Mon utopie (French Edition)

by Albert Jacquard

L'essentiel de l'apport profondément novateur de Mendel est la compréhension du rôle de l'aléatoire, c'est-à-dire du hasard, dans la transmission des informations génétiques. Pour décrire les processus en cause, il faut donc recourir à la technique du raisonnement probabiliste.

Au début de mon activité de professeur, je suis souvent resté, comme tous mes collègues, le stylo en l'air, incapable de décider du chiffre qui était censé résumer mon opinion sur la copie que je venais de lire. Expérience mille fois répétée, j'ai à la longue compris que ce nombre ne pouvait être qu'une absurdité et que le donner était une capitulation devant ce Big Brother qu'est un système éducatif fondé sur la sélection.

Leur principal souci étant de se mettre à l'abri des réclamations des candidats évincés, ils se réfugient derrière des épreuves dont la correction est supposée objective, d'où la pondération élevée des sujets scientifiques.

Il ne s'agit pas de refuser l'autorité du pouvoir, nous sommes par bonheur en démocratie, mais d'intervenir au quotidien dans le difficile équilibre entre le désordre et les excès de l'ordre.

Quel que soit l'objet que nous étudions, nous ne pouvons le décrire que par ses interactions avec d'autres objets. Toute caractéristique introduite dans cette description n'a de sens qu'en fonction des liens qu'elle crée avec d'autres objets. Isolé, réduit à lui-même, un élément quelconque de l'univers ne peut être représenté par des mots, car ceux-ci expriment des concepts liés à des interdépendances.

une logique située à l'opposé de la logique des économistes. Ceux-ci attribuent à chaque bien une valeur et calculent le coût de sa production. La comparaison des deux définit la rentabilité du processus et oriente les choix. Un tel raisonnement ne peut être tenu lorsqu'il s'agit de lutter contre la maladie : le coût des soins peut certes être calculé et il est souvent élevé, mais la « valeur » de la guérison obtenue ne peut être définie, ce qui prive de toute signification le concept de rentabilité. Quelle serait la rentabilité de la guérison d'un vieillard ? Le simple fait de l'évoquer sonne comme la menace d'un retour à la barbarie. Pour rester cohérent avec cette attitude, il faut admettre que la guérison d'un adolescent échappe elle aussi au raisonnement économique ; ce n'est pas en raison des bénéfices que cette guérison peut apporter plus tard à la société qu'il doit être soigné, c'est parce qu'il en a besoin et que la collectivité ne s'estime pas en droit de lui refuser son aide.

Une autre solution aurait été de mieux utiliser le parc immobilier disponible, notamment à Paris, où de nombreux appartements ne sont pas occupés (de l'ordre de cent mille selon diverses sources). Cela supposait une intervention de la puissance publique utilisant son pouvoir de réquisition, c'est-à-dire osant faire reculer le droit de propriété. Cette opposition entre deux droits est une occasion de révéler les choix éthiques implicites d'une société : quel droit est le plus sacré, le droit d'un propriétaire de disposer librement de ses biens ou le droit d'une famille de disposer d'un toit ? Le premier est présenté comme essentiel pour le fonctionnement normal de la société. Il est souvent considéré comme inscrit dans la « nature humaine ». Est-ce si sûr ?

L'équilibre de la terreur est en effet par nature un équilibre instable. L'emploi de la bombe par un de ses détenteurs provoquerait une réplique immédiate, lançant une réaction en chaîne qui risquerait fort de ne pas s'arrêter avant l'anéantissement total. Si l'on pouvait admettre avec une certitude absolue que ces armes ne seront jamais utilisées, le danger disparaîtrait, mais elles perdraient aussitôt leur pouvoir pacificateur. Elles ne peuvent avoir ce rôle supposé bienfaisant que si leur emploi a une probabilité non nulle, c'est-à-dire si le suicide général est considéré comme acceptable.

Si cette attitude de compétition permanente se bornait au sport, ce ne serait qu'anecdotique ; hélas, dès l'école primaire, elle est présentée comme une nécessité, elle serait seule conforme aux leçons de la nature. Un darwinisme simpliste est même utilisé pour la justifier : l'amélioration des espèces est présentée comme le résultat d'une implacable « lutte pour la vie » qu'il faudrait perpétuer. En réalité, l'arbre de l'évolution comporte des bifurcations qui doivent beaucoup plus au hasard qu'à la nécessité. Rien ne nous oblige à prolonger cette lutte au cours des événements qui sont la part spécifiquement humaine de notre vie : les échanges.

on peut, à défaut de l'atteindre, se rapprocher de l'état « travail zéro » par plusieurs voies : le remplacement des hommes par des machines dans les processus répétitifs ou fatigants, la remise en cause de besoins artificiels qui nécessitent le travail de nombreux humains sans finalement apporter de satisfaction à quiconque, et enfin une meilleure répartition entre tous du travail résiduel.

Dans notre pays, la durée du travail dans l'industrie a ainsi été diminuée d'un tiers au cours des premières décennies du xxe siècle : les quarante heures obtenues en 1936 ont succédé aux soixante heures de 1900 ; si ce rythme de réduction s'était prolongé jusqu'à la fin du siècle, cette durée serait aujourd'hui bien inférieure à vingt heures hebdomadaires.

C'est l'attitude collective face à un objet ou à un service qui génère sa valeur et, en économie monétaire, qui décide de son prix. En retour, le niveau de ce prix influence la production et la consommation. Un des aboutissements, parmi les plus importants, des raisonnements des économistes est le « théorème du rendement social maximal » ; il affirme que le système de prix résultant du libre jeu du marché est celui qui conduit la collectivité vers la situation la plus profitable à tous. Tout se passe, selon eux, comme si une « main invisible » utilisait les égoïsmes individuels pour servir l'intérêt commun. Cette affirmation est au cœur de la pensée libérale : il suffirait, pour que tout aille au mieux, de laisser faire cette main bienfaisante. Malheureusement, comme tout théorème, celui-ci repose sur quelques hypothèses et elles sont lourdes : il faut que les biens soient des sources de satisfaction, qu'ils soient échangeables, appropriables, et surtout que la notion même de valeur puisse pour eux être définie. Or, dans une société complexe, le rôle dans l'économie d'un agent ou d'un objet, quel qu'il soit, est nécessairement multiple ; le résumer par un nombre, sa valeur, c'est l'unidimensionnaliser, donc le trahir.

À la fin des années 1980, un article de l'économiste Francis Fukuyama a eu un grand retentissement ; il avait pour titre et annonçait « La fin de l'Histoire ». Pour cet auteur, le modèle économique et politique que proposent actuellement les États occidentaux était le meilleur possible. Il « mettait le point final à l'évolution idéologique de l'humanité et à l'universalisation de la démocratie libérale occidentale ». L'Histoire pouvait s'arrêter. Il paraît difficile d'adhérer à une telle vision. La fin de l'Histoire, bien sûr, ne se produira qu'avec la fin de l'humanité. Plus souhaitable et plus probable est la fin de l'économie.

Un exemple caricatural de cet aveuglement est donné par les incantations des politiques espérant constamment la « croissance » sans jamais préciser la nature de ce qui croît ; ils oublient, nous l'avons vu, qu'un rythme, par exemple, de trois pour cent l'an a pour conséquence en un siècle une multiplication par vingt de la consommation, aboutissement évidemment impossible.

le prix de revient d'un transport par camion n'a de sens que si l'on incorpore dans le calcul le coût des conséquences, pour la santé publique et pour l'équilibre climatique, du CO2 envoyé dans l'atmosphère. Or ce coût est totalement inconnu et n'est même probablement pas quantifiable. Tous les calculs permettant de comparer la rentabilité des divers moyens de transport sont donc simplement dépourvus de sens ; ils ne constituent qu'une façade de scientificité camouflant l'impéritie des décideurs.

rien de commun avec la valeur qu'évoque l'économiste. Celle-ci est un nombre permettant de classer tous les biens et tous les services, sur une échelle unidimensionnelle. Elle donne du sens à l'affirmation que trois kilos de choux sont équivalents, car ayant la même valeur, à deux kilos de carottes. Mais lorsque l'interrogation concerne la guérison d'un enfant, les soins à donner à un vieillard, l'éducation à proposer à un jeune, le respect à manifester face à tout être humain, la réponse à l'interrogation sur la valeur des actes possibles ne peut être donnée, sinon en renonçant aux valeurs qui sous-tendent les règles adoptées pour la vie en communauté.

Thomas More, dans son Utopia, propose une réforme radicale : « Seule capable de constituer le bonheur du genre humain : l'abolition de la propriété », car, constate-t-il, « tant que le droit de propriété sera le fondement de l'édifice social, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n'aura en partage que disette, tourments et désespoir ». Il évoque une demi-mesure : « Décréter un maximum de possession individuelle » mais, selon lui, ce ne serait qu'un palliatif incapable de guérir le mal.