’est toi qui seras responsable de la mort de leurs hôtes. Alors que si on les laisse rentrer chez eux…
— Oui, ce fameux univers parallèle auquel ils ont été arrachés contre leur volonté, et vers lequel ils essayent de retourner depuis des millénaires… Tout ça se sont des histoires. Ne jamais croire ce que raconte un démon. C’est un principe de base.
— Et ce que pense un démon ? intervint Moore. Pendant que Shaah était dans ma tête, j’étais conscient. J’entendais ses pensées, je ressentais ses émotions. Cette histoire de réalité parallèle, c’est vrai. Je pouvais sentir son désir d’y retourner.
— Son désir de faire exploser cette réalité-ci, tu le ressentais aussi ? railla Juju.
Le visage de Moore s’assombrit.
— Je ne cherche pas à excuser ses actions. J’étais aux premières loges, ne l’oublie pas.
Juju secoua la tête et se redressa.
— Je n’ai pas le temps de philosopher avec vous. Je vais faire ce que me dicte ma conscience. Vous n’aurez qu’à écouter la vôtre.
Il tourna les talons et disparut dans la nuit.
Merde. Il fallait que je retrouve ces démons avant que Beth et Juju ne se lancent dans un carnage.
Rythme d’Enfer Chapitre 1
Céleste avait garé sa Coccinelle un peu à l’écart de l’église. Alors que je considérais le bâtiment de bois blanc étincelant sous le soleil de mars, l’orchestre de jazz se mit en ordre de part et d’autre des marches, et une petite foule s’écoula lentement sur la pelouse. Céleste ferma la voiture à clé et prit mon bras sous le sien.
— Prête ?
Je hochai la tête.
Les premières notes de musique s’élevèrent. Sur le seuil de l’église, une femme brandit une ombrelle et commença à danser sur un rythme lent. Plusieurs personnes émergèrent à sa suite. De loin, il me sembla en reconnaître deux.
— Ce sont les serveuses du Belledeaux ?
— Oui, fit Céleste. Elles ont un air de famille avec Jazzmine, non ?
Je haussai les épaules. J’en savais trop peu sur mon amie Jazzmine.
Ma main trouva le bijou qui pendait à mon cou. La médaille de baptême de Maddie, pendue à la chaine en or de Jazzmine. Les deux femmes étaient mortes, toutes deux par la faute du démon Shaah. Je n’avais su aider ni l’une ni l’autre.
— Ça va aller ? demanda Céleste.
Elle resserra doucement son bras sur le mien, et je lui souris. Je n’avais pas perdu toutes mes amies.
L’orchestre se mit en marche, la procession à sa suite. Je reconnus une tête qui dominait toutes les autres : « Petit », l’immense cuistot du Belledeaux, était venu rendre hommage à sa patronne. Il n’était pas le seul.
— Ce sont les membres de sa krewe ? demanda Céleste alors que plusieurs dizaines de danseurs habillés de noirs sortaient à leur tour de l’église. De là où j’étais, je devinais leurs auras mêlées — violettes, mauve et bleu pâle. Des couleurs de tristesse. Certains swinguaient malgré leurs béquilles ou leurs bras en écharpe. Je revis les silhouettes paniquées des danseurs du Mardi gras qui sautaient au bas des chars pour échapper aux balles et chutaient lourdement, se bousculaient…
L’orchestre s’arrêta à quelques dizaines de mètres de l’église. La procession se mit en ordre et tout le monde se retourna vers les portes de l’édifice. Le cercueil de Jazzmine apparut, soutenu par une demi-douzaine de porteurs.
La foule se resserra pour l’accueillir, puis s’ouvrit comme la mer devant Moise pour laisser passer les porteurs. L’orchestre se remit en marche.
Céleste et moi suivîmes la procession de loin. Je ne connaissais pas assez Jazzmine pour oser me mêler à ses proches, mais je l’aimais trop pour ne pas lui dire adieu.
Un prêtre en grande tenue attendait près d’un caveau de pierre blanche. Les musiciens se mirent un peu à l’écart, sans cesser de jouer, et la procession se casa tant bien que mal entre les rangées de tombes surélevées. Puis l’orchestre se tut. Je restai en arrière et observai la cérémonie de loin, heureuse de pouvoir m’appuyer sur Céleste.
Quelques jours plus tôt, j’étais morte — pour quelques instants seulement, avant que les efforts conjugués des sauveteurs et de l’esprit qui me possède ne me ramènent à la vie. Mais même dopée à la magie comme je l’étais, j’avais du mal à tenir sur mes jambes, et mon cerveau était dans le coton. J’avais dormi pendant 48 heures à l’hôpital, et je ne m’étais jamais sentie aussi fatiguée. Voilà ce qui arrive quand on se retrouve entre un démon et le serpent géant décidé à lui faire la peau. Mais ce n’était pas suffisant pour m’empêcher de dire adieu à mon amie.
Je n’entendis pas le discours du prêtre. Des coups de feu fantômes résonnaient à mes oreilles, le décompte froid et régulier des détonations, les cris de la foule, le silence de mort qui avait suivi…
Le cimetière disparu, remplacé par les chars du Mardi gras sur l’avenue désertée, le trône doré de Jazzmine, et ses yeux ouverts et déjà vides.
— Ça n’aurait jamais dû arriver, murmurai-je.
— Tu as fait tout ce que tu pouvais. Et tu as sauvé beaucoup de vies ce jour-là.
— Pas assez.
Les porteurs avaient déposé le cercueil sur des tréteaux pour permettre aux vivants de faire leurs adieux à la morte. Je laissai passer les dizaines de personnes qui avaient connu Jazzmine avant moi. L’orchestre s’était regroupé dans l’allée centrale du cimetière, et la procession se reforma peu à peu derrière eux. Ils s’éloignèrent en silence, et j’avançai à mon tour. À côté du cercueil, un portrait de Jazzmine la montrait, souriante, dans une robe dorée, une couronne égyptienne sur la tête : c’était son costume de Mardi gras. Celui qu’elle avait confectionné avec application et porté avec fierté. Celui dans lequel elle était morte.
— Pardon, murmurai-je.
Des notes de musiques s’élevèrent dans mon dos et je reconnus le rythme enlevé. Oh when the saints go marching… J’essuyai mes larmes et fis demi-tour.
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De retour près de la Coccinelle, Céleste déverrouilla le coffre avant et en sortit un sac plastique.
— Je t’ai apporté des vêtements de rechange, un téléphone portable et une carte prépayée. Tu vas pouvoir appeler tes parents.
Mon estomac se serra.
— Tu les as vus ? Ils vont bien ?
— Ils sont passés plusieurs fois sur le campus. Ils te cherchent. Ils sont inquiets, et rien de ce que je peux dire ne les rassurera. Ils ont besoin d’entendre ta voix.
Je sortis le téléphone du fond du sac. C’était un vieux modèle à clapet.
— Je te laisse, souffla Céleste.
Elle s’éloigna, et je me rassis dans le siège passager. J’ouvris le clapet, tapai le numéro de téléphone du magasin de mes parents, et soufflai un grand coup.
— Épicerie Devreaux bonjour.
— Papa ?
— Prudence ! Tu vas bien ?
Mon père chuchotait, mais son ton n’en était pas moins pressant.
— Tout va bien. Et vous ? Maman est là ?
— Elle se repose.
— À cette heure ? Elle est malade ?
J’entendis une porte se fermer et supposai que mon père s’était réfugié dans la réserve, comme il le faisait toujours quand il voulait passer un coup de fil personnel au magasin.
— Elle dort mal en ce moment. Elle s’inquiète.
Par ma faute.
— Papa je suis désolée. Je voulais vous appeler plus tôt, mais j’avais peur de vous causer des problèmes.
J’étais à l’hôpital, incapable de formuler une pensée cohérente.
— Ma chérie, reprit mon père, la police te cherche. Que se passe-t-il ? Après la fusillade du Mardi gras, nous nous sommes fait un sang d’encre. Tu nous as laissé des jours sans nous parler, et la police nous harcèle. Tu as des ennuis ?
— Je n’ai rien fait de mal, je te promets.
— Je te crois, mais ce n’est pas moi qu’il faut convaincre. Où es-tu ?
— Chez une amie, mentis-je. J’ai besoin d’un peu de calme.
J’ai exorcisé un démon et empêché un attentat à la bombe. J’ai failli perdre une oreille, et y laisser la peau. La police me croit responsable du meurtre de ma psy, et j’ai un serpent magique dans la peau — littéralement. Il me faut juste deux ou trois jours pour régler quelques détails…
— Rentre à la maison aujourd’hui. Ta mère a besoin de te voir. Et il faut que tu ailles parler à la police au plus vite. Nous avons engagé un avocat. Il t’accompagnera.
J’hésitai plusieurs secondes. J’avais autant envie de franchir la porte du commissariat de Lake Louis que de me jeter dans l’antre d’un dragon. D’après ce que Céleste m’avait rapporté de ses conversations avec les policiers de notre belle ville, l’inspecteur Moore — quand il était possédé par le démon Shaah — m’avait accusée de tous les maux, notamment de l’avoir manipulé pour qu’il abatte ma psy, et de planifier une attaque sanglante sur le défilé du Mardi gras. Si je passais la porte du commissariat dans un sens, j’avais peur de ne plus pouvoir la franchir en sens inverse.
— Parle au moins à maître Truitt, reprit mon père. Il saura te conseiller.
J’acceptai à contrecœur. Je savais bien que je ne pouvais pas fuir la police indéfiniment.
Je fouillai dans la boîte à gants, trouvais un vieux stylo et remontai ma manche. Sur la peau pâle, le dessin de mes serpents était à peine visible. Ils semblaient avoir besoin de repos après les événements de la semaine passée. Mon père me dicta un numéro, et je le notai sur mon bras.
Je promis d’appeler l’avocat et raccrochai, le cœur fendu de ne pouvoir rentrer chez moi immédiatement.
Le Carnaval du Démon Chapitre 1

J’étais trop occupée à aider Miss Marple à embarquer.
La vieille dame semblait trouver un peu trop instable le ponton de bois qui s’avançait sur le lac, au pied du casino.
Je la surnommai Miss Marple à cause de sa robe désuète, de son chapeau rond et de son sourire de grand-mère respectable. Je me présente toujours aux touristes que je guide dans mon bayou, mais rares sont ceux qui me rendent la politesse.
Ce jour-là mon groupe était maigre : Miss Marple et deux hommes. Le premier devint « John Wayne » à l’instant où je posai les yeux sur son visage buriné et sa dégaine de cow-boy. Le second, avec sa moustache surdimensionnée, sa chemise à fleurs et ses blagues vaseuses, fut baptisé « Magnum ».
La saison du Carnaval venait tout juste de débuter, et les affaires n’avaient pas encore repris. Quand ils eurent tous trois trouvé leur place dans notre barque, je larguai l’amarre et sautai à bord.
John Wayne regarda autour de lui.
– Qui va conduire le bateau ?
Le « bateau » était une longue barque à fond plat, munie d’un petit moteur. Un enfant de 5 ans pouvait le manœuvrer. C’est d’ailleurs à cet âge que j’avais pour la première fois pris la barre d’une embarcation similaire.
– Je pilote, répondis-je avec un sourire.
John me détailla de la tête aux pieds, et ne sembla pas convaincu.
– Malgré tout le respect que je vous dois, Mademoiselle…
– Devreaux.
– Mademoiselle Devreaux, reprit John, j’aurais préféré que quelqu’un d’un peu plus…
– « Masculin » ?
– « Expérimenté », soit présent.
Pas une semaine ne passait sans qu’un client comme John ne me fasse ce genre de remarque. Ce n’était pas toujours si franc. Mais les gens avaient du mal à concevoir qu’une petite rousse de 20 ans et d’un mètre 63 puisse connaître le bayou comme sa poche, et encore moins savoir y naviguer.
J’avais une idée assez précise de ce que je voulais répondre à Monsieur Wayne, mais la politesse que m’avaient inculquée mes parents me l’interdisait. Par tradition, le Cajun est poli. Il est fauché, aussi, et j’avais besoin de ce job pour payer mes études. Je plaquai donc mon meilleur sourire sur mon visage pour répondre :
– Le Golden Bayou se montre très exigeant quant à la qualité de ses employés. Soyez assuré que je possède les qualifications nécessaires.
Puis je me tournai vers mes deux autres passagers :
– Je m’appelle Prudence et je serai votre guide cet après-midi. Nous sommes partis pour deux heures d’exploration du Bayou Serpent… Je manœuvrai l’embarcation pour nous éloigner de la rive du lac. En Louisiane « bayou » signifie à la fois « rivière » et « forêt ». Ici l’eau est présente partout…
– Les moustiques aussi ! intervint Magnum.
Il abattit sa main droite sur son avant-bras gauche pour illustrer son propos. Miss Marple pouffa de rire.
Je guidai la barque vers l’embouchure du Bayou Serpent.
– Ce n’est pas encore la saison pour les moustiques, répondis-je avec un large sourire. Mais l’hiver a été très doux jusqu’à présent, et il y a toujours beaucoup de vie dans le bayou, dans l’eau comme dans l’air. Il y a des sprays anti moustiques dans la boîte bleue sous le banc du milieu.
J’avais pris soin de passer du répulsif sur mes bras et mes jambes, malgré les manches longues et le pantalon cargo que j’avais enfilés. Il faisait encore frais en cette fin janvier, surtout sous le couvert des grands cyprès. Mais ma peau de rousse semblait attirer les moustiques en toute saison.
La barque remontait le courant paisible du bayou, entre deux pans de forêt d’apparence impénétrable. L’odeur du produit anti moustique — citronnelle et insecticide — se mêlait aux senteurs riches et humides des mousses et des cyprès.
– Dans le bayou, les arbres ont les pieds dans l’eau, expliquai-je. Ils fournissent un abri à des centaines d’espèces d’oiseaux, mais aussi à de nombreux poissons…
– Et des « gators » ! reprit Magnum. Est-ce qu’on va en voir ?
Je hochai la tête. C’est toujours la même chose avec les touristes : vous pouvez leur faire entendre le chant des grenouilles et des criquets, leur montrer les espèces les plus rares d’échassiers et les mousses espagnoles qui pendent aux branches des cyprès anciens comme des draperies dans une cathédrale… tout ce qui intéresse les visiteurs ce sont les alligators. Depuis le temps, j’avais compris comment les satisfaire.
– Oui, nous allons voir des alligators, et de près. Je vous demande quelques minutes de patience. Profitez-en pour admirer la forêt que nous traversons ce moment, et la richesse de son écosystème…
Je continuai à débiter mon discours bien rodé tout en dirigeant la barque vers un bras particulier du bayou. L’atmosphère était calme, les grenouilles et les insectes chantaient, et des myriades d’oiseaux poussaient des cris perçants. Le ciel bleu se reflétait dans l’eau sombre, et les tâches de lentilles d’eau qui flottaient ici et là ressemblaient à des nuages vert vif.
Parvenue en vue d’un cyprès particulièrement imposant, je coupai le moteur et laissai l’embarcation filer sur sa lancée. J’attrapai la longue perche qui gisait au fond du bateau, me plaçai près du bord et guidai doucement la barque jusque sous les branches.
– Je vais vous demander de rester bien assis, et de ne pas faire de mouvements brusques…
En plus des touristes, ma barque contenait un élément crucial de mon travail : une glacière remplie de carcasses de poulets crus, fournie par les cuisines du casino. Je saisis la première par les pattes et la lançai à plusieurs mètres de la barque.
Dès que la carcasse creva la surface placide de l’eau, notre petit coin de rivière s’anima. Trois sillages convergèrent vers le point d’impact, comme si trois bateaux invisibles se précipitaient vers une collision inévitable. Un tourbillon et quelques éclaboussures trahirent la lutte qui se déroulait sous la surface. La seconde carcasse n’eut pas le temps d’atteindre l’eau : un alligator sortit la tête de la rivière, mâchoire grande ouverte, et attrapa l’appât au vol.
Derrière moi, les touristes poussèrent des exclamations.
Deux alligators sortirent la tête de l’eau pour se disputer le troisième poulet. Les clics des appareils photo recouvraient presque les grognements des prédateurs.
Je venais de lancer la dernière carcasse du jour quand un cri me fit sursauter. Je me retournai. Miss Marple avait porté les mains à sa bouche et les deux autres passagers la regardaient d’un air alarmé. Je me faufilai près de la dame.
– Quelque chose ne va pas ?
Pour toute réponse elle pointa un doigt tremblant vers l’espace entre le bord de la barque et le tronc du cyprès. Je fronçai les sourcils. Au lieu de la surface plane de la rivière, couverte de lentilles d’eau vert tendre, des remous agitaient les eaux noires alors qu’un groupe de serpents d’eau se tortillait frénétiquement entre deux racines.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria la vieille dame d’un air dégoûté.
– Juste un nid de serpents. Il y en a tellement ici que le bayou leur doit son nom… Mais ne vous inquiétez pas, vous ne risquez rien dans la barque : ils n’ont pas de ticket pour monter à bord.
Quelques rires accueillirent ma remarque.
Je retournai ramasser ma glacière de l’autre côté de la barque, vidai dans la rivière le fond de jus répugnant qui suintait toujours des poulets crus, et replaçai le récipient sous un banc. Le soleil approchait de l’horizon. Je frissonnai — la température baissait vite une fois le soleil hors de vue — et plantai la perche entre deux racines du cyprès. Une bonne poussée suffit à renvoyer la barque vers le milieu du bras de rivière.
Nous remontions paisiblement le courant alors que la forêt se préparait à saluer la fin du jour. Les crépuscules d’hiver n’avaient pas la flamboyance des couchers de soleil estivaux, mais j’aimais leur retenue, leur pudeur.
Je coupai à nouveau le moteur et nous laissai dériver. À cet endroit un bouquet d’arbres, des tupelo particulièrement imposants, faisait toujours la joie des photographes. Le soleil toucha la cime des arbres et mes touristes dégainèrent leurs appareils.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda soudain Miss Marple. Ce « trou » dans la forêt ?
– C’est le tracé du pipeline 66, expliquai-je. Il traverse presque tout l’état d’ouest en est, jusqu’à La Nouvelle-Orléans. La compagnie qui l’exploite coupe tous les arbres à dix mètres autour du tuyau, de peur que les racines ne l’endommagent.
– Comme il serait terrible que du pétrole vienne souiller ce magnifique endroit, acquiesça Miss Marple.
– C’est du gaz naturel, précisai-je. On en voit parfois des bulles qui remontent dans les flaques au-dessus du tuyau.
John Wayne émergea de derrière son appareil photo :
– Une étincelle mal placée et cet endroit part en flammes. Sans parler du gâchis d’énergie. Ces gens ne savent pas gérer une entreprise…
Il se lança dans une longue tirade sur les bonnes pratiques à appliquer à l’industrie des hydrocarbures. Miss Marple hochait la tête à intervalle régulier, mais son regard avait dérivé vers la forêt et les derniers rayons du jour.
Le soleil s’était retiré, et nous allions faire de même. Je remis le moteur en route, et l’univers trébucha.
C’est une étrange chose à dire, que l’univers peut trébucher, mais il est encore plus étrange de le vivre. Comme si le monde autour de moi avait raté une marche.
Je me tournai aussitôt vers le pipeline et la station de compression qui se trouvait à moins de deux kilomètres du bayou. Aucune trace d’explosion, pas de flammes à l’horizon. D’ailleurs l’obscurité était totale. Plus de crépuscule à l’ouest, aucune étoile au-dessus de nos têtes, et même les lumières de Lake Louis, à quelques kilomètres au sud, avaient disparu. Les bruits — oiseaux, grenouilles, notre moteur — s’étaient tus. Mon cœur battait trop fort dans ma poitrine.
Une fois.
Deux fois.
Trois fois.
Les lumières revinrent et mes oreilles se débouchèrent. Un tintamarre de questions m’assaillit. Mes passagers avaient fait la même expérience que moi.
Il me fallut quelques instants pour reprendre pied et maîtriser ma peur. La lumière du couchant était revenue. J’étais au cœur de mon bayou bien aimé, celui où j’avais grandi. Rien ne me menaçait. Mais…
– J’ignore ce qui vient de se passer, avouai-je. Nous en apprendrons peut-être plus une fois rentrés au casino.
Personne n’en savait plus.
Le lendemain la presse locale rapporta des témoignages de personnes qui avaient ressenti l’étrange phénomène dans un rayon de dix kilomètres autour de la ville, mais aucune explication. Les médias nationaux mentionnèrent à peine l’épisode, comme un racontar de péquenaud alcoolique. Les jours suivants, Internet s’empara de l’épisode, et à la fin de la semaine les théories les plus loufoques constellaient la Toile. Débarquement extra-terrestre ou explosion d’une plateforme en mer « couverte » par un lobby pétrolier tout-puissant ? Chacun pouvait choisir son camp.
Secrets Magiques Chapitre 1

J’avais ouvert le Club 66 depuis quelques mois à peine, et cette première déclaration de revenus me donnait la migraine. J’aurais dû engager un comptable. Mais comment lui expliquer la petite fortune payée à la Guilde des Sorciers avant même le début des travaux d’aménagement du club ? Quel genre d’établissement a besoin de sept couches de protection magique sur la moindre surface, fondations comprises ? Un night-club destiné à recevoir les créatures surnaturelles, et dont la propriétaire n’avait aucune intention de se trouver entraînéedans les conflits locaux. Les vampires et les métamorphes à couteaux tirés ? Ils avaient intérêt à laisser les couteaux à l’entrée. Les sorciers en froid avec les goules ? Pas mon problème : les sceaux apposés à toutes les entrées forçaient les clients à laisser leurs pouvoirs sur le seuil, ou à souffrir de désagréables conséquences s’ils tentaient d’en faire usage chez moi.
Et pour les menaces qui ne relevaient pas du surnaturel, j’avais Nate, mon videur. Lui, au moins, je pouvais facilement justifier son salaire. Culminant à plus de deux mètres, Nate était bâti comme un ours. D’ailleurs il se transformait en plantigrade plusieurs nuits par mois pour aller courir dans le désert. La prochaine fois qu’un poivrot vous jurera avoir croisé un grizzly près de Vegas, ne vous payez pas sa tête : le pauvre type l’a échappé belle.
Deux coups secs frappés à la porte de mon bureau me tirèrent de mes réflexions, et Nate fit son apparition. Avec ses longs cheveux blonds attachés sur la nuque et sa chemise impeccablement repassée, il avait l’air d’un Viking déguisé pour aller à la messe. Si je n’avais pas été sa boss, j’aurais pu craquer pour son numéro de gros bras tiré à quatre épingles. Si je n’avais pas été sa boss et que je n’avais pas appris ma leçon concernant les hommes. Croyez-moi, Nate pouvait rouler des mécaniques et battre de ses longs cils autant qu’il le voulait, je n’étais pas prête à lui tomber dans les bras. Mais pour l’instant il ne battait pas des cils. Son front était plissé, son expression était presque aussi sombre que son costume noir, et son regard brun trahissait son inquiétude :
– Erica, je suis désolé de te déranger. C’est à propos d’Agathe.
Nate était pire qu’une maman poule : il s’en faisait toujours pour quelqu’un.
– Qu’est-ce qu’il lui arrive cette fois ? Ne me dis pas qu’elle est retournée chez son imbécile de petit copain. Comment il s’appelle ? Eduardo ?
– Ernesto. Il dit qu’il ne l’a pas vue depuis des semaines. Elle aurait dû arriver ici il y a deux heures pour réceptionner la livraison de liqueurs. Impossible de la joindre. Je suis passé chez elle, mais il n’y a personne. Je me suis chargé du livreur et j’ai préparé le bar, mais ça ne ressemble pas à Agathe de nous planter comme ça.
Je consultai l’horloge murale. Le club ouvrait dans trente minutes, et sans barmaid, nous ne pouvions tout simplement pas recevoir de clientèle. Agathe le savait aussi bien que moi. Depuis que je l’avais embauchée, la jeune dryade ne m’avait jamais laissée tomber. Même quand son salaud de petit copain la tabassait, elle venait bosser avec ses hématomes.
Je me levai en grondant :
– Si ce fils de goule a touché à un seul de ses cheveux…
Nate secoua la tête :
– Je suis passé le voir à son boulot. Il dit qu’il n’y est pour rien, et je le crois. Après la raclée que je lui ai mise la dernière fois, il a trop la trouille pour approcher Agathe.
– Nate, tu as une gueule de catcheur et un cœur de midinette. Les sales types dans son genre se croient plus malins que le reste des humains. Combien tu paries qu’il a supplié Agathe de lui redonner sa chance ?
– Je ne parie plus, tu le sais.
– Et tu fais bien, parce que tu perdrais à coup sûr. Je vais parler à cet Ernesto. Toi, vois si Barbie peut venir bosser ce soir, et mets-la au bar.
– C’est déjà fait. Elle gueule qu’elle n’a pas la place de se retourner derrière le comptoir à cause de ses ailes.
– Évidemment qu’elle gueule. Tu attendais quoi de la part d’une harpie ? Elle n’essaie pas d’arrêter de fumer cette semaine, au moins ? Tu sais comment elle est quand elle n’a pas sa dose de tabac.
Nate plongea la main dans la poche de sa veste, et produisit une petite boîte en carton : des patchs de nicotine.
– J’ai la situation en main. Est-ce que tu veux que je t’accompagne voir Ernesto ? Je sais que tu n’aimes pas sortir seule.
Je le fusillai du regard :
– C’est bon, je ne suis pas une dryade, je sais me défendre.
Voilà une raison supplémentaire pour ne pas céder au charme de Nate : ce type persistait à me traiter comme une poupée de porcelaine, ce qui me donnait invariablement envie de lui taper dessus. Et la violence n’a pas sa place dans une relation, qu’elle soit sentimentale ou professionnelle. C’était d’ailleurs ce que j’allais de ce pas expliquer à cette raclure d’Ernesto. À coup de pelle dans les dents, si nécessaire.
Nate leva les mains en signe d’apaisement et recula pour me laisser franchir le seuil du bureau.
Je fermai la porte à double tour avant de traverser la réserve, les salons particuliers et l’arrière-salle. Sièges de velours violet, tentures savamment disposées, lumières tamisées : tout était en ordre pour recevoir nos habitués.
Le Club 66 n’était pas de ces boîtes de nuit où la musique vous assomme à grands coups de décibels. Nous ne recevions aucun DJ. Les touristes ne venaient pas faire la fête chez moi. Non, j’avais créé ce club comme un havre de paix pour créatures surnaturelles. Une oasis de calme au milieu de la ville la plus festive d’Amérique du Nord. Parce que j’étais venue me perdre dans la foule et la fureur de Vegas, mais que j’avais besoin de mon petit coin de calme.
Un fracas de verre brisé m’accueillit dans la salle principale, suivi d’une bordée de jurons.
Derrière le comptoir, Barbie leva les bras au ciel et se tourna vers moi. Ses grandes ailes rouges (elle se teignait les plumes) frôlèrent dangereusement les étagères de verre alignées derrière le bar. Une partie des bouteilles exposées là avaient déjà succombé à la présence de la harpie.
– Je suis désolée, patronne. C’est trop étroit ici. C’est fait pour une dryade, pas pour moi et mes grosses ailes. Et si on mettait Gertrude au bar ?
– La trolle qui ne connaît pas la différence entre un whiskey et un bourbon ? Tu veux couler le club ?
Gertrude était la dernière arrivée dans l’équipe. Une gentille fille décidée à bien faire, mais pas la plus maline de la classe.
Barbie poussa un soupir à fendre l’âme, et désigna le sol à ses pieds. Je m’approchai pour me pencher par-dessus le comptoir. Une demi-douzaine de bouteilles rares gisaient en morceaux sur le tapis antidérapant.
– Rangez les bouteilles dans la réserve, dis-je, et démontez les étagères. Gardez juste les alcools les plus vendus, ceux qui sont dans les placards. Pour ce soir, les clients devront se passer des cocktails exotiques. On remettra tout en place quand Agathe sera de retour.
– Pétez une dent à Ernesto de ma part, vous voulez bien ? fit Barbie.
– Je croyais que tu avais fait vœu de non-violence, intervint Nate.
– Moi, oui, répondit Barbie. Mais pas la patronne tout de même ?
J’assurai la harpie de ma motivation à péter plusieurs des dents d’Ernesto, donnai quelques consignes supplémentaires à Nate, et quittai le Club 66.
November 13, 2018
L’écrivain nomade
L’image d’Épinal de l’écrivain, c’est cette personne assise à un bureau, penchée sur son clavier. Mais la vie ne nous laisse pas toujours le temps de travailler dans ces conditions. Pas de panique ! Il est tout à fait possible d’écrire un roman sans toucher au clavier.
Pourquoi ne pas écrire dans le métro?
Il y a quelques années, juste après la naissance de ma fille, je ne pouvais rêver d’avoir le luxe de m’asseoir à mon bureau pour écrire. Par contre, j’avais de longues plages horaires pendant que je donnais le sein à mon bébé. Alors, avec mon iPhone et mon pouce droit, j’ai rédigé un roman. Oui, oui ! Tout un roman, sur mon iPhone. Quelque temps plus tard je le publiais sous le titre « Lou et l’invasion magique ». Ce texte n’est pas un cas isolé. Quelques années plus tôt, j’avais par exemple rédigé une partie de mon Nanowrimo, toujours sur mon iPhone, en courant au parc. Oui, en courant : sans m’arrêter, avec un œil sur le clavier et l’autre sur le chemin histoire de ne pas me casser la figure. C’est un peu acrobatique et approximatif, mais ce n’est pas de ma faute si l’exercice physique fait circuler le sang jusque dans mon cerveau.
Sans aller jusqu’à ces cas — avouons-le un peu extrêmes — il est tout à fait possible d’écrire quand on n’est pas à son bureau. On peut le faire matin et soir dans les transports en commun. On peut noter quelques phrases pendant qu’on fait la queue dans un magasin ou une administration.
Il existe des applications pour smartphone destiné à l’écriture. Mais on peut tout simplement s’envoyer des e-mails. L’avantage c’est que le logiciel de messagerie enregistre les brouillons mêmes quand on n’a pas de réseau pour s’envoyer le message. Et comme ça il est très facile de récupérer le texte sur son ordinateur pour le coller dans un document général.
On peut aussi dicter : s’enregistrer pendant une balade en forêt ou une séance de jardinage, puis tout transférer sur son ordinateur et laisser un logiciel transcrire le tout. La reconnaissance vocale nous fait parfois de jolies blagues, mais ça nous fait quand même gagner un sacré temps.
Notre vie regorge de petites poches de temps que nous utilisons rarement. Si vous voulez enfin achever ce roman qui vous tient à cœur, pensez à les exploiter.
Fantastique et associés
Les genres de l’imaginaire sont variés et souvent méconnus. Petit tour d’horizon non exhaustif de quelques genres littéraires populaires.
Commençons par la plus généraliste de ces étiquettes: le Young Adult, aussi connu par son petit nom, YA. (Prononcer « Ouailles è » pour faire plus classe.)
Ce n’est pas un genre à proprement parler, mais le type de lecteurs auxquels s’adressent ces romans. Généralement des jeunes de 13/14 ans à 20 et quelques années. On trouve de tout en YA: de la romance, des drames, des critiques sociales… La seule contrainte, c’est d’adapter le contenu au public, et donc d’éviter la pornographie ou le gore. Ce qui n’empêche pas les auteurs de YA de traiter de sujets lourds, comme la mort (Nos Étoiles Contraires) ou la violence raciale (The Hate U Give). Il y a du fantastique en YA comme ailleurs.
OK, mais ce fantastique, qu’est-ce que c’est? Dans sa définition standard, c’est le genre « noble » de l’imaginaire. Celui qu’on étudie pour le bac de français, avec Le Horla ou La Peau de Chagrin. On se souvient tous de la définition apprise par coeur: « l’intrusion du surnaturel dans un récit réaliste ». Le fantastique peut d’ailleurs se mêler à d’autres genres pour les pimenter, comme c’est le cas pour les thrillers fantastiques par exemple.
Depuis le 19e siècle, le fantastique s’est structuré en genres codifiés. En général, ces genres ne traitent pas de « l’intrusion » du surnaturel dans notre quotidien, mais des relations entre un monde magique bien installé dans le réel et les humains qui ignorent son existence.
La fantasy contemporaine se déroule dans notre monde, à notre époque. Mais avec un petit « plus. » C’est Harry Potter qui doit faire face à la maltraitante de sa famille d’accueil ET à la menace d’un sorcier maléfique. Ça reste un genre assez « accueillant », dans lequel on peut classer aussi l’urban fantasy ou la romance paranormale.
La romance paranormale (PNR pour les intimes): tout est dans le nom, ou presque. Les règles du surnaturel viennent encore compliquer une intrigue romantique forcément difficile à la base. (Si la relation n’a pas de problème, on n’écrit pas un roman mais un faire-part.)
L’urban fantasy (c’est mon chouchou ^^): généralement située dans notre monde contemporain, l’urban fantasy fait de la ville un personnage à part entière. Souvent inspirée du roman noir, elle remplace le détective privé par un sorcier ou une créature surnaturelle qui évolue dans différentes couches des sociétés humaines et magiques. Et parce qu’on est au 21e siècle, ce héros est généralement une héroïne au caractère bien trempé. C’est mon genre de prédilection. Parce que je préfère utiliser des métaphores pour traiter des facettes trop dures de la réalité, parce que tout va toujours mieux avec une bonne dose de magie pour régler — ou compliquer — les problèmes du quotidien… Et je vous ai parlé des héroïnes au caractère bien trempé?
L’urban fantasy, c’est le fantastique remis au goût du jour, le roman noir éclairé par la magie, le fantastique qui suinte entre les pavés. C’est l’impression qu’il n’est pas besoin de partir loin pour s’évader, et qu’il y a autre chose à découvrir sous nos vies en apparence mornes.
Et la bit-lit? Elle tient un peu de la fantasy contemporaine (pour le cadre général et les créatures surnaturelles), un peu de l’urban fantasy (pour les héroïnes fortes) et un peu de la romance paranormale (pour les intrigues sentimentales). C’est un terme popularisé en France par l’éditeur Bragelonne, qui l’a même déposé en tant que marque.
Et parce qu’il n’y a pas que les hommes à crocs dans la vie, ces dernières années ont vu l’émergence d’un autre label: la witch-lit: là notre héroïne est une sorcière. La sorcière, c’est l’archétype de la femme indépendante et savante, celle qui ne se définit pas par rapport à un homme, celle qui ne se soumet pas, et qui par son savoir est à même de manipuler les forces de l’univers. Autant dire que les sorcières sont les femmes dont notre époque a besoin, et qu’il est fort à parier que ce genre littéraire a de beaux jours devant lui.
November 12, 2018
J’ourdis et j’en ai même pas honte.
Dans la vie, il y a deux sortes d’écrivains : les « plotters » et les « pantsers », ceux qui planifient et ceux qui se laissent entraîner au fil de la plume.
« Plotters versus pantsers », c’est une nouvelle guerre de religion. Certains allant même jusqu’à affirmer que leur méthode est la seule apte à produire un contenu littéraire de qualité. Je ne suis pas d’accord, et Charlotte Munich non plus.
Charlotte ne planifie pas. Si vous voulez en savoir plus sur son style d’écriture, je vous conseille d’aller faire un tour sur son blog.
Pour ma part, je suis incapable d’écrire sans savoir où je vais. J’aime avoir un plan plus ou moins détaillé avant de me lancer dans la rédaction d’un roman. Je dis « plus ou moins détaillé » parce que le niveau de précision de mon plan varie à chaque nouveau projet. Parfois je sais ce qu’il va se passer dans chaque chapitre, chaque scène. Pour d’autres projets je me contente de trois grandes idées : d’où part mon personnage, où il arrivera, et quel virage il devra prendre pour cela.
Si, en 10 ans de planification et de rédaction de romans je ne suis pas parvenue à une méthode fixe, c’est parce que chaque projet est unique, et que j’évolue en permanence en tant qu’écrivaine.
Et tout comme je suis persuadée qu’il n’existe pas pour moi de formule magique, je crois profondément que « plotters versus pantsers » est un faux débat qui nous fait à tous perdre un temps précieux. En matière d’écriture, les dogmes sont inutiles. Seule recommandation : chercher ce qui fonctionne le mieux pour soi, et l’adapter à chaque nouveau projet. Et surtout, surtout, ne pas se sentir obligé d’appliquer à la lettre la méthode de tel ou tel auteur. C’est ça aussi, la liberté de l’indé.