Christophe Claro's Blog, page 36
June 27, 2019
FREDONNER AU BOUT D’UN CLOU – Lambert Schlechter
Quelle pourrait bien être la plus petite unité littéraire ? Le mot ou la phrase ? Le paragraphe ou la page ? A partir de combien de fleurs absentes peut-on parler d’idée de bouquet ? Existe-t-il un seuil en dessous duquel l’écriture peine à tenir, un autre au-dessus duquel elle s’estime de plain-pied ? La question de la forme est-elle une question d’endurance ? Le fait est que, pour quiconque décide de plier le Temps à la forme écrite, avant même d’avoir circonscrit un périmètre (sonnet, roman, nouvelle…), mettre la main au clavier revient à produire des unités, c’est-à-dire des blocs, des sections, des morceaux soumis au façonnage d’un souffle, d’un rythme. Ainsi, on pourrait dire qu’il existe, parallèlement à la page concrète, celle que l’histoire papetière a baptisé A4 ou A5, comme s’il s’agissait d’énigmatiques coordonnées (un mot-croisé ? un point isolé dans l’espace ?), une page abstraite (mais non moins réelle pour l’écrivain) : celle qu’il emplit d’un jet à la fois fluide et heurté, comme la première heure d’un jour, une sorte d’étalon ne présageant d’aucune structure, une matrice rétive aux descendances, mais lui permettant d’abattre toutes ses cartes en une fois : un va-tout joué en solitaire. Cette page tient de l’exercice, mais en surface seulement, car en elle s’ébat une liberté extrême – elle n’engage pas d’œuvre immédiate, étant pour ainsi dire simultanément recto et verso. Cette unité hautement personnelle, certains lui donnent un nom. Pour Lambert Schlechter, c’est « proserie », un terme un peu bâtard, pas très heureux en apparence, qui mêle prose et causerie, mais où on peut également entendre poésie, et pourquoi pas poterie. L’écrivain au clavier ? Il est devant son tour, et la forme, sous ses doigts, s’exerce au vertige.Lambert Schlechter est né en 1941 au (et à) Luxembourg. Après avoir publié deux recueils de poésie en 1982, il garde le silence jusqu’en 1990, date à laquelle il fait paraître des « petites proses », ce qu’il nomme des « pieds de mouche », plutôt que de sculpter, comme tant d’autres, des pattes d’éléphant. A partir de 2006, il livre une série de « proseries », sous le titre générique « Le murmure du monde ». Aujourd’hui, fort de ses soixante-dix-sept ans, il en est au septième volume – c’est par ailleurs son vingt-neuvième ouvrage paru –, alors autant s’y avancer sans plus tarder, autant examiner le cœur battant Une mite sous la semelle du Titien, ensemble de 108 textes composés chacun d’une phrase, écrits entre mars 2016 et février 2017. « Cette aire spéciale de blancheur rectangulaire, les deux tiers d’une page A5, et vingt-neuf lignes à remplir, le total fera autour de mille signes, c’est le champ que j’aurai encore & encore à labourer / ensemencer / récolter, personne ne m’a rien demandé, tout le labeur se fait sur la base d’un contrat avec moi-même, contrat-contrainte, tout ce que tu as à écrire, tu l’écriras en vingt-neuf lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent […]. » Une aire, un champ : l’unité d’écriture est avant tout spatiale. Le monde de l’écrivain : sillon avide de diamant.Libre, têtu, précis, Schlechter travaille son arpent avec des motifs, des encoches – la mort de sa femme il y a vingt-sept ans, son immense bibliothèque anéantie par un incendie (et 95% de ses manuscrits partis en fumée…), des bribes de Tchékhov ou de Beckett, d’autres langues (Robert Walser dans le texte…), un saxo de Coltrane, deux choucas, un cul tendu, l’anxiété du gel, le balbutiement (qui se traverse), l’agonie de William Gaddis, la mélancolie (ses vibrations), un ornithogale douteux (en pot) – « et pendant que bandent les amants qui pendent et se vident de toutes les réserves de leur foutre d’amour, les fifres et les sous-fifres fifrent tout leur fifrement pour exciter les mandragores à faire éclore leurs myriades de délicates vulvettes afin de contribuer à perpétuer, chafouinement, l’inutile engeance des tristes troubadours ». Poétique de l’éclaté et du rassemblé : la page écrite – tour à tour « écrin » ou « potage » – est une liste animée, un grouillement d’affinités, une convocation fuyante, une brassée d’airs complices, on y voit défiler le souvenir et le rêve, la pensée et l’acte, la joie et la douleur, mais ici nul esprit de confession, l’intime reste ouvert, vivace, ce n’est pas le regret qui griffonne, mais la phrase qui réordonne et éclaire les tessons d’une l’impossible fresque. « Avec un filet à papillons courir sous l’immatérielle voûte de la somnolence attraper des philosophèmes bigarrés, puis les épingler dans les caissons […] je continue de courir avec ma saloperie de filet, attraper mots qui caracolent, puis j’épingle encore & encore, et on me voit sourire & fredonner au bout de mon clou. » Ecrire : fredonner au bout d’un clou. Pas mieux.Lambert Schlechter est comme un Orphée qui aurait mieux à faire que fréquenter les ombres. Son dévouement à la page – à l’aire, au champ – lui épargne plaintes et « fifrements », et c’est en stoïque excité qu’il compose, au fil des ans, ces « proseries » qui, cadence de l’intelligence oblige, se moquent des flammes. Des pages qu’on mâche, et dont le jus est, n’en doutez pas, folle jouvence.
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Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, proseries(Le murmure du monde 7), éd. Tinbad, 16 €
Published on June 27, 2019 21:30
June 26, 2019
POUPÉE DE SENS – Emilie de Turckheim
Toute histoire du féminisme un tant soit peu exhaustive se devrait de comporter une section consacrée au thème de la « femme figée ». Il y serait question d’agalmatophilie, cette attirance sexuelle pour les statues, et donc du mythe de Pygmalion, on y aborderait (avec des gants) la nécrophilie, mais aussi les poupées gonflables et les modernes sex-dolls – et sans doute y aurait-il mille et un renvois aux chapitres sur le viol et les violences conjugales. Le fait que tous ces thèmes puissent cohabiter serait, je crois, assez éloquent. Le fantasme de la femme-objet, au sens littéral, qu’elle soit de chair violentée ou en élastomère thermoplastique, pourrait même constituer le cœur d’un tel ouvrage. Bizarrement, la fiction ne s’est guère intéressée aux poupées sexuelles, comme si les légions de Bovary et Cendrillon lui suffisaient amplement. On citera néanmoins Wilt de Tom Sharpe et Le regard de la poupée gonflable, de Javier Tomeo, tous deux écrits par des hommes (tiens, tiens), mais le fait est qu’il n’y a pas encore de quoi leur consacrer une section sur une étagère de librairie. Pourtant, l’existence même des sex-dolls est sidérante. Proust disait que la jalousie est la vérité de l’amour. Ne pourrait-on avancer que la sex-doll est la vérité de la domination masculine ? Son angle mort ? Je laisse à d’autres le soin d’étudier la question. Ne comptez pas non plus sur moi pour vous aider à choisir entre Eléa et Soline, qui vous coûteront pas loin de deux mille euros chacune, frais de port non inclus, pas la peine d’écrire au journal. Ouvrons plutôt le nouveau roman d’Emilie de Turckheim, L’Enlèvement des Sabines et faisons connaissance avec Sayana et Sabine.Sayana vit en couple avec Monsieur Takemoto depuis un an et tout semble très bien se passer entre eux, si l’on en croit l’entretien qu’a bien voulu accorder le sieur Takemoto au journaliste Noma Takeshi. Côté sexe, c’est royal, même si Sayana ne jouit pas (« Monsieur Noma, 39% des femmes n’ont pas d’orgasme pendant le rapport sexuel »), et côté désir, ça n’est pas prêt de s’émousser (« Selon moi, le désir s’en va quand les gens se connaissent le fond de leur poche. Mais moi je ne peux pas connaître Sayana. »). Exit Sayana, qui n’était que le préambule au roman. Entre Sabine. Une femme, une vraie. A qui ses collègues offrent, quelle drôle d’idée, une sex-doll, fabriquée au Mans, neuve et fringante. D’habitude ils refilent un ficus – dans les deux cas, dira-t-on, une belle plante. Ce cadeau va se révéler une bombe à retardement. Et c’est là où le roman révèle toute son intelligence et sa belle inventivité. Plutôt que d’abuser de l’aubaine d’un tel sujet, plutôt que de nous embarquer dans une histoire extravagante et salace, il joue la carte du grain de sable. L’introduction de ce « corps étranger » dans la vie conjugale de Sabine va stimuler diverses tendances explosives déjà à l’œuvre. Le roman lui-même, d’ailleurs, va subir des variations de formes.Hans, le mari de Sabine, est un metteur en scène de théâtre mégalo et égocentré, qui ne monte qu’une seule pièce, toujours la même : Titus Andronicus, de Shakespeare (Emilie de Turckheim les fait dialoguer sous forme théâtrale) ; la mère de Sabine, elle, est une ancienne enfant-mannequin, qui ne jure que par la mythologie et la maternité, et laisse d’interminables messages sur le répondeur de sa fille (on passe alors au monologue) ; quant à Fanny,la grande sœur de la narratrice, elle vénère son couple et adule son fils (là encore, dialogue théâtrale). Quant aux « autres », ceux qui se manifestent lors d’occasions sociales, leurs propos sont retranscrits sous une forme éparse, éclatée, anonyme. Tous ces monstres ordinaires vont d’autant plus user la patience de Sabine que cette dernière s’est trouvé un double rassérénant en la présence de la parfaite poupée, qui trône sans régner. Laquelle poupée devient à la fois prisme et chambre d’écho, et pousse chacun à sortir de son pénible bois. « Tu ne peux pas imaginer comme la violence a le sommeil léger. Elle dort juste sous la peau des hommes un rien la réveille. » Pourtant, la mère de Sabine avait prévenu ses filles : « Les hommes disent qu’ils jouissent et qu’ils éjaculent, comme si c’était une question de plaisir et de liquide, mais ne vous faites pas avoir, les filles. Quand un homme éjacule, il enfonce un couteau dans votre ventre. »L’Enlèvement des Sabines est une subtile machine infernale, qui passe au crible de son héroïne de latex les travers d’un monde maniaco-dépressif, où la quête de l’excellence (meilleur conjoint, meilleur élève, meilleure collègue…) piétine les êtres doués pour la discrétion. Taxée de timide par sa mère, baptisée « Mademoiselle Invisible », Sabine semble vouée à la dissipation, à on ne sait quel devenir-méduse, quelle tentation-Ophélie : « […] j’étais jetée par-dessus bord, la mer plantait ses aiguilles gelées, je tombais dans l’eau brune de l’hiver, deux colliers de perles d’oxygène sortaient de mes narines, remontaient vers la surface, vers les tendres soleils, je m’enfonçais, molle, invertébrée, exsangue. » Mais un jour, la poupée s’anime. Laquelle ? C’est tout l’objet du livre. Pardon : son sujet.__________________Émilie de Turckheim, L’Enlèvement des Sabines, éditions Héloïse d’Ormesson, 17 €
Published on June 26, 2019 21:45
June 25, 2019
LA CROIX ET L’ARTICHAUT – Denis Tillinac
De tous les genres littéraires imaginables, la "très longue dictée" me sidère – je ne suis même pas sûr qu’il s’agisse d’un genre littéraire. Difficile d’en définir la forme, d’en fixer les canons. La TLD remonte à une époque révolue mais séduit encore quelques assis éclairés à la bougie. Peu d’écrivains l’osent, tant elle est risquée. Située à égale distance du suranné et du ridicule, elle récompense ceux qui s’y collent par une ankylose stylistique sans doute incurable. Il sait pourtant se dilater telle une vessie dès qu’on l’agite devant un auditoire égrotant, seul capable de discerner, sous l’enduit de l’ennui, le papier peint de la sincérité (pardon).Contrairement à la DO – la Dictée ordinaire –, qui s’épanche laborieusement en salle de classe tel un ru de mots croisés mais ne dure jamais plus d’une vingtaine de lignes, la Très Longue Dictée, elle, n’hésite pas à occuper l’espace entier d’un livre. Hypnotique au point de courir le risque du soporifique, elle sidère par sa foi dans un récit entièrement constitué de carton-pâte, dans le choix de mots bibelots nimbés de poussière, extraits d’un lexique qui a tout d’une vitrine, et comme elle ne réfléchit que la bouche qui l’embue.
Oyez. Denis Tillinac vient de porter la TLD à son paroxysme. Après lui, gageons-le, plus personne n’osera relever le gant. A peine a-t-on entrouvert Caractériel qu’on entend déjà crisser la plume sur le papier réglé. Il faut dire que Tillinac a l’ouïe fine et la sergent-major affûtée. Bien, prenez une feuille, notez votre nom et votre prénom en haut à gauche, inscrivez le titre au milieu puis écrivez, gaffe aux liaisons, c’est parti : « Le silence grésillait [virgule], modulé plutôt que rompu par les chants des grillons [virgule], le hululement d’une chouette [virgule], l’aboiement d’un chien [virgule] le tintement des clochettes [z’] accrochées [z’] au cou des vaches [point] ». L’élève-lecteur, en plus d’être bercé par cette curieuse cacophonie, aura ainsi appris quelques caractéristiques phoniques de la gente animale. Il n’oubliera jamais, après ça, que le grillon chante, que la chouette hulule, que le chien aboie, et que la vache tinte. Mais montons d’un cran. Levons les yeux. Ecoutons le clocher, qui lui aussi a quelque chose à dire, le clocher « où s’égrenaient les heures en sonorités cristallines », le clocher qui « énonçait son heure [virgule] sur un ton de résignation éplorée », et confiait à l’enfant « son humble prière ». Ce clocher tout résigné et éploré ne vous suffit pas ? Soit. Prenons le chien, un animal aux « yeux doux » dans lesquels on peut lire une « tendresse désemparée ». Bon, je vous accorde que cette « tendresse désemparée » fait pâle figure à côté de l’«affabilité taciturne » de… de quoi ? De la bâtisse, bien sûr ! Que serait une dictée, surtout très longue, sans une « bâtisse » ?
Chaque page de cette interminable pensum qu’est Caractériel possède son bibelot attendu d’inutilité sonore. La photo de l’ancêtre ? Elle « trônait dans un cadre doré sur le buffet [deux f]. » Il faut dire que la mémoire est comme un grenier « où s’empoussiérait la bimbeloterie de ma brocante intime ». Vous remarquerez au passage l’assonance – bimbeloterie, brocante – capable à elle seule de donner un double orgasme à Lagarde et Michard (tout comme, d’ailleurs : « les odeurs de la fauverie m’enfiévraient », c’est fou, non ?). L’enfance, on le sait, est une épicerie, un marchand de couleurs, comme on disait du temps du Général ! Vous trouverez donc toute la quincaillerie nostalgique : Ivanhoé, Tarzan, Kopa, avions en papier, pick-up, Tintin, etc. Pourquoi se gêner. Tout est possible ici : le remords « tarabuste », les résolutions ont « le souffle court », les sourires « sont empreints de résignation ». Ici, les choses sont à leur place : « Il y avait des enfants dans chaque maison [virgule] des poules et leur coq devant chaque seuil [virgule], des vaches dans chaque étable [virgule] des cochons dans les porcheries [virgule] des lapins dans les clapiers [un seul p, point]. » Le temps de l’imparfait règne en maître, comme si l’imperfection était le temps même de la langue, sa raison d’être. Sa naphtaline.
Veaux, vaches, cochons… que de crimes on comment en votre nom ! La nature inspire l’auteur au point parfois qu’il sombre dans des visions hallucinatoires : « Les restes d’un chêne foudroyé m’inspiraient la même compassion que les vaches [sic]. Il était penché[é] comme un vieillard [pas de virgule] et ses branches sans feuille aucune semblaient implorer un pardon. »On se demande bien d’ailleurs pourquoi ce pauvre arbre demande pardon. (Il semble plutôt crier : Pitié ! Sortez-moi de cette dictée débile !) Tillinac a-t-il conscience de porter la niaiserie à un degré d’ébullition jusqu’ici inégalé ? On peut hélas en douter quand on lit, à l’avant-dernière page : « Pour l’heure mes nostalgies sont les seules [seu-leu] oasis dans ce désert de l’amour où mon cœur d’artichaut traîne sa croix. » Allons bon. Après la dictée : la récitation ! Un artichaut traînait une croix dans le désert, quand soudain, au détour d’une oasis…
________________________Denis Tillinac, Caractériel, Albin Michel
Published on June 25, 2019 07:01
June 23, 2019
CHAIR ROUGE ET CENDRES GRISES – Daniel Fohr
On aurait tort de croire que dans le domaine de la fiction, simplicité égale insipidité. On le voit bien avec certains auteurs, qui parviennent à ladite insipidité à force de contorsions gênantes (la place me manque ici pour donner des noms), et confondent style et nougatine. Certes, il en est pour qui la simplicité est une pure affaire d’économie, et qui pensent donc l’atteindre en laissant la phrase traverser la pièce (la page) à petits pas (petits mots), comme sur des patins, histoire de ne rien salir – las, leur écriture alors n’est nullement blanche, juste transparente. Heureusement, et certains auteurs l’ont compris, la simplicité est avant tout affaire de grâce, d’équilibre. De même que marcher sur un fil tendu au-dessus du vide exige davantage qu’une aptitude à la marche et un certain courage, ne pas faire de vagues (inutiles) demande de solides connaissances en mécanique des fluides. C’est sans doute la raison pour laquelle les histoires simples racontées simplement ratent souvent leur but : le vertige que leur inspire leur propre vide les rend indigestes. Leur réduction à l’os a un goût de craie, scolaire qui plus est. Mais cessons de tourner autour du pot. Ce que je veux dire – plus simplement, donc – c’est qu’on prend une belle leçon de simplicité en lisant l’impeccable Retour à Buenos Aires, de Daniel Fohr.Le fil tendu ici est limpide : un homme, bibliothécaire de son état, embarque sur un porte-containeur au Havre afin d’aller répandre à Buenos Aires les cendres d’un parent, « l’Aviateur ». Il emporte également les quelques lettres échangées entre l’Aviateur et la femme que ce dernier aimait et qu’il devait rejoindre en Argentine – une histoire d’amour intense, brisé dans l’œuf au dernier moment par un télégramme laconique. Voilà. 175 pages sur le porte-conteneur, 25 pages à Buenos Aires, c’est parti. La question qui se pose d’emblée est la suivante : qu’est-ce qui peut bien se passer à bord d’une « muraille d’acier rouge feu, de trois cent quarante mètres de long et cinquante de large » ? On pourrait répondre, pour faire vite : rien. Pas de drame. Un quotidien assez rodé, une communication avec l’équipage proche du zéro, au mieux un karaoké et une très légère tempête. Et pourtant, Retour à Buenos Aires est aussi excitant que le film Titanic, qu’il semble prendre en risible contrepoint.Seul avec son urne dans cet environnement dépouillé, le narrateur séduit vite le lecteur par sa vision légère et flottante des choses, sa façon discrète de chercher sa place dans un monde en apparence neutre, mais qui, justement, parce que neutre, stimule son imagination et son humour. Croisant le chef cuisinier, il commente : « Il est fréquent qu’une figure d’autorité déclenche une forme d’inquiétude, à la douane, à la banque ou chez le médecin, surtout armée d’un hachoir. » A propos d’un tatouage : « La vierge sur son avant-bras avait l’air de mâcher du chewing-gum chaque fois qu’il bougeait. » L’urne, au cours du livre, se prend pas mal de gnons ? « […] j’ai humecté une des serviettes en éponge et nettoyé la surface de l’urne que j’ai ensuite séchée. Elle ressemblait à une voiture accidentée propre. » Très vite, entre l’homme et le défunt s’établit un dialogue : « J’étais dans cet état flottant où l’esprit saute d’une pierre à l’autre sans effort, et il m’est apparu en regardant l’urne cabossée qu’il n’y avait que d’infimes différences moléculaires entre ma chair rouge et les cendres grises de l’Aviateur. » Flottant, sans effort, infime : oui, mais pour que ça flotte ainsi, pour que les efforts soient invisibles, pour qu’on puisse palper l’infime, Daniel Fohr a su épurer sans assécher, resserrer sans étouffer. Finalement, à bord du porte-conteneur, autrement dit dans cet immense contenant qui contient lui-même d’autres énormes contenants, le vide devient une sorte de décor mental permettant de mieux détourer les êtres, les sensations, les pensées. Oui, vous l’avez compris, trimballer les cendres d’un aviateur sur mer n’a rien d’anodin. On n’incarne pas impunément un mythe ou une allégorie. En Charon attentif, le narrateur a tout de même une idée précise de ce qu’il ne veut pas : « Je ne voulais pas mourir dans la métaphore d’un monde en perdition. Je voulais bien mourir, mais pas comme ça. » On le suit comme une ombre, de salle en salle, d’un pont sur l’autre, d’une idée à une autre. Et tandis que rien ne semble possible entre lui et les autres passagers, entre lui et l’urne mutique, mille petits détails, de par leur délicate vibration, nous permettent d’assister, sereinement, à la naissance et à la maturation d’une émotion. Car ce que le narrateur découvre, entre Le Havre et Buenos Aires, c’est ni plus ni moins — mais il serait dommage de dévoiler ici le secret de la simplicité. Sachez juste que l’auteur recourt souvent au temps du passé composé, une façon de ralentir le pouls du temps, de laisser les gestes prendre la mesure de leur inévitable achèvement.
En mer, quand on franchit l’équateur, a lieu une cérémonie, une sorte de baptême. Eh bien, dans les livres, ça arrive parfois aussi. Un équateur hante le texte, invisible, mais une fois franchi, on perçoit autrement les choses… plus simplement. On lit mieux.
_______________________Daniel Fohr, Retour à Buenos Aires, éd. Slatkine & Cie
Published on June 23, 2019 21:30
June 20, 2019
L’INVENTION DES ETINCELLES – Babouillec
Les livres vont et viennent, ils semblent parfois aller de soi, et même y retourner, dans ce petit soi établi, s’avançant l’air de rien et n’ayant souvent que cet air à fredonner, l’air du rien, qu’ils entonnent sans complexe, satisfaits que l’encre ait fini par sécher comme un ersatz de sang sortie d’aucune blessure. Pour la plupart, on le sent bien, l’enjeu est de papier, leur horizon une table de libraires où faire pile, le nirvana un frisson télévisé. A l’origine de leur apparition, on sent quoi ? une molle envie de dire, un petit besoin d’exprimer, le goût gracieux de raconter, bref, l’impérieuse inutilité de réciter quelque chose de vaguement déjà rédigé. A force de voir déferler sur l’écran de nos boîtes crâniennes tous ces romans-plumes (la décence nous interdit de préciser où exactement ces plumes semblent s’être logées…), on finirait par oublier que certains livres sont travaillés, eux, par des forces abrasives, des pulsions ignées – par une urgence. Une urgence qui les rend uniques, les irrigue et nous contraint à questionner notre rapport au langage. C’est le cas de l’extraordinaire Rouge de soi, premier roman de Babouillec, une jeune trentenaire autiste, de son vrai nom Hélène Nicolas, révélée au grand public par des spectacles adaptés de ses textes (A nos étoiles et Forbidden di Sporgersi) et un film de Julie Bertuccelli (Dernières nouvelles du cosmos, 2016).Il y a un mystère Babouillec, dans la mesure où l’auteure ne « parle » pas, n’a jamais appris à lire et à écrire. Grâce à sa mère, elle est parvenue, au moyen de petites lettres plastifiées, à former des mots, des phrases, des textes. A surgi alors un univers mental incroyablement complexe, formidablement articulé, riche en images et pétri de pensées, au lexique foisonnant, dénotant une expérience ontologique hors du commun. Le mystère est devenu miracle. De la nuit dévorante de l’autisme a jailli un être de parole doté d’une clairvoyance qui nous ébranle. Toutes nos certitudes quant aux chemins à emprunter pour advenir au langage et soumettre ce langage au travail des formes explosent en plein vol. A croire qu’il existe un corps mental embusqué dans le corps, qui capte et traite et retranscrit – puis, un jour, à force d’être bombardé par les particules linguistiques, émet à son tour. Produit. Crée. Lisant Babouillec, on pense à cette lettre d’Artaud à Jacques Rivière où l’auteur de L’Ombilic des limbes dit : « Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. » Cette poursuite, Babouillec la mène chaque jour depuis sa chair secrète et empêchée, avec une vitalité et un gai savoir qui transportent.
Dans Rouge de soi, elle est Eloïse Othello, électron libre qui cherche, par la danse et l’amitié, par l’amour aussi, à « être soi-même et non une identité manufacturée dans la chaîne de l’identité sociale ». C’est tout le paradoxe de son combat : découvrir le sens de ce « soi-même » qu’abrite sa conscience sans se plier aux codes sociaux ni s’enfermer dans la cage généalogique. Il y a les amis (Suzy, Liz, Federico, Tonio), un flirt (Moshé), une sœur (Oisive), une psy (Madame Sanchez), il y a aussi la danse, l’influence de Pina Bausch, et le rire, qui sauve de tout. Babouillec a « le sentiment de vivre comme une forcenée attachée à la perte de sa conscience », et c’est contre cet attachement, cette perte, qu’elle écrit, en se posant perpétuellement des questions fondamentales que nous devons alors à notre tour manipuler comme de brûlantes braises entre nos mains malhabiles. Infatigable dans sa quête de l’être entier qu’elle sait réfugié en elle et dont elle redoute la fragmentation, l’auteure élabore toutes sortes de stratégies pour embrasser la vie sans rouiller dans le cadre. Méditant sur ses origines, l’héritage familial comme le passif immémorial, se voulant à la fois poreuse et étanche, souple et blindée, elle s’expérimente elle-même comme un « rodéo social féérique capricieux », en prise avec une « liberté organique contrôlée dans un corps en construction ».
Sa soif d’essentiel ne l’empêche pas d’être légère, voire drôle, et si seuls lui importent les questionnements qui ouvrent au monde et à l’autre, elle sait parfaitement décrire le réel, voire lui régler son compte : « La rue est un défilé de nos cliché sociaux et une idéologie satyrique. » L’autisme ? Elle en parle de façon radicale, décrivant « ce trou dans son corps, dans son cerveau, comme une épreuve de vie pour apprendre le remplissage des trous où s’engouffre le vide dans le parcours des combattants de la vie. » Chaque phrase de Rouge de soi échappe à l’anodin pour signifier au-delà des mots, portée par une volonté polyphonique de « sortir du noir ». Ayant trop longtemps végété dans le gris du handicap, Babouillec, telle la Dorothy du Magicien d’Oz, se révèle friande d’expériences arc-en-ciel. Elle nous dit qu’elle « déraille », mais à côté d’elle bien des écrivains paraîtront en cale sèche.
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Babouillec, Rouge de soi, préface de Julie Bertuccelli, éditions Rivages,
Published on June 20, 2019 21:30
June 19, 2019
L’ORDRE CROISSANT DE NOS TERREURS – Jim Shepard
Notre monde étant ce qu’il est, à savoir une catastrophe en vaine quête d’orchestration, nous aurons bon éliminer tout ce qui fait obstacle à nos rêves, il restera toujours une particule irréductible, une menace et, en dépit de nos allégations, une ultime raison de nous accrocher – donnons à ce grain qui ronge nos rouages un nom. Appelons-le : kaijū. Non, soyons plus précis, car cette bête étrange (c’est là le sens du mot kaijūen japonais) exige d’être baptisée en propre. Ce sera donc : Gojira. Oui, c’est cela. Un composite. Un hybride. Le croisement d’un gorille et d’une baleine. King Kong et Moby Dick. Go-ji-ra. Et comme bien sûr nous déformons tout ce que nous nommons, quand nous invoquerons ce monstre, nous prononcerons son nom ainsi : Godzilla. Il viendra alors, soyez-en sûr.Il est venu. Il est encore là. Il aura suffi que les Etats-Unis, après avoir rasé Hiroshima et Nagasaki, importent une fois de plus l’enfer atomique pour que se fissure la coquille des eaux, quelque part dans le Pacifique, au cœur de l’atoll Bikini, le 1er mars 1954, et qu’un œuf-bombe mille fois plus puissant que ceux de la couvée précédente donne naissance à cet impensé, ce monstre post-historique. Ainsi est né Godzilla, et c’est sa terrible éclosion que met en scène le film éponyme du réalisateur japonais Ishiro Honda. Mais qui dit lézard dit lézarde, et sous les écailles craquelées se profile déjà la silhouette de son créateur, le « maître des miniatures », Eiji Tsuburaya (1901-1970), spécialiste des effets spéciaux.
Ce dernier doit tenir les délais imposés par la production – deux mois de pré-production et deux mois de tournage alors qu’il escomptait sept ans afin de mener à bien l’animation – adieu l’animation, donc, et place aux truquages. Il doit également affronter l’agacement de sa femme Masano, qui lui reproche de préférer le monstre postdiluvien au deuil qui l’occupe à part entière – leur première fille Miyako est morte à deux pendant son sommeil. Et tout ce temps plane sur lui l’ombre violente de son père. Le temps n’est plus, où les sentiments d’Eiji et de Masano « étaient un acte de foi, exactement comme une céramique artisanale sublime relève du don et non du calcul. Ils s’abandonnaient à leurs émotions à la manière des lèvres qui embrassent le rebord épais d’un bol à thé ».
Le récit que fait Shepard du tournage de Godzillase veut certes factuel, mais derrière chaque complication, sous chaque trébuchement, on sent bien que se dessine autre chose, et que la gestation contrariée du monstre est à l’égale de la vie intérieure de Tsuburaya. Donner naissance à un cauchemar n’est pas chose aisée, et même nos pires démons peinent à s’extirper du carton-pâte de notre imaginaire. A la fin d’un chapitre, Masano demande à son mari si le « monstre est prêt ». Le chapitre suivant commence par un souvenir d’enfance : « Dans une des premières récitations de l’école primaire dont il se souvenait, il était question de cinq terreurs classées par ordre croissant : ‘tremblement de terre’, ‘ouragan’, ‘inondation’, ‘incendie, ‘père’. Personne ne s’étonnait que ‘père’ soit jugé le plus dangereux. Les pères avaient beau être occupés, ils trouvaient toujours le temps d’être déçus par leurs fils et de les punir. » Entre les deux, un blanc, un saut de page pudique, comme une faille enjambée.
Sans père autre que l’abomination nucléaire, sans fils autres que ceux qu’il dévore, Godzilla semble un défi lancé aux rêves de transmission, la fin des frêles trêves familiales. Ecrasant tout, broyant tout, la Bête incarne à elle toute seule les fléaux des cinq terreurs de l’enfance et cherche, à violents tâtons, quelque chose, quelqu’un, un instant, une vérité – une issue. En studio, les hommes qui la manipulent finissent par être ses jouets, ses esclaves. Mais le livre de Shepard est plus patient encore que la chimère hybride, et le lecteur découvrira quel autre cataclysme a innervé l’existence de Tsurabaya, lors d’une description inouïe du terrible séisme de 1923, dont les secousses semblent redoubler chaque battement de cœur de Godzilla. Ce jour-là, le père chercha le fils. Ce jour-là, le père fut, pour la première fois de sa vie, la moindre des terreurs.
« Dans les rushes des scènes finales, Honda [le réalisateur du film] fit remarquer combien Gojira semblait triste en se détournant de la caméra. ‘C’est l’expression que j’ai donnée au masque, lui rappela Tsurubaya. – Non, dit Honda. Sa tête change en fonction du texte, de ce que nous l’avons vu subir. A la fin du film, il est comme un héros dont nous regrettons le départ. Il n’est ici question que du paradoxe entre l’effroi et la nostalgie. »En s’attaquant au chemin de croix de Tsuburaya, Jim Shepard a réussi ce petit miracle : feindre de traiter l’anecdotique et le pyrotechnique pour nous livrer une poignante et impeccable sonate d’automne, où le désamour paternel, l’insatisfaction conjugale et l’angoisse de la perte forment les coordonnées sismiques d’un drame personnel mais non moins ravageur. En revêtant la peau irradiée du cauchemar, Le maître des miniatures s’avance moins dans un Tokyo sans cesse dévasté que dans la mémoire de ruines intimes.
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Jim Shepard, Le maître des miniatures, éd. Vies Parallèles
Published on June 19, 2019 21:30
Le strict nécessaire
Published on June 19, 2019 10:58
FEMME DOULEUR FANTOME – Elfriede Jelinek
Parce qu’ils ne sont souvent liés à aucun texte princeps, les mythes nous parviennent pour ainsi dire par la voie des airs ou la voix des arias, celles des variantes et de la tradition orale, condamnés à survivre au gré des réécritures, livrés en pâture aux poètes ou mitonnés à la sauce romanesque. On les presse comme des citrons sacrés, on les dilue dans l’ironie, on en tire le suc narratif ou le jus symbolique, on les tord, les écourte ou les prolonge. Ils sont parfois de faciles synopsis, propices à d’habiles adaptations, des rêves confus appelant l’analyse. Réduits à leur fibre première, ils livrent une saveur immanquablement contemporaine. On a pu le constater ici-même dans ces colonnes, où il a été question ces derniers mois de Calypso (avec Anne Luthaud), de Télémaque (avec Constantin Alexandrakis), de Godzilla (avec Jim Shepard). Le mythe d’Orphée ne fait guère exception, loin de là. Ovide, Gluck, Cocteau, Anouilh, Rilke. Nick Cave, Jacques Demy. Longue est la liste. Ajoutons-y aujourd’hui le nom d’Elfriede Jelinek, qui, avec Ombre (Eurydice parle), fait mieux que relancer la donne, puisqu’à sa façon en apparence nihiliste, elle broie le mythe dans l’œuf.Créé il y a deux ans à la Schaubühne à Berlin, le spectacle mis en scène par la Britannique Katie Mitchell à partir du texte de Jelinek, spectacle qu’on a pu voir en janvier dernier au théâtre de La Colline, a capté avec une inventivité scénique redoutable le long monologue écrit par l’auteure de La Pianiste, en traduisant littéralement la descente aux enfers par une mise en abyme, puisque la quête d’Orphée nous était rendue à la fois sur scène et à l’écran, dans le présent affolé de sa transmission filmée. Traduit au plus juste de sa scansion par Sophie Andrée Herr, Ombre (Eurydice parle), que viennent de publier les éditions L’Arche, peut enfin être appréhendé dans l’intégralité de son déferlement, la violence de son bégaiement, la radicalité de son propos. Dans Les Métamorphoses d’Ovide, retraduit récemment par Marie Cosnay aux éditions de L’Ogre, Orphée s’adressait aux dieux et réclamait sa femme : « Plus que le don je réclame l’usage » (Livre X). Chez Jelinek, c’est cet « usage » qui est piétiné. Eurydice est morte et s’en satisfait, elle ne veut pas quitter les ombres, ne veut pas revenir parmi les vivants, sous la coupe d’Orphée, dont la lyre s’est changée en guitare rock.
L’Eurydice de Jelinek est agitée par une peur, celle qu’Orphée vienne la chercher. « Il devra se défaire de moi », pense-t-elle, tout en redoutant le pire : « il ne me laissera pas ne pas être ». Derrière le refus du deuil qui anime Orphée, ce n’est pas de l’amour que perçoit la défunte nymphe, mais un désir de possession – « alors qu’à moi, ce n’est pas moins que la vie entière qu’on a prise ! mais c’est lui qui se trouve lésé ! ». Endeuillé, le mâle est mis à mal, épris de dépression, l’économie de son désir dévorant a subi une avanie, il « dit que je dois lui revenir comme la pièce de sa monnaie ». Jelinek, par la voix d’Eurydice – une voix qui avance par pliures, reprises, à force de codas et de ruptures – fustige sous le mode de la fugue, comme souvent dans son œuvre, les puissances prédatrices de l’amour. Elle décrit le chanteur s’enivrant du « hurlement de fana des petites nanas », de la « meute de minettes » aux « petits corps fourchus ». Elle ne se fait aucune illusion sur la « douleur fantôme » éprouvée par Orphée, va jusqu’à adopter des accents marxistes et freudiens pour moquer sa peine : « L’investissement intense, par son insatiabilité sans cesse accrue, de l’objet en nostalgie, moi, l’objet perdu, disparu, créera des conditions semblables à l’investissement en douleur de l’endroit du corps lésé (…). » Le flux de sa détestation – non de l’autre, du mâle, mais de l’instinct de possession, de la culture du moi, du primat du paraître – rappelle par sa rythmique compulsive et sa violence atonale les grands textes de Beckett, en particulier L’Innommable. On aurait tort cependant de lire, dans le refus de résurrection qu’incarne Eurydice, la seule expression d’une révolte féministe. Jelinek, ici, fouille les ombres au-delà du genre, pour tenter de dire la fascination pour « l’être-loin », la tentation d’un rien vécu et senti.
On touche ici au cœur d’un troublant nihilisme, et c’est sans doute ce qui fait l’immense et douloureuse beauté du texte d’Elfriede Jelinek, sa vertigineuse dangerosité. « Quelle chance de ne plus avoir de moi, c’est ce qu’on en tire de mieux, autrement il n’y a rien à en tirer, mais ce qu’il y a de mieux, c’est de n’être rien, de ne pas avoir le moi ni d’être le moi. » Pendant qu’Orphée gratte sa lyre, Eurydice chante le non-être, la jouissance de l’ombre sans corps, la négation de la conscience de soi, l’abandon du désir – « ne pas être aimé, la plus belle chose entre toutes. Mais le fin du fin est de ne pas être aimé et de ne pas aimer ». Signant ici une radicale maïeutique des ombres culminant dans la gloire du non-je, Jelinek fait pourtant du néant des enfers un espace de langage inouï, à l’abri des pulsions orphiques, sans autre référent que sa propre dissipation, hors « braillement », un non-mythe où vivre une non-forme.
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Elfriede Jelinek, Ombre (Eurydice parle), traduit de l’allemand par Sophie Andrée Herr, L’Arche, 14€
Published on June 19, 2019 07:04
June 18, 2019
COMME UN GRAIN DE BLÉ DANS UN SARCOPHAGE – Béatrix Beck
L’histoire de la littérature est sans doute, d’une façon autrement plus perverse que l’histoire de la société, celle de la lutte des sexes, ou plutôt du grand « écartement » des femmes. Reflet brouillé du monde, mais néanmoins reflet en ce qu’elle brasse une eau propice à noyer les enragées, la littérature aime à enjuponner la femme dans l’oisiveté, reléguant les « passions saphiques » au rang d’ébats de boudoir, et prenant les intermittences du cœur lesbien pour une forme de tachycardie hystérique. Deux raisons, donc, pour revenir à Béatrix Beck, et à Noli, texte paru en 1978 au Sagittaire, et que les éditions du Chemin de fer ont eu l’inspirée pertinence de rééditer récemment. Autant on connaît le travail de Duras et Sarraute, autant celui d’Hélène Bessette, de Monique Wittig, et de Béatrix Beck, pour ne citer que celles-ci, devrait requérir toute notre attention — le fait est que se pencher sur les difficiles conditions d’émergence et de survie de leurs œuvres nous en apprendrait long sur le fonctionnement de l’histoire littéraire et sur l’indécrottable machisme des belles lettres. D’obédience virile, les maisons d’éditions, longtemps plus closes que les bordels d’antan et plus hétéros qu’un club de rencontres du troisième type, n’entrouvraient leurs portes aux femmes que pour parer leur catalogue d’une fiévreuse « danseuse », obsédées qu’elles étaient par d’humiliants quotas pour le sexe prétendu second – il va sans dire que cet état de fait n’a pas vraiment disparu, et qu’encore de nos jours un éditeur se doit, paraît-il, d’avoir des « couilles » autant que la riche idée d’affubler ces dernières de guillemets. Bref, comme ne disait pas Proust.Donc : Beck. Après avoir connu le succès en 1952 avec Léon Morin, prêtre, Béatrix Beck publie encore quatre ouvrages chez Gallimard avant de voir deux de ses manuscrits refusés coup sur coup, d’abord en 1972 puis en 1973. Le premier est jugé d’une « lecture difficile », le second ne « rentre » apparemment dans « aucune collection ». S’en suivent assez vite des difficultés financières. Et B.B. d’aller donner des cours à la faculté de lettres de Laval, au Québec, où elle tombe, aïe, en amour avec Jeanne Lapointe, universitaire très en vue à l’époque, mentor de Anne Hébert et Gabrielle Roy, par ailleurs psychanalyste et féministe.
Noli, livre à la fois ouvert et noueux, narre la « passion » de Beck pour Lapointe, laquelle s’avance ici sous l’identité de Camille Laumière, surnommée à juste titre « Noli », puisque, à Camille, on ne touche pas. Non seulement Noli demeure distante tout en cultivant une certaine ambiguïté dans leur amitié particulière, mais en outre la narratrice a le saphisme « en horreur », et préfère le mot homophilie à celui d’homosexualité, le premier ayant l’avantage à ses yeux d’être libéré du mot « sexe ». Ce qui attire/attise Beck, c’est la « triade » qu’elle forme avec Camille et l’amour qu’elle éprouve pour elle : « M’eût-elle aimée que son amour aurait introduit un quatrième élément, un intrus dans cette triade sainte (c’est ainsi que je la ressentais : sacrée quoique lamentable). » Amour courtois ou stratégie de survie ? On sent bien pourtant que Beck n’est dupe de rien, ni de la souffrance qui sourd de cet amour irréversible ni du désir électrique qu’elle s’acharne à by-passer. Faute d’oser étreindre la proie, elle choisit de s’abîmer dans son ombre. Et tombe dans la dépression – « J’enviais les autres pour qui se mouvoir n’engendrait aucune souffrance. »
Noli : journal d’une « bouffonne ‘love affair’ » dans laquelle Beck se jette « à cœur perdu », en précisant aussitôt que le mot cœur, « burlesque à souhait », désigne « un vilain petit viscère, et, en triperie, un bas morceau » – façon cynique d’avouer que tout ça, quoi qu’elle en dise, est sans doute plus « viscéral » qu’elle ne veut l’admettre… Vous avez dit burlesque ? Oui, et il y a parfois quelque chose de drôle (et de proustien) dans les situations que décrit Beck, qu’il s’agisse de la jalousie ressentie par la narratrice, laquelle, apprenant qu’une de ses rivales ne viendra pas, écrit : « Oxygène dans mes narines, mes poumons, air vif et pur. Le ciel venait de s’ouvrir. Bien qu’athée je crus à la providence » ; ou dans les séances de dynamique de groupe auxquelles elle est conviée et qu’elle sabote malgré elle. Mais attention : on n’est pas ici dans un roman de campus. Certes, on a droit à quelques passages bien sentis sur l’enseignement de la littérature contemporaine, par exemple quand elle explique à ses étudiants un peu sourds à Sarraute que le Nouveau roman supplée avantageusement la prise de LSD — « Mon interlocuteur sembla quelque peu ébranlé, mais pas au point de se faire désintoxiquer. » Mais, dans ce roman autobiogreffé, ponctué de rêves éloquents, d’allers et retours entre la France et le Québec, se joue un drame secret, celui d’une femme profondément empêchée, éprise d’intangible, et qu’intimidait jusqu’au viscère du cœur. « Peut-être cet amour ressemblait-il aux grains de blé ensevelis dans les sarcophages et qui, semés des siècles plus tard, germent, deviennent des épis (…). » Et sans doute en va-t-il de même pour les livres.
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Béatrix Beck, Noli, postface de François Grosso, Les éditions du Chemin de Fer, 17 euros
Published on June 18, 2019 21:30
June 17, 2019
LE STADE DU TERMINAL – Jérôme Game
Quand c’est global, c’est global. Et à force d’être partout, le monde vomit du nulle part. Le monde est absent, omniprésent mais vide, comme un écran diffusant exclusivement d’autres écrans, où ne défilent plus en bandeau que des informations sur la santé de l’écran. Décrire n’est plus situer. Dire devient répéter. On se déplace, à moins que ce soit le décor qui bouge, tourne, nous contourne. Mais la vie n’est pas un manège, oh non, surtout quand les forains ont désormais le sourire un peu trop cravaté des jongleurs de capitaux et autres orpailleurs de multinationales. La planète étant devenue un carrefour nomade, quoi de plus symboliquement concret qu’un terminal d’aéroport ? Destination ? Oh, à quoi bon la destination puisqu’on est définitivement désorienté. Pire, vu que l’Orient, on l’a perdu depuis Byzance. Non, désormais, on est désoccidenté. Ça sonne comme une maladie, et ça l’est. C’est ce qui se passe pour le personnage et le lecteur de Salle d’embarquement, le nouveau texte de Jérôme Game, où l’on se pose souvent la question : « mais où est-ce qu’on est là ? », « mais où est-ce qu’on est exactement ? », « qu’est-ce qu’on voit exactement ? ». Bon, remettons les boussoles à zéro et embarquons.Benjamin C. est un cadre au carré qui tourne en rond, il sillonne notre monde en froide jachère afin de régler les petits détails du grand tout pour le compte de divers holdings, et doit s’occuper entre autres, dans la grande banlieue d’Istanbul, de « la négociation du parking souterrain avec le centre commercial adjacent », suite à la mise en chantier d’un hypermarché juste à côté. Il se rend aussi à Tokyo, à Taipei, à Hong Kong. Le suivre dans ses démarches – puisque tout n’est plus que démarche, puisqu’on ne marche plus, mais qu’on se déplace, sans cesse véhiculé d’un point à un autre sur la carte d’un non-territoire – c’est, dans le vertigineux Salle d’embarquement, traverser des espaces désincarnés et interchangeables. Tout commence par un terminal, et rien que ça, sémantiquement parlant, ça en dit long. Allez, on décolle. Chez Jérôme Game, gestes et pensées s’enchaînent comme si on les faisait défiler avec le pouce, c’est la smart-life : « Le verre en plastique transparent scintille, les fauteuils en laine foncée, la coque blanc-cassé de la cabine est moulée. Un gin-tonic s’il vous plaît un m… Merci. [Le] sourire [de l’hôtesse de l’air] avance dans la travée se déhanche. Lentement, la tache rouge-blond au foulard vert, au nez fin glisse sur fond blanc. Benjamin sent le vent pousser l’avion laisse pisser. Le vent pousse. L’avion bouge. Il laisse. Du calme. Plus de lecture. Un autre verre. » Le monde se pixellise, l’œil devient préhensile – le verbe, lui, tabule.
Le récit minimaliste et précis de Jérôme Game est soigneusement rythmé par des listes, des énumérations, qui disent à la fois le global, l’exhaustif et le vain. Liste des destinations avec état des vols, liste des services, consignes, boutiques, indications qu’on trouve dans un aéroport, listes des journaux qu’on peut feuilleter, liste des chaînes de télé qu’on peut regarder dans les hôtels du monde entier (liste des hôtels, donc), noms des aéroports, des compagnies aériennes, liste des produits transportés par container… Des pages-billboard, des mantras-signalétiques qui se lisent sans se lire, puisque que le monde, justement, ne se lit plus : la conscience se contente d’une capture d’écran. Plus de lecture. Un autre verre. Securit.Heureusement, parfois, une fêlure apparaît à la surface de la surface. Benjamin, ouf, déconne. « Une imperceptible distance alors, qui s’insinuerait entre lui et ce qu’il fait, sans qu’il en soit forcément conscient d’ailleurs, et qui le rendrait plus contemplatif qu’à l’ordinaire ? » Mais avant de contempler, Benjamin se soûle. A une soirée au consulat, il réclame un pain bagnat, ce qui n’est jamais bon signe (pour le capital), mais plutôt réjouissant (pour l’humain). Une autre forme de désorientation commence. Définition impeccable de l’ivresse : « Il descend l’escalier. Y’a pas d’escalier. » Et puis on est à Tokyo, une ville qui existe avant tout dans les guides et sur YouTube, on ne voit pas, on visionne, « c’est foncé, ça zoome on dirait, ça grossit. C’est la surface de l’eau qui s’éclaircit, on a traversé les nuages. Ça se rapproche. C’est marron bleu foncé, violet. On voit Tokyo Bay, Minato, Shibuya, Shinjuku. On voit Toshima, Taito, Kita, le Rainbow Bridge et Arakawa. » On, ça, c’est : mais où est Benjamin ? Où est-ce qu’on est là ? Hong Kong ? Possible. Et voilà qu’on force de voir sans voir, notre cadre se découvre un désir de cadrer, un besoin de réapprendre à voir, comme s’il « était déjà à l’intérieur des images, et qu’il lui fallait témoigner de cela ». C’est parti, le récit bascule, on passe en mode « photographie narrative », des carrés de texte saisissent l’instant, non plus écrans mais fenêtres, découpes plutôt qu’encarts, « le réel est là on dirait ».
Jérôme Game a pris soin de placer – de cadrer – une phrase de Godard en exergue de son livre : « Champ. Contre-champ. Imaginaire, certitude. Réel, incertitude. » On comprend mieux. Qu’est-ce qu’on voit exactement ? Juste un texte ? Non. Un texte juste.
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Jérôme Game, Salle d’embarquement, Éditions de l’Attente, coll. Ré/velles dirigée par Franck Pruja, 12€50
Published on June 17, 2019 21:30
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