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by
Albert Camus
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March 20 - August 24, 2024
Ne croyez pas surtout que vos amis vous téléphoneront tous les soirs, comme ils le devraient, pour savoir si ce n’est pas justement le soir où vous décidez de vous suicider, ou plus simplement si vous n’avez pas besoin de compagnie, si vous n’êtes pas en disposition de sortir. Mais non, s’ils téléphonent, soyez tranquille, ce sera le soir où vous n’êtes pas seul, et où la vie est belle. Le suicide, ils vous y pousseraient plutôt, en vertu de ce que vous vous devez à vous-même, selon eux. Le ciel nous préserve, cher monsieur, d’être placés trop haut par nos amis ! Quant à ceux dont c’est la
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Il y avait peu de monde sur les quais : Paris mangeait déjà. Je foulais les feuilles jaunes et poussiéreuses qui rappelaient encore l’été. Le ciel se remplissait peu à peu d’étoiles qu’on apercevait fugitivement en s’éloignant d’un lampadaire vers un autre. Je goûtais le silence revenu, la douceur du soir, Paris vide. J’étais content. La journée avait été bonne : un aveugle, la réduction de peine que j’espérais, la chaude poignée de main de mon client, quelques générosités et, dans l’après-midi, une brillante improvisation, devant quelques amis, sur la dureté de cœur de notre classe dirigeante
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Soyons justes : il arrivait que mes oublis fussent méritoires. Vous avez remarqué qu’il y a des gens dont la religion consiste à pardonner toutes les offenses et qui les pardonnent en effet, mais ne les oublient jamais.
Les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort. Tant que vous êtes en vie, votre cas est douteux, vous n’avez droit qu’à leur scepticisme. Alors, s’il y avait une seule certitude qu’on puisse jouir du spectacle, cela vaudrait la peine de leur prouver ce qu’ils ne veulent pas croire, et de les étonner.
Tenez, après tout ce que je vous ai raconté, que croyez-vous qu’il me soit venu ? Le dégoût de moi-même ? Allons donc, c’était surtout des autres que j’étais dégoûté. Certes, je connaissais mes défaillances et je les regrettais. Je continuais pourtant de les oublier, avec une obstination assez méritoire. Le procès des autres, au contraire, se faisait sans trêve dans mon cœur.
dire les sages) ne peut supporter. La seule parade est dans la méchanceté. Les gens se dépêchent alors de juger pour ne pas l’être eux-mêmes. Que voulez-vous ? L’idée la plus naturelle à l’homme, celle qui lui vient naïvement, comme du fond de sa nature, est l’idée de son innocence. De ce point de vue, nous sommes tous comme ce petit Français qui, à Buchenwald, s’obstinait à vouloir déposer une réclamation auprès du scribe, lui-même prisonnier, et qui enregistrait son arrivée. Une réclamation ? Le scribe et ses camarades riaient : « Inutile, mon vieux. On ne réclame pas, ici. » « C’est que,
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C’est si vrai que nous nous confions rarement à ceux qui sont meilleurs que nous. Nous fuirions plutôt leur société. Le plus souvent, au contraire, nous nous confessons à ceux qui nous ressemblent et qui partagent nos faiblesses. Nous ne désirons donc pas nous corriger, ni être améliorés : il faudrait d’abord que nous fussions jugés défaillants. Nous souhaitons seulement être plaints et encouragés dans notre voie. En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l’effort de nous purifier. Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n’avons ni l’énergie du
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Dès lors, puisque nous sommes tous juges, nous sommes tous coupables les uns devant les autres, tous christs à notre vilaine manière, un à un crucifiés, et toujours sans savoir. Nous le serions du moins, si moi, Clamence, je n’avais trouvé l’issue,
incessant, ce sera le mariage, brutal, avec la puissance et le fouet. L’essentiel est que tout devienne simple, comme pour l’enfant, que chaque acte soit commandé, que le bien et le mal soient désignés de façon arbitraire, donc évidente. Et moi, je suis d’accord, tout sicilien et javanais que je sois, avec ça pas chrétien pour un sou, bien que j’aie de l’amitié pour le premier d’entre eux. Mais sur les ponts de Paris, j’ai appris moi aussi que j’avais peur de la liberté. Vive donc le maître, quel qu’il soit, pour remplacer la loi du ciel. « Notre père qui êtes provisoirement ici… Nos guides,
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Quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie. Sans compter, cher ami, qu’il faut se venger de devoir mourir seul. La mort est solitaire tandis que la servitude est collective. Les autres ont leur compte aussi, et en même temps que nous, voilà l’important. Tous réunis, enfin, mais à genoux, et la tête courbée.