Lire Lolita à Téhéran

by Azar Nafisi

Un ami me dit un jour : « Tu ne comprends pas leur mentalité. S’ils ne veulent pas accepter ta démission, c’est parce qu’ils ne pensent pas que tu aies le droit de partir. Ce sont eux qui décident du temps pendant lequel tu devras rester et du jour de ton départ. »

Lorsque la révolution obligea les autres à en faire autant, son geste n’eut plus de sens.

J’ai pu observer pendant tout le temps que dura ce séminaire, de son début jusqu’à sa fin, qu’à aucun moment ces jeunes femmes n’avaient une image précise d’elles-mêmes. Elles ne se voyaient, ne se représentaient qu’à travers les yeux des autres — et de ceux que justement elles méprisaient.

J’aurais aimé, pourtant, que quelqu’un remarque la tendresse avec laquelle sont décrits l’impuissance de cette enfant, sa pathétique dépendance vis-à-vis du monstrueux Humbert Humbert, sa lettre, son chien, ou le douloureux courage dont elle fait continuellement preuve et qui atteint son apogée dans ce mariage pauvre mais essentiellement pur et sain. Et l’expression horrible qui envahit son visage lorsque Humbert Humbert lui vole quelque plaisir enfantin qu’il lui avait promis.

Lolita appartient à la catégorie des victimes sans défense à qui aucune chance n’est jamais donnée de construire leur propre histoire. Elle est ainsi doublement spoliée, non seulement de sa vie, mais aussi de l’histoire de sa vie.

Il avait interdit la danse classique et moderne, et donné aux danseuses à choisir entre le chant et le théâtre. Plus tard, chanter fut aussi interdit aux femmes, car la voix d’une femme, comme ses cheveux, est sexuellement provocante et doit être cachée.

En faisant de l’islam un instrument d’oppression, la révolution islamique lui avait plus porté tort qu’aucune puissance étrangère n’aurait jamais pu le faire.

Un roman n’est pas une allégorie, ai-je conclu. C’est l’expérience, à travers nos propres sens, d’un autre monde. Si vous n’entrez pas dans ce monde, si vous ne retenez pas votre souffle en même temps que les personnages qui le peuplent, si vous ne vous impliquez pas dans ce qui va leur arriver, vous ne connaîtrez pas l’empathie, et l’empathie est au cœur du roman. Voilà comment il faut lire la fiction, en inhalant l’expérience qu’elle vous propose. Alors commencez à inspirer.

Ma grand-mère avait refusé de sortir de chez elle pendant trois mois quand on l’avait forcée à se dévoiler. J’étais prête à prendre une position aussi extrême. J’étais loin de me douter qu’il me faudrait bientôt choisir entre le voile et la prison, la flagellation et peut-être la mort.

J’aimerais bien savoir où est M. Bahri maintenant, à cet instant, et pouvoir lui demander : Comment tout cela a-t-il pu arriver, monsieur Bahri ? Était-ce votre rêve ? Cette révolution est-elle celle que vous aviez imaginée ? Et qui paiera pour les fantômes qui hantent ma mémoire ? Qui paiera pour ces images d’hommes et de femmes assassinés, exécutés, que nous cachions dans des chaussures au fond de nos placards, avant de continuer à vivre ? Dites-moi, monsieur Bahri — ou, pour utiliser l’étrange expression de Gatsby, dites-moi, cher vieux —, qu’allons-nous faire de tous ces cadavres que nous avons sur les bras ?

Plus loin dans la rue, un slogan de l’ayatollah Khomeyni avait été recopié sur un mur en grandes lettres noires : CETTE GUERRE EST POUR NOUS UNE VÉRITABLE BÉNÉDICTION ! Je sentis la colère m’envahir. Une véritable bénédiction pour qui ?

Du point de vue du régime, l’Irak de Saddam Hussein n’avait pas simplement attaqué l’Iran. Il s’en était pris à la République islamique. C’était donc à l’Islam qu’il déclarait la guerre.

« Attention ! Attention ! Ceci est une alerte. Veuillez regagner vos abris… » Nos abris ? Quels abris ? En huit ans de guerre le gouvernement ne mit jamais en place le moindre programme de sécurité ou de protection civile.

Je dus lui rappeler que c’était justement par respect pour ce que ce morceau de tissu représentait que nous ne pouvions pas forcer les femmes à le porter.

Non, ce n’était pas un morceau de tissu que je rejetais, mais le fait que l’on voulût me transformer. Je n’avais pas envie, chaque fois que je me regarderais dans une glace, de haïr l’étrangère qu’ils auraient faite de moi.

La réalité, c’est que je ne sais pas ce que je veux, et que je ne sais pas si je fais ce qu’il faut faire. On m’a toujours dit ce qu’il fallait faire, et soudain je ne sais plus. Je sais ce dont je ne veux pas, mais je ne sais pas ce que je veux »,

Eh bien voilà : si tu es obligé de coucher avec quelqu’un qui te déplaît, tu fais le vide dans ta tête, tu prétends que tu es quelqu’un d’autre, tu veux oublier ton corps, tu le hais. C’est ce que nous faisons ici. Nous prétendons tout le temps être ailleurs, nous en rêvons, nous nous y préparons. Ça fait des heures que je réfléchis à ça, je n’ai pas arrêté depuis que mes étudiantes sont parties. »

Nous parlons de faits, pourtant les faits n’existent pour nous qu’en partie s’ils ne sont pas répétés et recréés à travers nos émotions, nos pensées, nos sentiments.

et je sais maintenant, mieux que je ne saurai jamais rien, que c’est ce désir tenace de vie et de liberté, cette poursuite du bonheur des jeunes Iraniens d’aujourd’hui, enfants de la révolution, et la pénible autocritique des anciens révolutionnaires qui donneront sa forme à notre avenir.