Zoë Hababou's Blog, page 3
March 18, 2022
L’histoire derrière l’histoire : La Chanteuse
Je vais redevenir cette ombre qu’a fusionné avec la tienne quand tu me faisais l’amour, pénétrer cette dimension où tu te planques, celle où tu es le Roi, marcher dans les ténèbres, écraser les os, piétiner les autres damnés, défier tes cerbères et tous ceux qui oseront se mettre en travers de mon chemin.
Le PitchUne chanteuse en quête d'inspiration, recluse en plein désert, voit un jour le Diable se présenter à elle. Après l'avoir séduite et rendue folle amoureuse, il l'abandonne. Son amour se transforme alors peu à peu en torture.
La GenèseL’idée de base de cette nouvelle, c’était de parvenir à transcrire les émotions suscitées par une chanson. Enfin, deux en fait. Un exercice tout ce qu’y a de personnel, en somme, mais qui se prêtait admirablement aux Chants du Désert, vous allez piger pourquoi.
Avant d’aller plus loin, voici ces deux fameux morceaux de PJ Harvey :
Transcrire la musique en mots
Ces chansons font partie d’un même album, et j’ignore si c’est une volonté de PJ Harvey, mais selon moi, ils se suivent et content la même histoire, à savoir, la rencontre de la chanteuse avec un homme charismatique, puis sa solitude et sa chute dans la folie quand cet homme s’en va.
Beaucoup d’éléments de ces chansons se trouvent dans la nouvelle, je m’en suis servie comme piliers et comme repères tout le long de la rédaction. Associé à ça, mon but était donc de parvenir à faire éprouver au lecteur ce que moi j’éprouve à l’écoute de ces musiques. Je saurai jamais si j’ai réussi, bien sûr, mais il me semble qu’il est toujours bon d’avoir une vraie ligne directrice lorsqu’on écrit. Je ne parle pas de plan, mais de volonté. S’attaquer à une émotion qu’on veut déterrer, sublimer, mettre en scène, creuser jusqu’à l’os, en gros donc, atteindre la substantifique moelle d’un sentiment humain.
Dans La Chanteuse, il y en a plusieurs : la rencontre avec son idéal, le désir sexuel insensé, la douleur de l’abandon, du manque et du deuil, et enfin, la chute dans la démence et la marche vers le suicide.
Au début, je tâtonnais avec ce personnage. Je me demandais laquelle des autres figures des Chants pourrait avoir été l’amant de la Chanteuse. Le Poète, le Sorcier peut-être ? Et puis, j’ai eu une révélation.
Le Diable.
Qui d’autre que lui aurait pu tourner la tête de cette pauvre fille à ce point ? Et puis, tout coïncidait parfaitement ! Puisque toute cette série s’articule autour du thème de la passion destructrice entraînant la perdition, le Diable était le candidat idéal pour mener la Chanteuse au point de rupture…
Et j’ai su que cette nouvelle serait du genre ÉROTIQUE.
Du sexe !
En tant qu’écrivain, c’est bien sûr un plaisir énorme de se colleter à la représentation de Satan comme amant badass ultime, fantasme ambulant, Dieu du Sexe, j’en passe et des meilleures ! Ouais, parfois, on écrit avant tout pour se faire plaisir à soi, et je peux vous dire que… j’en ai éprouvé, du plaisir, à écrire ce truc, même si l’exercice m’a fait suer pendant une semaine entière ! C’est loin d’être évident, d’écrire des scènes de cul sans tomber dans les clichés du genre, et pour être parfaitement honnête je sais très bien que je les ai pas tous évités. D’un autre côté, nos fantasmes et notre imaginaire fonctionnent pratiquement selon les mêmes règles. Z’avez qu’à cuisiner les meufs de votre entourage ou tout simplement regarder en vous-mêmes : personne ne fantasme sur un banquier bien propre sur lui affligé de calvitie. Navrée.
Et puis merde, on parle du Diable après tout, et en tant que Tentateur, il est évident que s’il y en a bien un qui se doit d’incarner l’Idéal badass qui pollue l’esprit des nymphettes, bah, c’est lui ! Donc, je me suis pas gênée pour y aller à fond.
Cela dit, l’intérêt majeur d’écrire sur le sexe, c’est pas tant de parvenir à décrire les positions les plus invraisemblables de façon à ce que le lecteur puisse bien tout visualiser, sinon d’atteindre le cœur de cette fièvre animale qui prend possession des Hommes quand le feu du désir les embrase… et de la faire ressentir au lecteur.
On pourrait penser que ça n’a rien de très élevé ni de très noble. Pourtant, j’éprouve un respect sans nuance pour cette partie primitive et affamée de nous-même capable de dominer l’être entier quand elle s’éveille, peu importe la forme qu’elle emprunte : sauvage, obscène, insatiable, et bien souvent, dépourvue de toute raison.
L’idée était donc de mettre en scène cette envie vorace et amorale qui transcende la protagoniste au contact du Diable, si doué pour réveiller ses plus bas instincts…
Et si le Diable était un symbole de la Muse ?
Mais au-delà de cet aspect purement sexuel et fantasmagorique, le lecteur attentif aura repéré un parallèle évident entre le Diable et l’Inspiration, révélant la figure de Lucifer en tant que Muse. Je ne compte pas m’étendre sur le sujet (je l’ai déjà fait en long et en large avec Le Prophète), mais il peut être intéressant de garder ça en tête à la lecture ; l’inspiration comme maléfice, la muse comme source d’excitation, de délice dionysiaque et de sublimes abîmes, l’œuvre comme rencontre avec son être intérieur mais aussi comme perte de soi et démence… Et enfin, la possibilité que l’art le plus beau soit celui que l’artiste cache en lui, celui que le public ne connaîtra jamais, comme ces chansons que la Chanteuse chante en se dirigeant vers sa mort…
Du coup, la question émerge : le Diable est-il vraiment venu, ou bien toute cette histoire n’est-elle qu’une métaphore de l’Artiste en proie à ses démons ? L’Artiste qui prie pour que sa muse le trouve, qui s’enflamme quand elle le possède, et qui devient fou quand elle s’en va… avant de réaliser qu’elle lui a laissé un cadeau caché tout au fond de lui : un art non destiné à la gloire, secret, sublime, qu’il ne pourra trouver et comprendre qu’au moment de sa mort. Mort ou suicide, qui, soit dit en passant, pourrait symboliser le retrait hors du monde et donc l’entrée dans une sphère bien plus pure où l’œuvre et la vie fusionnent. Et où le cœur de l’Artiste serait enfin en paix…
Ou alors, le fait que la Muse s’éclipse en faisant tomber l’Artiste dans la folie n’est qu’une étape afin qu’il se mette en quête de celle-ci au lieu de l’attendre passivement en regardant l’horizon ? Au début de l’histoire, c’est le Diable qui se présente, mais à la fin, c’est la Chanteuse qui sait désormais comment le retrouver… quitte à aller chercher l’inspiration jusqu’en enfer comme elle le fait à la fin, c’est-à-dire, se connecter à ses propres ténèbres (ce que j’ai fait moi aussi, dans une certaine mesure, pour écrire ce texte).
Sous cet angle, la Muse serait donc à la fois un démon et un dieu. Personnellement, je trouve ça magnifique.
Comme toujours avec moi, il y a plusieurs niveaux de lecture.
La violence de l’amour…
Je pourrais m’étendre des heures et des heures sur le deuil d’une histoire d’amour, le manque qui creuse le ventre, la façon dont on se transforme en l’ombre d’une ombre voire l’ombre d’un chien (vous avez reconnu la chanson de Brel, Ne me quitte pas ?) quand on est raide dingue amoureux, la manière dont ce qu’on éprouve envers celui qu’on aime s’apparente à un maléfice (I put a spell on you, évidemment !), ce que la solitude peut engendrer comme mirages tandis qu’on prie pour voir apparaître son idéal à l’horizon, la façon dont on devient soudain croyant, dont on se raccroche à n’importe quoi quand on est en deuil, même aux fantômes, l’envie sauvage d’aller se perdre à jamais au cœur de l’oubli quand la vie n’a plus de sens et s’apparente à une sombre attente de la mort, lorsque toute signification a disparu, ou encore, la beauté des flammes du désir qui dansent dans les yeux de son amoureux et cette violence sublime du corps quand il subit l’appel lancinant du sexe…
Bref, bien que cette nouvelle m’ait demandé beaucoup d’efforts en me forçant à me connecter à des trucs que j’aurais parfois préféré laisser dans l’Ombre, je suis heureuse de l’avoir écrite, et d'avoir pu m’approprier l’espace d’un instant ces chansons sublimes de PJ Harvey qui me hantent depuis des années.
La puissance de cette femme, sa fragilité féroce qui devient sa force, sont pour moi un exemple, presque une apothéose de ce qu’une femme peut être, et je compte bien continuer à m’en servir comme guide…
La musique, c’est quand même quelque chose, pas vrai ?
Déjà sept nouvelles publiées dans la série des Chants du Désert, c’est cool, ça commence à prendre forme ! En chemin, d’autres idées ont émergé, de nouveaux personnages, des lieux, des animaux, des esprits… Moi je me tire pour la jungle amazonienne dans deux jours, donc le rythme des publications va ralentir, mais restez connectés, toutes ces histoires sont en train de mûrir bien comme il faut…
March 8, 2022
Bukowski : Le Coup de Gueule
Quand Charles Bukowski s’énerve, ça envoie du lourd. Mais le pire, c’est quand il ne le fait pas.
Le pire, c’est quand il s’exprime avec son cœur et la triste rage qui l’habite.
Et son manifeste est si beau qu’il serait indécent d’y ajouter un seul mot.
Ce texte extrait du livre Un carnet taché de vin s’adresse à tous les Artistes et à ceux qui les méprisent. A ceux qui les détroussent de la pauvre gloire misérable qui leur revient, en espérant pouvoir un jour briller du même éclat.
Il a été écrit en 1966. On est en 2022.
Plaidoyer en faveur d’un certain type de poésie, d’un certain type de vie, d’un certain type d’êtres de chair et de sang voués à disparaître tôt ou tard
D’évidence, pour un certain nombre d’entre nous conscients de la dérision de la plupart des engagements humains, de la plupart des existences et de la plupart des cérémonies mortuaires, le jeu n’en vaudra jamais la chandelle. Tout autour de nous, les morts sont en position de force, ne serait-ce que parce que le pouvoir ne s’obtient qu’à condition de renoncer à la vraie vie. Aussi trouver un mort est-il facile – ils pullulent au rebours des vivants qui sont une espèce rare. Observez le premier quidam que vous croiserez sur le trottoir : son regard est terne ; sa démarche est pesante, engourdie, disgracieuse ; même ses cheveux semblent sur le point de se décoller de son crâne. Tout en lui témoigne de la non-vie – par exemple, il se pourrait qu’il vous donne l’impression d’émettre des radiations, et ce serait logique car il se dégage toujours quelque chose des morts, une puanteur accompagnant l’arrêt de leurs fonctions cérébrales, de quoi vous faire vomir votre déjeuner si vous y êtes trop longtemps exposé.
Hériter de la vie et parvenir à s’y accrocher
jusqu’à la
mort tel est,
dans notre société pusillanime, cruelle, hypocrite,
le problème, dit le chat
en retombant sur son cul
après avoir effectué un salto arrière.
En littérature, nous avons eu quelques bons professeurs. Et autant de mauvais. Mais, quand il y va de l’histoire des nations, l’équilibre est rompu : dirigeants et leaders politiques n’ont été, au fil des siècles, que de piètres professeurs, de sorte qu’ils sont responsables de la situation catastrophique dans laquelle nous nous débattons. Si nos grands hommes, ou passant pour tels, doivent, par nécessité, se montrer fourbes, incompétents et bêtes à manger du foin… c’est que, pour espérer pouvoir un jour diriger les morts-vivants, il leur faut parler le langage des cimetières et prêcher des méthodes mortifères (comme la guerre) afin d’être compris par des cerveaux en état de putréfaction avancée. L’histoire, parce qu’on l’écrit toujours au nom de l’Ordre, au nom de la Ruche, ne nous aura laissé que des flots de sang, des instruments de torture et des amoncellements d’ordures – aujourd’hui encore, après 2 000 ans de civilisation judéo-chrétienne, les rues fourmillent d’ivrognes, de mendiants, d’affamés, et aussi d’assassins, de flics, et d’handicapés livrés à eux-mêmes, et voilà dans quel océan de merde nos enfants sont précipités – nous l’appelons Société.
À moins d’un revirement phénoménal qui tiendrait du miracle, je ne suis pas certain que le monde puisse être sauvé. Et puisque le salut du monde n’est pas de notre ressort, permettez-moi au moins de dresser un état des lieux et d’examiner le sort qui nous est fait.
Les sauveurs se ramassent à la pelle. Ils sont presque aussi nombreux que les morts. Et, d’ailleurs, un grand nombre de ces rédempteurs appartiennent déjà au peuple des morts. Car, quelque part en chemin, ils ont oublié de se sauver eux-mêmes.
Ce qui, du coup, m’oblige à user d’un vilain mot : POÉSIE. Prêts ? Feu.
Membres de cette société à la dérive, les poètes y jouent par voie de conséquence un rôle dont l’importance varie précisément en fonction de leur investissement respectif dans ladite société. S’ils s’aplatissent devant elle, ils toucheront leurs trente deniers. Il en est d’autres qui, bien qu’en désaccord avec la marche de l’histoire et le gouvernement en place, s’interdisent le moindre commentaire et reçoivent eux aussi le salaire de leur silence. Le plus souvent, et quelle que soit leur attitude, tous ces poètes accouchent, non sans un certain raffinement, d’une poésie où le futile le dispute à l’inutile. Voilà qui est écœurant, tristement écœurant. La majeure partie de notre mauvaise poésie, celle que tout le monde s’arrache, est écrite par des professeurs de ces universités que financent l’État, l’establishment local ou les grandes entreprises. Ce sont des professeurs sans histoires qu’on est allé recruter afin qu’ils engendrent, de manière continue, des élèves sans histoires, lesquels, à leur tour, assureront le passage de témoin dans les classes supérieures. Et cela, tandis que les derniers du classement, les recalés de l’humanité, continueront de faire tourner la roue de la fortune et que les marionnettes de l’intelligentsia collaboreront de tout leur être au système, même si à l’occasion, par jalousie ou carriérisme, il pourra leur arriver de se disputer des bribes de pouvoir.
Personne d’un peu sensé, d’un peu sensible, n’acceptera jamais de s’inscrire dans une université même s’il en a les moyens. Il n’y apprendra rien sur la condition humaine qu’il n’ait déjà appris en errant dans les rues de n’importe quelle ville de ce pays. Laissez-moi vous dire qu’un homme vient au monde avec sa propre originalité, laquelle ira en s’émoussant au fur et à mesure qu’il grandira, qu’il mettra un pied devant l’autre, qu’il vieillira. Dans la mesure où elle n’est qu’un alinéa de l’histoire des natures mortes, l’université n’est d’aucune utilité. La société nous répète pourtant qu’un homme dépourvu d’une formation universitaire, un homme qui a refusé de jouer le jeu, finira tout en bas de l’échelle en se voyant affecter aux besognes les plus indignes comme de livrer des journaux, de faire le garçon de course, de laver des voitures, de faire la plonge, de surveiller des halls d’immeubles, et ainsi de suite.
Aussi, moins longtemps vous y réfléchirez, plus vite vous finirez par vous décider. Et, vu les deux choix proposés, enseigner la littérature ou régner sur les bacs à vaisselle, vous opterez certainement pour le second des choix. Peut-être ne sauverez-vous pas le monde mais, pour sûr, vous ne lui aurez causé aucun mal. Et si vous avez sans mentir la poésie dans la peau, rien ne vous empêchera d’en écrire, non pas comme on vous l’aurait enseigné à l’université, mais à votre rythme, rageur ou serein, un rythme qu’aura suscité dans votre âme la situation misérable qui est la vôtre. Pour peu que la chance s’en mêle, vous choisirez de crever la dalle plutôt que de crever à petit feu en lavant la vaisselle des autres.
Pas plus tard qu’hier, un magazine littéraire, jouissant d’une relative réputation, a atterri dans ma boîte aux lettres. Raison pour laquelle je me suis plongé dans la lecture d’un long article sur l’œuvre d’un professeur de fac, directeur d’un département et poète de surcroît – le genre de type à être unanimement respecté et craint alors qu’hostile à toute émotion, il écrit, ça va de soi, avec un marteau-piqueur. S’appliquant avec une grande ténacité à peindre l’insignifiant, il s’est ingénié à parsemer ses poèmes de considérations théoriques « en rapport avec notre essence ». Les grands mots stériles et sépulcraux coulent sous sa plume, tant et si bien que son œuvre finit presque par avoir du sens si l’on s’arme de suffisamment de patience pour l’y découvrir. Mais chacun sait que même un grillon a quelque chose à dire si on l’écoute longtemps – de quoi, parions-le, permettre à un diplômé d’aligner des kilomètres de conneries. Bref, j’ai refilé ce magazine à un type qui passait devant chez moi (le papier était trop épais pour que je me torche avec). Ce faisant, me voici condamné à polémiquer en ne m’appuyant que sur ma mémoire. Pardonnez-moi et venons-en au fait. Dans cette longue et amoureuse et servile étude sur un dieu vivant, l’un de ses propos, destinés à la méditation de ses élèves, y était rapporté, et ça ressemblait, quasiment, à ceci :
« Maintenant, peut-être que mes maux
seront aussi
les vôtres. »
À tous ceux et celles qui auront considéré ces trois lignes comme la preuve d’une très profonde, et très éclairante, sagesse, je rappellerai que ce Monsieur n’a fait que voler et répéter ce qui se dit dans les rues depuis des lustres, un refrain qui, dans sa bouche, a des relents de moisi. Ses maux ne sont pas les miens. Il a choisi la mort plutôt que de souffrir. J’ai choisi de vivre en souffrant.
Son attitude, banalement conformiste, remonte à la nuit des temps. Il n’empêche que tout l’article glorifiait son intuitivité en dépit de la fadeur, de la platitude, de la mollesse de ses écrits… en dépit de ses formules assommantes et avilissantes. Ce qui lui vaut désormais une chiée de fidèles qui copient son style – et passent de ce fait à côté de l’essentiel : LA VIE –, ajoutant leur touche de morbidité à une histoire qui n’est déjà qu’un immense mouroir, empilant artifices sur artifices, mensonges sur mensonges… moyennant quoi, sous cette avalanche de pestilentielles déjections animales, nos pauvres âmes, déjà bien mal en point, se consument d’ennui.
Mais, surtout, n’oublions pas les idiots de troisième division qui sont prêts à tout pour être admis dans le club des Grandes Têtes Molles, ceux-là pousseront le vice jusqu’à pondre de mortelles entourloupes, lesquelles, comme celles de leurs maîtres, ne parleront de rien, de rien. De RIEN…
je & moimi/////
baguettes sinoises/7…*
&
j’étais là moi &
gwatammmurrra rassemblé #9/.
1/4///…/.
Un tel poème, vous pourriez l’interpréter comme bon vous semble, vanter par exemple son intelligence fulgurante, sans craindre qu’on vous contredise. On en revient à notre grillon. Je ne refuse pas les expérimentations artistiques mais je refuse d’être pris pour un con par des individus dépourvus de talent. L’Art, ouvrez grand vos oreilles, ça se chie, ça se hurle.
Les nuits que nous avons passées en prison, en HP, dans des refuges pour SDF, nous en ont plus appris sur la nature du soleil que notre lecture de Shakespeare, Keats, Shelley… On nous a engagés, puis licenciés, on a démissionné, on s’est fait tirer dessus, on nous a tabassés, on nous a piétinés, parce que nous étions soûls ; on nous a crachés à la gueule pour avoir refusé de jouer un rôle dans leur histoire, pour avoir préféré nous enfermer le plus longtemps dans un trou à rats en compagnie d’une machine à écrire et même sans elle, avec pour écrire juste notre peau et ce qu’il y avait en dessous, alors forcément, lorsque, amochés et épuisés mais toujours vivants, nous mettons un mot derrière l’autre, nous n’observons pas vraiment les conventions POÉTIQUES que ces messieurs ont établies – selon eux, nous n’en avons jamais respecté aucune. De sorte que, pour nous émanciper de ce monde de cadavres, nous n’avons pas cherché (et nous ne cherchons pas), n’en doutez pas, à plaire ou à impressionner. Or la chose que les morts détestent le plus, c’est de se heurter aux vivants. Il s’ensuit que rares sont les éditeurs qui ont le courage de nous publier. Et quand il s’en trouve, des hurlements ne tardent pas à se faire entendre :
DÉGUEULASSE ! IGNOBLE ! CE N’EST PAS DE LA POÉSIE ! Pornographes, nous allons vous dénoncer auprès de l’administration postale.
Il est clair que, pour la plupart de ces hurleurs, la poésie se présente comme un havre de paix dans lequel il est interdit d’introduire du bruit et de la fureur. La préciosité de leur poésie tient au fait qu’ils ne s’intéressent qu’à ce qui ne compte pas. Leur poésie revient à gérer un compte épargne. Elle a toute sa place dans Poetry, la revue de Chicago depuis si longtemps momifiée qu’il n’y aurait aucun mérite à s’y attaquer : ce serait comme de frapper une grand-mère de 80 ans en train de prier à genoux dans une église.
Mais j’imagine que ces tronches de macchabées, aux traits sculptés par la médiocrité, la sournoiserie, la pétoche, ne disparaîtront jamais. Et, parce que nous sommes partisans de les laisser prospérer, savourer leur confort, suivre leur chemin, dans l’espoir qu’ils nous accorderont simplement le droit de respirer… eh bien, mes frères, ils se jettent sur nous, eux qui ne sont que lilliputiens bardés de diplômes, cerveaux difformes laminés par l’histoire, époux névrosés d’insignifiantes ménagères qui ne se soucient que de leurs jardins et de la poésie d’un obsolète 17e siècle et qui savourent leur bonheur de voir leurs héritiers exploiter de pauvres bougres au nom du Progrès et du Profit. Puissent-ils être tous, hommes et femmes, damnés pour avoir traité d’invraisemblable, d’impure, d’insane, d’insensible, d’illisible notre œuvre…
Seigneur, ô seigneur, si seulement ce soir je pouvais m’arracher mon putain de cœur et le leur montrer, quoiqu’ils n’y verraient, j’en suis convaincu, qu’un abricot, un citron desséché, une vieille graine de melon.
Ils sont hermétiques au monde réel et, partant, aux choses du quotidien. Il leur est impossible d’envisager qu’un homme de ménage, chargé de la propreté des chiottes de femmes, puisse valoir autant sinon plus que le président des États-Unis d’Amérique, et cela sans disposer de moyens de destruction massive, ou bien que ce même homme surpasse en tous points le chef de n’importe laquelle de ces pseudo-nations qui n’ont pour elles que leurs passés terrifiants, honteux, putrides. Nos existences leur échappent car leurs yeux se sont habitués à ne voir, à ne reconnaître et à n’acclamer que le spectacle de la mort.
Beaucoup, parmi nous qui nous attachons à décrire la Vie dans nos poèmes, se laissent gangrener par la fatigue, la tristesse, la maladie, et se sentent presque vaincus (mais pas tout à fait). Nous ne sommes pas pour autant prêts à oublier que notre art n’a pas besoin d’un Dieu pour être divin et que nous serons Sauvés sans le besoin d’un Jardin et que nous ne devons pas notre Liberté à la Guerre, toutes choses qui font que je n’admire pas Creeley, que je n’admire pas davantage Ginsberg qui est en train de perdre pied sous le poids des hordes hippies vocifératrices. Quitte à pleurer, je préfère le faire sur toutes ces jolies filles que l’âge a fini par rattraper, sur toutes ces bières qu’on a bêtement renversées, et sur toutes ces bagarres qui ont éclaté pour trois fois rien devant la porte d’un appartement lorsque l’alcool rouvrait les plaies de nos pauvres amours. Membre de droit de la Génération Fourmi, je défends bec et ongles notre poésie, et je me battrai pour préserver notre droit de dire et d’écrire ce qui est. Sans l’obligation de porter un costard. En me fichant que la police saisisse pour « obscénité » les fanzines qui me publient. Et sans la crainte de perdre nos jobs de merde. S’il vous plaît, ne me faites pas un mauvais procès, je ne prétends pas à l’immortalité ; je ne réclame aucun traitement de faveur – je suis d’accord, tout est précieux, sauf que, lorsque je mets mes chaussures, je ne vois que deux pieds sur le sol. Aussi permettez-moi d’ajouter ceci : je fais partie de ces rares hommes qui, talentueux ou non, ne supportent plus ce sempiternel jeu de la mort, et qui, avec leurs bras, leurs nez, leurs cerveaux, leurs os, leurs vies brisées, essaient d’injecter un petit peu de raison dans ce monde enténébré – une sorte de piqûre de soleil. POUR VIVRE ? Oui, pour vivre, ce machintruc qui nous concerne tous, les morts-vivants et les vivants-vivants.
Le monde de la poésie attire les trous du cul. Des trous du cul à la puissance mille pour l’essentiel. Comme ils ont en commun de considérer l’Art comme une planque, ils vont se répétant qu’ils auraient préféré réussir dans un autre domaine. Il suffit de voir leurs chemises et leurs slips cradoques pour s’en convaincre. Sauf qu’à l’inverse des nations et de leurs gouvernants, l’Art sait attendre son heure. Et son heure semble être venue. La recrudescence des descentes de police atteste en effet que quelque chose de formidable est sur le point de naître. Et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que la majorité des nouveaux (les doués, pas les autres) ne s’intéresse pas, ou peu, à la politique. Voilà pourquoi la seule LAPD, et non la police de l’État, a reçu mission de les matraquer, et ce bien qu’elle soit surchargée, mais oui, de travail. Le plus dur, entre parenthèses, ce n’est pas la flicaille, mais le tribunal, car la présomption d’innocence ne signifie plus grand-chose. Il faut en avoir plein les poches si l’on veut déjouer les pièges de la loi et pénétrer les esprits étriqués des juges et des jurés. Bordel de merde, même si vous confiez à votre avocat ce que vous pensez, il va devoir repatouiller, reformuler votre déclaration afin qu’elle s’accorde avec ce code pénal que les morts-vivants ont écrit pour protéger les leurs. Plus personne d’ailleurs n’y comprend quoi que soit ; l’esprit des lois, ayant perdu tout rapport avec la réalité, s’est lentement dissout au fil des années.
Dans mes moments de sobriété, quand je m’interroge sur le futur de l’Art, j’en arrive à craindre que, malgré les RÉSERVES des fourmis, le temps, au contraire de ce que je viens d’écrire, ne lui joue un sale tour. J’entrevois ainsi le jour où l’on aura réussi à nous faire oublier que Van Gogh fut dans sa jeunesse un idiot magnifique, le jour où l’on attribuera son échec final à un manque de pureté, de cœur et de perspicacité – tout le contraire de ce qui est communément admis aujourd’hui. Que voulez-vous, on n’arrête pas le Progrès. Matisse, en revanche, continuera de trôner au sommet, car jamais on ne se lassera de sa peinture. Dostoïevski tiendra bon lui aussi, même si certains de ses romans feront sourire et il n’est pas exclu qu’on le traite d’excentrique et, peut-être même, d’agité du bocal. John Henry O’Hara, notre grand romancier actuel, tombera en un clin d’œil dans l’oubli, suivi de près par Norman Mailer. Bien que d’une totale sincérité, Kafka disparaîtra en même temps qu’on découvrira de nouvelles dimensions spatio-temporelles. D.H. Lawrence perdurera, mais je suis bien incapable de vous en expliquer la raison. Je ne possède pas toutes les réponses, je ne fonctionne qu’à l’intuition. Quelques-unes des premières nouvelles de William Saroyan se liront encore. Conrad Aiken tiendra la distance pendant un bon bout de temps avant d’être emporté par une nouvelle « nouvelle vague ». Pour Dylan Thomas, ce sera directement la trappe, comme pour Bob Dylan. Je ne peux toutefois le jurer, ma seule certitude est que je ne sais rien, oh, mon Dieu, on est foutus, n’est-ce pas ? Camus, bien sûr, restera. Artaud, de même. Voyons voir maintenant le cas de Walt Whitman, ce pédoque qui, lorsqu’il ne suçait pas la bite d’un matelot, se faisait royalement chier, alors je vous le demande, c’est cela votre culture, oui ou non ?
En tout cas, si vous estimez que la flicaille de notre époque fait montre de trop de brutalité, méditez cette lettre datée du 2 décembre 1965 que m’a adressée J. Bennett, le rédacteur de Vagabond, une revuette de Munich : « … Ils ont arrêté de réimprimer tes vieux poèmes – ici, on brûle ton genre de littérature. Prends ça comme un compliment. À Düsseldorf, ils viennent de détruire par le feu des livres de Günter Grass, Heinrich Böll et Nabokov – c’est une organisation de chrétiens intégristes qui s’en est chargée. À Berlin, ça fait partie du quotidien – figure-toi qu’ils ont incendié la vieille maison de Günter Grass, lequel s’est contenté d’afficher un sourire plein d’ironie et s’est remis illico au travail… »
Ils ont toujours été à nos trousses (regardez Lorca) ou plutôt nous n’avons cessé, armés de nos propres couteaux, de nous poursuivre nous-mêmes. Nous sommes les éphémères d’un été pourri. Quoi qu’il en paraisse, mon article se veut un plaidoyer en faveur de la poésie et une déclaration de guerre, putain oui, contre tous ceux qui, se baptisant poètes, parasitent nos vies. Nous connaissons, pour la plupart, l’échec, mais avec un peu de chance et, ô Seigneur, un peu d’amour, nous pourrions connaître la réussite, ce qui n’impliquerait pas de rouler au volant d’une Cadillac, bien au contraire – c’est justement pour s’éviter un tel piège et une flopée d’autres que nous réclamons la chance et l’amour. J’ai écrit cet article parce que trop peu de poètes rebelles ont songé à publier un manifeste sur lequel s’appuyer. Alors que les Grandes Têtes Molles et les professeurs de littérature n’arrêtent pas depuis leurs chaires de postillonner des théories d’où toute vie, une fois passée à l’essoreuse, est réduite à néant. Tel un tsunami à répétition, leur logorrhée recouvre et noie presque tout le monde. Le cul posé sur un tabouret de bar, j’espère que ces lignes, écrites tout au bout d’un comptoir, toucheront certains d’entre vous – peut-être comprendrez-vous que nos vies, seraient-elles ratées, que nos mœurs et nos poèmes participent d’un choix. En grande majorité, nous ne sommes ni des assassins ni des escrocs. Et il arrivera un jour où, sans renoncer à peindre la réalité, nous écrirons avec une telle grâce, ô combien, avec une telle justesse que vous autres, les singes savants, vous sortirez de vos jardins en assez grand nombre pour que je me tourne
vers
ce qui a rendu possible
vos visages et vos corps et vos égoïsmes
mais
je n’en serais pas effrayé dans mon foutu
lit de camp de location
malgré les douleurs physiques, morales,
et les atrocités que vous m’avez fait subir
je serais prêt à mourir en priant pour
vous
et pour moi
si je pouvais transmettre à vous tous,
tas de crevures et de pourritures,
le peu de vie qui me reste
je vous l’enfoncerais bien profond
et
je m’endormirais pour toujours.
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Le Coup de Gueule de Bukowski
Quand Charles Bukowski s’énerve, ça envoie du lourd. Mais le pire, c’est quand il ne le fait pas.
Le pire, c’est quand il s’exprime avec son cœur et la triste rage qui l’habite.
Et son manifeste est si beau qu’il serait indécent d’y ajouter un seul mot.
Ce texte s’adresse à tous les Artistes et à ceux qui les méprisent. A ceux qui les détroussent de la pauvre gloire misérable qui leur revient, en espérant pouvoir un jour briller du même éclat.
Il a été écrit en 1966. On est en 2022.
Plaidoyer en faveur d’un certain type de poésie, d’un certain type de vie, d’un certain type d’êtres de chair et de sang voués à disparaître tôt ou tard
D’évidence, pour un certain nombre d’entre nous conscients de la dérision de la plupart des engagements humains, de la plupart des existences et de la plupart des cérémonies mortuaires, le jeu n’en vaudra jamais la chandelle. Tout autour de nous, les morts sont en position de force, ne serait-ce que parce que le pouvoir ne s’obtient qu’à condition de renoncer à la vraie vie. Aussi trouver un mort est-il facile – ils pullulent au rebours des vivants qui sont une espèce rare. Observez le premier quidam que vous croiserez sur le trottoir : son regard est terne ; sa démarche est pesante, engourdie, disgracieuse ; même ses cheveux semblent sur le point de se décoller de son crâne. Tout en lui témoigne de la non-vie – par exemple, il se pourrait qu’il vous donne l’impression d’émettre des radiations, et ce serait logique car il se dégage toujours quelque chose des morts, une puanteur accompagnant l’arrêt de leurs fonctions cérébrales, de quoi vous faire vomir votre déjeuner si vous y êtes trop longtemps exposé.
Hériter de la vie et parvenir à s’y accrocher
jusqu’à la
mort tel est,
dans notre société pusillanime, cruelle, hypocrite,
le problème, dit le chat
en retombant sur son cul
après avoir effectué un salto arrière.
En littérature, nous avons eu quelques bons professeurs. Et autant de mauvais. Mais, quand il y va de l’histoire des nations, l’équilibre est rompu : dirigeants et leaders politiques n’ont été, au fil des siècles, que de piètres professeurs, de sorte qu’ils sont responsables de la situation catastrophique dans laquelle nous nous débattons. Si nos grands hommes, ou passant pour tels, doivent, par nécessité, se montrer fourbes, incompétents et bêtes à manger du foin… c’est que, pour espérer pouvoir un jour diriger les morts-vivants, il leur faut parler le langage des cimetières et prêcher des méthodes mortifères (comme la guerre) afin d’être compris par des cerveaux en état de putréfaction avancée. L’histoire, parce qu’on l’écrit toujours au nom de l’Ordre, au nom de la Ruche, ne nous aura laissé que des flots de sang, des instruments de torture et des amoncellements d’ordures – aujourd’hui encore, après 2 000 ans de civilisation judéo-chrétienne, les rues fourmillent d’ivrognes, de mendiants, d’affamés, et aussi d’assassins, de flics, et d’handicapés livrés à eux-mêmes, et voilà dans quel océan de merde nos enfants sont précipités – nous l’appelons Société.
À moins d’un revirement phénoménal qui tiendrait du miracle, je ne suis pas certain que le monde puisse être sauvé. Et puisque le salut du monde n’est pas de notre ressort, permettez-moi au moins de dresser un état des lieux et d’examiner le sort qui nous est fait.
Les sauveurs se ramassent à la pelle. Ils sont presque aussi nombreux que les morts. Et, d’ailleurs, un grand nombre de ces rédempteurs appartiennent déjà au peuple des morts. Car, quelque part en chemin, ils ont oublié de se sauver eux-mêmes.
Ce qui, du coup, m’oblige à user d’un vilain mot : POÉSIE. Prêts ? Feu.
Membres de cette société à la dérive, les poètes y jouent par voie de conséquence un rôle dont l’importance varie précisément en fonction de leur investissement respectif dans ladite société. S’ils s’aplatissent devant elle, ils toucheront leurs trente deniers. Il en est d’autres qui, bien qu’en désaccord avec la marche de l’histoire et le gouvernement en place, s’interdisent le moindre commentaire et reçoivent eux aussi le salaire de leur silence. Le plus souvent, et quelle que soit leur attitude, tous ces poètes accouchent, non sans un certain raffinement, d’une poésie où le futile le dispute à l’inutile. Voilà qui est écœurant, tristement écœurant. La majeure partie de notre mauvaise poésie, celle que tout le monde s’arrache, est écrite par des professeurs de ces universités que financent l’État, l’establishment local ou les grandes entreprises. Ce sont des professeurs sans histoires qu’on est allé recruter afin qu’ils engendrent, de manière continue, des élèves sans histoires, lesquels, à leur tour, assureront le passage de témoin dans les classes supérieures. Et cela, tandis que les derniers du classement, les recalés de l’humanité, continueront de faire tourner la roue de la fortune et que les marionnettes de l’intelligentsia collaboreront de tout leur être au système, même si à l’occasion, par jalousie ou carriérisme, il pourra leur arriver de se disputer des bribes de pouvoir.
Personne d’un peu sensé, d’un peu sensible, n’acceptera jamais de s’inscrire dans une université même s’il en a les moyens. Il n’y apprendra rien sur la condition humaine qu’il n’ait déjà appris en errant dans les rues de n’importe quelle ville de ce pays. Laissez-moi vous dire qu’un homme vient au monde avec sa propre originalité, laquelle ira en s’émoussant au fur et à mesure qu’il grandira, qu’il mettra un pied devant l’autre, qu’il vieillira. Dans la mesure où elle n’est qu’un alinéa de l’histoire des natures mortes, l’université n’est d’aucune utilité. La société nous répète pourtant qu’un homme dépourvu d’une formation universitaire, un homme qui a refusé de jouer le jeu, finira tout en bas de l’échelle en se voyant affecter aux besognes les plus indignes comme de livrer des journaux, de faire le garçon de course, de laver des voitures, de faire la plonge, de surveiller des halls d’immeubles, et ainsi de suite.
Aussi, moins longtemps vous y réfléchirez, plus vite vous finirez par vous décider. Et, vu les deux choix proposés, enseigner la littérature ou régner sur les bacs à vaisselle, vous opterez certainement pour le second des choix. Peut-être ne sauverez-vous pas le monde mais, pour sûr, vous ne lui aurez causé aucun mal. Et si vous avez sans mentir la poésie dans la peau, rien ne vous empêchera d’en écrire, non pas comme on vous l’aurait enseigné à l’université, mais à votre rythme, rageur ou serein, un rythme qu’aura suscité dans votre âme la situation misérable qui est la vôtre. Pour peu que la chance s’en mêle, vous choisirez de crever la dalle plutôt que de crever à petit feu en lavant la vaisselle des autres.
Pas plus tard qu’hier, un magazine littéraire, jouissant d’une relative réputation, a atterri dans ma boîte aux lettres. Raison pour laquelle je me suis plongé dans la lecture d’un long article sur l’œuvre d’un professeur de fac, directeur d’un département et poète de surcroît – le genre de type à être unanimement respecté et craint alors qu’hostile à toute émotion, il écrit, ça va de soi, avec un marteau-piqueur. S’appliquant avec une grande ténacité à peindre l’insignifiant, il s’est ingénié à parsemer ses poèmes de considérations théoriques « en rapport avec notre essence ». Les grands mots stériles et sépulcraux coulent sous sa plume, tant et si bien que son œuvre finit presque par avoir du sens si l’on s’arme de suffisamment de patience pour l’y découvrir. Mais chacun sait que même un grillon a quelque chose à dire si on l’écoute longtemps – de quoi, parions-le, permettre à un diplômé d’aligner des kilomètres de conneries. Bref, j’ai refilé ce magazine à un type qui passait devant chez moi (le papier était trop épais pour que je me torche avec). Ce faisant, me voici condamné à polémiquer en ne m’appuyant que sur ma mémoire. Pardonnez-moi et venons-en au fait. Dans cette longue et amoureuse et servile étude sur un dieu vivant, l’un de ses propos, destinés à la méditation de ses élèves, y était rapporté, et ça ressemblait, quasiment, à ceci :
« Maintenant, peut-être que mes maux
seront aussi
les vôtres. »
À tous ceux et celles qui auront considéré ces trois lignes comme la preuve d’une très profonde, et très éclairante, sagesse, je rappellerai que ce Monsieur n’a fait que voler et répéter ce qui se dit dans les rues depuis des lustres, un refrain qui, dans sa bouche, a des relents de moisi. Ses maux ne sont pas les miens. Il a choisi la mort plutôt que de souffrir. J’ai choisi de vivre en souffrant.
Son attitude, banalement conformiste, remonte à la nuit des temps. Il n’empêche que tout l’article glorifiait son intuitivité en dépit de la fadeur, de la platitude, de la mollesse de ses écrits… en dépit de ses formules assommantes et avilissantes. Ce qui lui vaut désormais une chiée de fidèles qui copient son style – et passent de ce fait à côté de l’essentiel : LA VIE –, ajoutant leur touche de morbidité à une histoire qui n’est déjà qu’un immense mouroir, empilant artifices sur artifices, mensonges sur mensonges… moyennant quoi, sous cette avalanche de pestilentielles déjections animales, nos pauvres âmes, déjà bien mal en point, se consument d’ennui.
Mais, surtout, n’oublions pas les idiots de troisième division qui sont prêts à tout pour être admis dans le club des Grandes Têtes Molles, ceux-là pousseront le vice jusqu’à pondre de mortelles entourloupes, lesquelles, comme celles de leurs maîtres, ne parleront de rien, de rien. De RIEN…
je & moimi/////
baguettes sinoises/7…*
&
j’étais là moi &
gwatammmurrra rassemblé #9/.
1/4///…/.
Un tel poème, vous pourriez l’interpréter comme bon vous semble, vanter par exemple son intelligence fulgurante, sans craindre qu’on vous contredise. On en revient à notre grillon. Je ne refuse pas les expérimentations artistiques mais je refuse d’être pris pour un con par des individus dépourvus de talent. L’Art, ouvrez grand vos oreilles, ça se chie, ça se hurle.
Les nuits que nous avons passées en prison, en HP, dans des refuges pour SDF, nous en ont plus appris sur la nature du soleil que notre lecture de Shakespeare, Keats, Shelley… On nous a engagés, puis licenciés, on a démissionné, on s’est fait tirer dessus, on nous a tabassés, on nous a piétinés, parce que nous étions soûls ; on nous a crachés à la gueule pour avoir refusé de jouer un rôle dans leur histoire, pour avoir préféré nous enfermer le plus longtemps dans un trou à rats en compagnie d’une machine à écrire et même sans elle, avec pour écrire juste notre peau et ce qu’il y avait en dessous, alors forcément, lorsque, amochés et épuisés mais toujours vivants, nous mettons un mot derrière l’autre, nous n’observons pas vraiment les conventions POÉTIQUES que ces messieurs ont établies – selon eux, nous n’en avons jamais respecté aucune. De sorte que, pour nous émanciper de ce monde de cadavres, nous n’avons pas cherché (et nous ne cherchons pas), n’en doutez pas, à plaire ou à impressionner. Or la chose que les morts détestent le plus, c’est de se heurter aux vivants. Il s’ensuit que rares sont les éditeurs qui ont le courage de nous publier. Et quand il s’en trouve, des hurlements ne tardent pas à se faire entendre :
DÉGUEULASSE ! IGNOBLE ! CE N’EST PAS DE LA POÉSIE ! Pornographes, nous allons vous dénoncer auprès de l’administration postale.
Il est clair que, pour la plupart de ces hurleurs, la poésie se présente comme un havre de paix dans lequel il est interdit d’introduire du bruit et de la fureur. La préciosité de leur poésie tient au fait qu’ils ne s’intéressent qu’à ce qui ne compte pas. Leur poésie revient à gérer un compte épargne. Elle a toute sa place dans Poetry, la revue de Chicago depuis si longtemps momifiée qu’il n’y aurait aucun mérite à s’y attaquer : ce serait comme de frapper une grand-mère de 80 ans en train de prier à genoux dans une église.
Mais j’imagine que ces tronches de macchabées, aux traits sculptés par la médiocrité, la sournoiserie, la pétoche, ne disparaîtront jamais. Et, parce que nous sommes partisans de les laisser prospérer, savourer leur confort, suivre leur chemin, dans l’espoir qu’ils nous accorderont simplement le droit de respirer… eh bien, mes frères, ils se jettent sur nous, eux qui ne sont que lilliputiens bardés de diplômes, cerveaux difformes laminés par l’histoire, époux névrosés d’insignifiantes ménagères qui ne se soucient que de leurs jardins et de la poésie d’un obsolète 17e siècle et qui savourent leur bonheur de voir leurs héritiers exploiter de pauvres bougres au nom du Progrès et du Profit. Puissent-ils être tous, hommes et femmes, damnés pour avoir traité d’invraisemblable, d’impure, d’insane, d’insensible, d’illisible notre œuvre…
Seigneur, ô seigneur, si seulement ce soir je pouvais m’arracher mon putain de cœur et le leur montrer, quoiqu’ils n’y verraient, j’en suis convaincu, qu’un abricot, un citron desséché, une vieille graine de melon.
Ils sont hermétiques au monde réel et, partant, aux choses du quotidien. Il leur est impossible d’envisager qu’un homme de ménage, chargé de la propreté des chiottes de femmes, puisse valoir autant sinon plus que le président des États-Unis d’Amérique, et cela sans disposer de moyens de destruction massive, ou bien que ce même homme surpasse en tous points le chef de n’importe laquelle de ces pseudo-nations qui n’ont pour elles que leurs passés terrifiants, honteux, putrides. Nos existences leur échappent car leurs yeux se sont habitués à ne voir, à ne reconnaître et à n’acclamer que le spectacle de la mort.
Beaucoup, parmi nous qui nous attachons à décrire la Vie dans nos poèmes, se laissent gangrener par la fatigue, la tristesse, la maladie, et se sentent presque vaincus (mais pas tout à fait). Nous ne sommes pas pour autant prêts à oublier que notre art n’a pas besoin d’un Dieu pour être divin et que nous serons Sauvés sans le besoin d’un Jardin et que nous ne devons pas notre Liberté à la Guerre, toutes choses qui font que je n’admire pas Creeley, que je n’admire pas davantage Ginsberg qui est en train de perdre pied sous le poids des hordes hippies vocifératrices. Quitte à pleurer, je préfère le faire sur toutes ces jolies filles que l’âge a fini par rattraper, sur toutes ces bières qu’on a bêtement renversées, et sur toutes ces bagarres qui ont éclaté pour trois fois rien devant la porte d’un appartement lorsque l’alcool rouvrait les plaies de nos pauvres amours. Membre de droit de la Génération Fourmi, je défends bec et ongles notre poésie, et je me battrai pour préserver notre droit de dire et d’écrire ce qui est. Sans l’obligation de porter un costard. En me fichant que la police saisisse pour « obscénité » les fanzines qui me publient. Et sans la crainte de perdre nos jobs de merde. S’il vous plaît, ne me faites pas un mauvais procès, je ne prétends pas à l’immortalité ; je ne réclame aucun traitement de faveur – je suis d’accord, tout est précieux, sauf que, lorsque je mets mes chaussures, je ne vois que deux pieds sur le sol. Aussi permettez-moi d’ajouter ceci : je fais partie de ces rares hommes qui, talentueux ou non, ne supportent plus ce sempiternel jeu de la mort, et qui, avec leurs bras, leurs nez, leurs cerveaux, leurs os, leurs vies brisées, essaient d’injecter un petit peu de raison dans ce monde enténébré – une sorte de piqûre de soleil. POUR VIVRE ? Oui, pour vivre, ce machintruc qui nous concerne tous, les morts-vivants et les vivants-vivants.
Le monde de la poésie attire les trous du cul. Des trous du cul à la puissance mille pour l’essentiel. Comme ils ont en commun de considérer l’Art comme une planque, ils vont se répétant qu’ils auraient préféré réussir dans un autre domaine. Il suffit de voir leurs chemises et leurs slips cradoques pour s’en convaincre. Sauf qu’à l’inverse des nations et de leurs gouvernants, l’Art sait attendre son heure. Et son heure semble être venue. La recrudescence des descentes de police atteste en effet que quelque chose de formidable est sur le point de naître. Et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que la majorité des nouveaux (les doués, pas les autres) ne s’intéresse pas, ou peu, à la politique. Voilà pourquoi la seule LAPD, et non la police de l’État, a reçu mission de les matraquer, et ce bien qu’elle soit surchargée, mais oui, de travail. Le plus dur, entre parenthèses, ce n’est pas la flicaille, mais le tribunal, car la présomption d’innocence ne signifie plus grand-chose. Il faut en avoir plein les poches si l’on veut déjouer les pièges de la loi et pénétrer les esprits étriqués des juges et des jurés. Bordel de merde, même si vous confiez à votre avocat ce que vous pensez, il va devoir repatouiller, reformuler votre déclaration afin qu’elle s’accorde avec ce code pénal que les morts-vivants ont écrit pour protéger les leurs. Plus personne d’ailleurs n’y comprend quoi que soit ; l’esprit des lois, ayant perdu tout rapport avec la réalité, s’est lentement dissout au fil des années.
Dans mes moments de sobriété, quand je m’interroge sur le futur de l’Art, j’en arrive à craindre que, malgré les RÉSERVES des fourmis, le temps, au contraire de ce que je viens d’écrire, ne lui joue un sale tour. J’entrevois ainsi le jour où l’on aura réussi à nous faire oublier que Van Gogh fut dans sa jeunesse un idiot magnifique, le jour où l’on attribuera son échec final à un manque de pureté, de cœur et de perspicacité – tout le contraire de ce qui est communément admis aujourd’hui. Que voulez-vous, on n’arrête pas le Progrès. Matisse, en revanche, continuera de trôner au sommet, car jamais on ne se lassera de sa peinture. Dostoïevski tiendra bon lui aussi, même si certains de ses romans feront sourire et il n’est pas exclu qu’on le traite d’excentrique et, peut-être même, d’agité du bocal. John Henry O’Hara, notre grand romancier actuel, tombera en un clin d’œil dans l’oubli, suivi de près par Norman Mailer. Bien que d’une totale sincérité, Kafka disparaîtra en même temps qu’on découvrira de nouvelles dimensions spatio-temporelles. D.H. Lawrence perdurera, mais je suis bien incapable de vous en expliquer la raison. Je ne possède pas toutes les réponses, je ne fonctionne qu’à l’intuition. Quelques-unes des premières nouvelles de William Saroyan se liront encore. Conrad Aiken tiendra la distance pendant un bon bout de temps avant d’être emporté par une nouvelle « nouvelle vague ». Pour Dylan Thomas, ce sera directement la trappe, comme pour Bob Dylan. Je ne peux toutefois le jurer, ma seule certitude est que je ne sais rien, oh, mon Dieu, on est foutus, n’est-ce pas ? Camus, bien sûr, restera. Artaud, de même. Voyons voir maintenant le cas de Walt Whitman, ce pédoque qui, lorsqu’il ne suçait pas la bite d’un matelot, se faisait royalement chier, alors je vous le demande, c’est cela votre culture, oui ou non ?
En tout cas, si vous estimez que la flicaille de notre époque fait montre de trop de brutalité, méditez cette lettre datée du 2 décembre 1965 que m’a adressée J. Bennett, le rédacteur de Vagabond, une revuette de Munich : « … Ils ont arrêté de réimprimer tes vieux poèmes – ici, on brûle ton genre de littérature. Prends ça comme un compliment. À Düsseldorf, ils viennent de détruire par le feu des livres de Günter Grass, Heinrich Böll et Nabokov – c’est une organisation de chrétiens intégristes qui s’en est chargée. À Berlin, ça fait partie du quotidien – figure-toi qu’ils ont incendié la vieille maison de Günter Grass, lequel s’est contenté d’afficher un sourire plein d’ironie et s’est remis illico au travail… »
Ils ont toujours été à nos trousses (regardez Lorca) ou plutôt nous n’avons cessé, armés de nos propres couteaux, de nous poursuivre nous-mêmes. Nous sommes les éphémères d’un été pourri. Quoi qu’il en paraisse, mon article se veut un plaidoyer en faveur de la poésie et une déclaration de guerre, putain oui, contre tous ceux qui, se baptisant poètes, parasitent nos vies. Nous connaissons, pour la plupart, l’échec, mais avec un peu de chance et, ô Seigneur, un peu d’amour, nous pourrions connaître la réussite, ce qui n’impliquerait pas de rouler au volant d’une Cadillac, bien au contraire – c’est justement pour s’éviter un tel piège et une flopée d’autres que nous réclamons la chance et l’amour. J’ai écrit cet article parce que trop peu de poètes rebelles ont songé à publier un manifeste sur lequel s’appuyer. Alors que les Grandes Têtes Molles et les professeurs de littérature n’arrêtent pas depuis leurs chaires de postillonner des théories d’où toute vie, une fois passée à l’essoreuse, est réduite à néant. Tel un tsunami à répétition, leur logorrhée recouvre et noie presque tout le monde. Le cul posé sur un tabouret de bar, j’espère que ces lignes, écrites tout au bout d’un comptoir, toucheront certains d’entre vous – peut-être comprendrez-vous que nos vies, seraient-elles ratées, que nos mœurs et nos poèmes participent d’un choix. En grande majorité, nous ne sommes ni des assassins ni des escrocs. Et il arrivera un jour où, sans renoncer à peindre la réalité, nous écrirons avec une telle grâce, ô combien, avec une telle justesse que vous autres, les singes savants, vous sortirez de vos jardins en assez grand nombre pour que je me tourne
vers
ce qui a rendu possible
vos visages et vos corps et vos égoïsmes
mais
je n’en serais pas effrayé dans mon foutu
lit de camp de location
malgré les douleurs physiques, morales,
et les atrocités que vous m’avez fait subir
je serais prêt à mourir en priant pour
vous
et pour moi
si je pouvais transmettre à vous tous,
tas de crevures et de pourritures,
le peu de vie qui me reste
je vous l’enfoncerais bien profond
et
je m’endormirais pour toujours.
Texte extrait du livre de Charles Bukowski : Un carnet taché de vin.
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March 6, 2022
Le Poète, Background : Une Histoire d’Inconscient
Écoute bien, Poète - Tout ça n’est plus de ton ressort - Tu as été choisi par lui - Il a marqué ton âme du sceau sacré - Des Esprits des Guerriers - Il t’attend pour commencer le combat
Genre : Poésie
Le PitchUn poète hanté par un souvenir d’enfance entend en rêve qu’il doit se rendre dans le désert pour rencontrer l’esprit du peyotl. Durant ce trip, le personnage sur lequel il tombe va lui expliquer son passé et lui faire des révélations sur son avenir.
Considérations rapides sur la Poésie
Un truc qui m’a marquée au sujet de la poésie, c’est ce qu’en dit Stephen King dans Écriture : Mémoire d’un métier. Sa femme et lui se sont rencontrés au bahut, et ont sympathisé lors d’un atelier poésie. A l’époque, les hippies avaient envahi le monde, et leur mentalité avec, si bien que lors de ce fameux atelier, la majorité des poèmes pondus étaient du genre ésotérique, ou du moins, plus ils étaient obtus, plus on les jugeait profonds. Et quand on demandait à l’auteur ce qu’il avait voulu dire, le fait qu’il ne le sache pas lui-même était considéré comme gage d’une véritable inspiration.
Or, y se trouve que King et sa future femme fonctionnaient différemment.
Sa future avait écrit un poème sur un ours, et donc, se pliant à la règle, elle l’avait lu devant la horde de prétendants poètes chevelus avant d’être interrogée sur le sens de ce qu’elle avait écrit. Eh bien, contrairement à tous les autres, elle savait précisément ce qu’elle avait voulu dire, et selon King, était plutôt bien parvenue à le faire.
Les références au printemps, aux abeilles, aux bâillements de l’ours et à je ne sais quoi signifiaient vraiment quelque chose pour elle, et elle était tout à fait au clair avec elle-même sur les raisons qui l’avaient poussée à choisir ces mots plutôt que d’autres.
C’est à ce moment-là que King est tombée amoureux d’elle. Parce qu’ils avaient la même vision de la poésie, et, à fortiori, de l’écriture et du travail de l’artiste.
Et si, comme dirait Nietzsche, certains “troublent leurs eaux pour les faire paraître profondes”, d’autres au contraire buchent sévère pour offrir le plus de clarté possible à leurs intentions.
Permettez-moi de conclure cette modeste introduction avec les sages paroles d’un autre poète nommé Bukowski :
En gros, ça disait que je manquais de cervelle. Et ce uniquement parce que je m’exprime avec clarté. Qu’ils aillent se faire foutre. Quand je veux crier, je crie.
Et donc, cédant à cette fameuse règle et envoyant chier au passage celle qui dit qu’un auteur ne doit jamais expliquer son œuvre, je vais éclairer ce que j’ai voulu dire, d’autant plus que visiblement, l’histoire du Poète est loin d’être claire quand on n’a aucune notion de la vie de Jim Morrison dont elle s’inspire, et passerait plutôt pour un délire à la David Lynch.
La trame
Lorsqu’il était enfant, au cours d’un trajet en voiture à travers le désert, le Poète et sa famille sont tombés sur les lieux d’un accident de voiture. Des Indiens morts ou en passe de le devenir étaient étalés partout sur le bitume.
Le Poète a fait un pacte avec le Diable : il a accepté d’échanger son âme d’enfant contre celle d’un Indien, afin que celle-ci lui offre le talent nécessaire pour connaitre la gloire.
Quelques années après, avant le début de sa carrière, le Poète est hanté par un rêve, toujours le même, où il revoit la scène de l’accident, mais il semble avoir oublié son pacte. Il prend fréquemment du LSD, qui l’ouvre à des visions lui montrant que cette scène continue à vivre en lui.
Un jour, il entend qu’il doit se rendre dans le Désert et consommer du peyotl (cactus à mescaline hallucinogène) afin de convoquer l’esprit du Diable, pour y voir plus clair.
Mais c’est sur le Sorcier qu’il tombe. Au travers de visions, celui-ci lui montre l’ensemble de sa vie comme si la chronologie n’existait plus. Son enfance, sa vie, sa mort, tout y passe.
Enfin, il lui apprend que le prix à payer pour avoir emprunté cette âme indienne est le suicide, qu’il devra commettre jeune, en le faisant passer pour une mort naturelle.
Parallèle entre le Poète et Jim Morrison et analyse de la nouvelle
Je vous incite à ouvrir la nouvelle à côté de cette analyse, afin de pouvoir vous y référer tout le long de votre lecture. Les parties étudiées, séparées par des lignes comme dans la nouvelle, sont décortiquées dans l’ordre.
Lorsqu’il avait 19 ans, Jim Morrison s’est débarrassé tout ce qu’il avait écrit : journal intime, notes de lecture, croquis, citations, poèmes, allez hop, il a tout jeté à la benne ! Mais… pourquoi ? Voilà sa version :
Peut-être, si je ne les avais pas jetés à la poubelle, n'aurais-je jamais rien écrit d'original. Je pense que si je ne m'en étais pas débarrassé, je n'aurais jamais été libre.
Démarche intéressante, qui signifie que pour être libre et faire œuvre originale en tant qu’artiste, il faut savoir dire adieu à ses influences mais aussi à ses premières tentatives qui, soyons honnête, dépassent rarement le vulgaire plagiat et les clichés rebelles de l’adolescence. On retrouve cette idée développée maintes fois sur ce blog que tuer une partie de soi signe la naissance d’un nouvel être, indépendant, prêt à créer ses propres valeurs.
Et, ouais, Jim Morrison a vraiment vécu sur le toit d’un entrepôt de Los Angeles, et c’était un fervent lecteur de Nietzsche, comme le montre le deuxième paragraphe faisant explicitement référence à Zarathoustra.
Jim Morrison faisait souvent référence aux reptiles, qu’il s’agisse de serpents ou de lézards. En tant que lecteur de Carl Gustav Jung, très au fait des symboles et des archétypes, Morrison voyait le reptile comme une représentation de l’inconscient primitif, incarnant la lutte initiatique de l’Homme, qui le pousse à se défaire de ses influences passées.
Toujours selon Jung, le reptile est aussi un antagoniste du héros, c’est pourquoi, dans The Celebration of the Lizard, chanson expérimentale de 17 minutes mélangeant plusieurs poèmes, Jim Morrison s’engage dans un trip intérieur afin d’affronter ses propres démons, incarnés par les reptiles. C’est en les intégrant en lui-même qu’il devient pour finir le Roi Lézard, à ses yeux comme à ceux du monde.
Avec tous ces éléments, on part déjà sur une bonne base, pas vrai ? De plus, étant moi-même folle de ces bestioles, et cette nouvelle prenant place au sein du Désert, c’était pas très compliqué de forcer un peu le trait. Mais ces lézards-là ont des cornes sur la tête et leur peau est rouge sang : première référence au Diable !
Les lézards incitent le Poète à regarder son rêve en face, qui n’en est en fait pas un ; entre souvenir et avenir, le premier élément quantique entre en scène. Apparemment, le Poète sait des choses sans les savoir, autrement dit, son inconscient tente de communiquer avec sa conscience, via l’interface du rêve. D’ailleurs, le Poète connait si bien le rêve qu’il a le sentiment de l’engendrer consciemment, comme pour tenter de le comprendre. C’est ce qu’il dit au sujet de la scène qui se répète : il parle de l’accident de voiture, et tente de savoir ce qu’il s’est réellement passé ce jour-là.
L’Ombre dans les ténèbres symbolise à la fois le Diable et l’inconscient du Poète.
Le passé qui continue à vivre insiste sur la notion quantique, qui sera davantage explorée plus tard. Le personnage sent qu’il est enchaîné à un passé qui conditionne son avenir, et pour cause. Il se demande qui est vraiment mort sur la route le jour de l’accident. La réponse est : lui.
L’âme de l’Indien a été échangée contre la sienne.
Jim Morrison était un grand consommateur de LSD, qui permettait selon lui de “nettoyer les portes de la perception”, selon la formule de Willam Blake (c’est de là que que les Doors tirent leur nom). Dans ce passage, il s’en sert plus ou moins consciemment pour interpréter son rêve à la lumière de la transe, zone poreuse où inconscient et conscient communiquent.
La référence n’est pas fortuite.
En effet, comme je l’ai dit, Jim était un grand lecteur de Sigmund Freud et de Carl Gustav Jung, et se passionnait pour la psychanalyse et les névroses. Il est donc logique qu’il cherche ici à se soigner lui-même grâce à l’acide, dans une sorte de thérapie psychédélique personnelle.
Vient ensuite la référence à l’Éternel Retour de Nietzsche, ici conjugué avec le temps non-linéaire quantique. Nietzsche se base sur la vision de l’Univers cyclique des Stoïciens pour poser cette question : si un démon venait dire à l’Homme que son existence devait se répéter indéfiniment, sans aucune variation, quel serait le sentiment de l’Homme envers sa propre vie ? Souhaiterait-il la vivre à nouveau ?
Si l’Homme répond “oui” au démon, c’est le signe infaillible que son existence est gouvernée par la joie et la volonté de puissance. Puisque Jim Morrison menait une vie assez dionysiaque, ça reste parfaitement cohérent.
En ce qui concerne la nouvelle, l’idée pertinente ici est que l’Éternel Retour est aussi une affirmation du présent, supérieur aux autres temporalités, car c’est dans le présent que le choix, l’action, la décision prédomine.
Cela aura son importance dans la suite de l’histoire.
Enfin, Morrison étudiait bel et bien la démonologie (et s’est même marié à une sorcière Wicca), ce qui dans la nouvelle le prépare à la rencontre avec le Sorcier, même s’il ne le sait pas encore…
Le perroquet du motel est une pure invention de ma part. Enfin, pas tant que ça ! Là où je vis actuellement en Colombie, il y a bel et bien un perroquet dans la cour commune, qui se comporte exactement comme celui de la nouvelle. C’est à la fois triste et terrifiant. Le syndrome du miroir auquel je fais référence existe, c’est une maladie humaine, rare mais véridique.
Évidemment, je ne l’ai pas tué comme le fait le Poète. Pourtant, il semble bien victime d’un mauvais sort qui le force à parler dans “l’idiome du Diable” (qui pour lui est celui des Hommes).
Si on est intuitif, on sent ici un rapprochement entre le Poète et le perroquet : aucun des deux n’est vraiment dans son monde, et cette scène préfigure même le destin du Poète. Être contraint de chanter des mots qui ne signifient plus rien pour lui, et désirer la mort…
Ce passage parle de mensonges, de fantômes, de souffrance et d’auto-stoppeur mort.
Jim Morrison mentait tout le temps, dans le sens où il ne révélait jamais entièrement qui il était. Selon la personne avec qui il se trouvait, il adaptait son comportement comme un caméléon pour n’offrir à l’autre qu’une infime parcelle de lui, jamais un accès total. Si bien que personne ne savait vraiment qui il était.
Ensuite, les fantômes et la souffrance humaine préfigurent le rôle qu’il tiendra plus tard, en tant que star, voire berger des peuples pour les hippies paumés.
Enfin, l’auto-stoppeur fait référence à Riders on The Storm et ce tueur sur la route qui fait du stop pour buter les gentilles familles.
Le poème du Serpent joue sur plusieurs tableaux. Évidemment, les fans auront reconnu les paroles de The End, “ride the snake” (chevauche le serpent). Mais le truc intéressant, c’est que le Serpent est aussi le Diable, ça je crois que tout le monde est au courant, et donc c’est ici que ce personnage s’exprime pour la première fois.
Le Diable vient donc chercher le Poète en passant par le rêve, ce rêve de l’accident qui s’est produit “le long de cette route”. Jim Morrison parlait souvent de “route”, il était fan de Jack Kerouac, et j’imagine que comme beaucoup d’entre nous, la route symbolisait aussi pour lui le cheminement spirituel. Manque de bol, il n’y aucune issue possible : le Diable a placé une âme indienne dans le Poète, et celui-ci devra la lui rendre, car il ne s’agit que d’un prêt.
Mais avant d’en arriver là, il lui faudra accepter la longue chevauchée en compagnie du démon, qu’on peut ici comprendre comme l’affrontement qui se prépare entre lui et et le Diable, mais aussi comme la gloire qui l’attend, le pouvoir qu’il va avoir sur ses fans, le culte, même, que ceux-ci vont lui offrir, sans pour autant le rendre heureux…
D’autre part, en tant qu’écrivain-ayahuasquera, le Serpent signifie aussi pour moi la sagesse chamanique, à laquelle Jim Morrison croyait également, comme le prouve la façon dont il dansait sur scène, très proche de la transe, et son intérêt général pour le monde indigène.
La vérité finit par se faire jour dans l’esprit du Poète. Aidé par le LSD, le rêve sort de la nuit pour contaminer le monde réel, et le Poète se rend à l’évidence : cette scène qui le ronge existe, elle prend source dans l’enfance, lorsqu’il avait cinq ans.
Le Serpent, qui emprunte ici les atours de celui de la Bible, et donc de celui qui fait mordre dans la vérité, est comparé à l’abîme nietzschéen :
Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi.
La Connaissance signe l’arrêt de la période d’innocence, et l’avènement de la responsabilité de l’Homme sur lui-même, qui choisit volontairement, librement, de faire le Bien ou le Mal. Mais comme de juste, cette liberté amène avec elle la souffrance. En ce sens, la Connaissance est aussi un abîme…
Enfin, la dernière phrase de ce passage révèle que le Poète ne croit pas aux accidents, et donc au hasard. L’Intentionnel duquel il parle est celui du destin, ce qui ici inclut sa volonté à lui (c’est lui qui a accepté le pacte avec Satan), celle de l’âme indienne entrée en lui (on apprendra plus loin qu’elle s’est sacrifiée volontairement), et bien sûr celle du Diable.
Les deux puissances, c’est le Bien et le Mal, engagée dans un combat dont on ne sent encore que les prémisses, puisqu’il est dit que celles-ci s’échauffent…
Mais si le destin du monde et du Poète est écartelé entre les deux, rien ne prouve qu’il y aura un jour un vainqueur.
L’âme indienne s’adresse ici directement au Poète à travers le crâne du mort auquel elle a appartenu. Il s’agit d’une vision, et non plus seulement d’un rêve, puisque la vérité est arrivée jusqu’à la pleine conscience.
Son message est limpide : le Poète est appelé à prendre du peyotl (le cactus) afin d’apprendre directement depuis le savoir des Anciens, et non plus du LSD ou de ses lectures comme celles du Philosophe (qui est Nietzsche, donc, suivez s’il vous plaît). Il est dit que le monde dans lequel vit le Poète n’est pas vraiment le sien (puisqu’il est désormais habité par une âme indigène). Les danses et les chants qu’il porte en lui (et qu’il exprimera donc plus tard sur scène en devenant chanteur) hurlent pour naître.
Le Poète doit se plier à la volonté du Diable qui l’a élu et lui a transmis un pouvoir guerrier via l’âme indienne. Apparemment, celui-ci l’attend dans le Désert en vue d’un combat. Pour ce faire, il doit le convoquer en prononçant son nom (tout comme lui a été convoqué, voyez le parallèle avec la nouvelle du Journaliste).
Fatalement, le Poète se tape donc du peyotl ! Ici, je me suis servie de mon expérience des plantes de pouvoir pour évoquer cette fameuse intention, la requête que tout être humain est censé présenter aux plantes sacrées avant de les consommer dans un cadre rituel (un article sur comment ça se passe avec l’ayahuasca ici).
Mais le Poète s’en cogne, et pour cause : il considère qu’il a été appelé quand il n’avait que cinq ans, et que ce n’est pas à lui de rendre des comptes sur ses motivations, mais bel et bien au Mescalito, l’esprit du peyotl, comme le prouve la dernière phrase de ce passage : Si tu veux nettoyer ma putain de perception, c’est maintenant, Mescalito ! (notez encore la référence aux portes de la perception de Blake).
C’est là que se pointe un type qu’il n’attendait pas. En effet, ce mec blanc en costume n’est ni le Diable, ni vraisemblablement le Mescalito (pour peu qu’on sache quelle tête il a, celui-là !). Le Poète note que son regard est habité d’une flamme qui ne semble pas être sienne, et pour cause ; c’est celle du Diable.
Ce personnage lui apprend qu’il s’est “rendu maître de Celui qui Enseigne”. Attention, ici il ne s’agit pas du Diable, mais du Mescalito, auprès duquel il a appris. Eh oui, ce type, c’est le Sorcier, autre personnage des Chants du Désert, qui se trouve être inspiré de Carlos Castaneda (je vous conseille un de ces livres dans mon Top 15 des Livres sur le Chamanisme), et dont l’histoire promet une nouvelle très intéressante que je suis impatiente d’écrire…
Bref, le Poète prononce son nom afin de lui donner vie dans la conscience, de le faire “sortir de l’Ombre” de l’inconscient, référence à Jung et à son archétype de l’Ombre, partie primitive de la psyché humaine qui ne se connait pas elle-même.
Faisant ça, le Poète s’ouvre donc à sa totalité psychique, ainsi qu’à la transe, racine de l’Humanité, autorisant ses instincts et un savoir qui le dépasse (souvenez-vous, les lézards lui ont dit qu’il sait des choses sans les savoir) à se dévoiler en lui.
Le Sorcier est accepté, il peut commencer le boulot.
C’est donc le Sorcier, à la fois véhicule de la volonté du Diable dont il est le messager et représentant de l’esprit du peyotl dont il est désormais le maître, qui va produire les visions hallucinatoires dans la tête du Poète. Il s’agit d’un langage, tout comme l’ayahuasca délivre ses messages par les visions induites durant la transe. Le Poète assis face au Sorcier est donc en pleine cérémonie, et les révélations qu’il attend lui seront transmises par ce langage visionnaire, auquel il est tout compte fait déjà habitué grâce au rêve et au LSD.
Il constate que le Sorcier n’est pas lui-même, évidemment, puisqu’il est habité par deux entités. C’est tout l’intérêt du Sorcier : il manipule des pouvoirs et est manipulé par des forces à tel point qu’il devient métamorphe. Difficile de dire qui il est réellement, c’est un peu l’Homme Mystère, et c’est ce qui le rend si intriguant…
Le poème qui suit ne requiert pas des masses d’explications, si ce n’est qu’il décrit le monde des visions et la nature du Désert. Puisque le Poète est enfin au clair avec ses intentions, il a sa place dans le “vrai monde”, la matrice du réel, celui qui se cache sous la perception ordinaire, que la prise de peyotl lui a ouvert.
Pour ceux qui sont coutumiers des psychédéliques, le message sera limpide. Pour les autres, rattrapez-vous avec quelques cérémonies d’ayahuasca ou encore un voyage virtuel en compagnie de la plante !
La dernière phrase fait explicitement référence au serpent de l’ayahuasca, qui avale le psychonaute pour le faire entrer dans son monde.
Ici, on saute véritablement dans le domaine quantique de l’histoire. J’aimerais établir ce que j’entends par là, puisque je fais souvent allusion à ce monde et à ce pouvoir de la conscience sans que ce soit forcément clair pour chacun.
Le regard de l’observateur influence ce qu’il observe. La conscience possède du pouvoir sur la réalité matérielle. L’intention d’un Homme est en mesure d’imprimer sa volonté sur la vie et donc de façonner le réel et l’expérience que l’Homme en fait. Ce pouvoir s’étend aussi bien dans le futur que dans le passé.
Mais si la conscience peut influencer l’avenir comme le passé, et agir à distance dans l’espace, cela signifie que la notion d’espace-temps classique, linéaire, chronologique, est bonne à jeter à la poubelle.
L’espace-temps apparait plutôt comme un continuum où tout coexiste en même temps.
C’est ce qu’expérimente le Poète (qui en avait déjà eu un avant goût avec le rêve) grâce au Sorcier qui le balade dans ce continuum en lui montrant toute son histoire tour à tour comme si elle était déjà écoulée, en train de continuer à se produire, et déjà finie, puisqu’il lui montre aussi sa propre mort.
Bien sûr, le film d’Oliver Stone sur les Doors m’a énormément influencée ici.
Quand Jim Morrison part dans le désert avec sa nana et ses potes du groupe, ils prennent du peyotl, chantent cette magnifique chanson My Wild Love a capella, se racontent leurs peurs les plus intimes, puis, Jim finit par s’éloigner du groupe pour aller à la rencontre de sa propre mort. Il revoit le visage de l’Indien qui lui a offert son âme, et se voit dans la baignoire où il trouvera la mort (merci au réalisateur qu’est vraiment le meilleur niveau visions subliminales et subconscientes, comme il l’avait déjà prouvé avec Tueurs-nés et U-turn).
Bref, la scène de l’accident est toujours en train de se produire et d’influencer le cours de la vie du Poète.
Le Sorcier lui rappelle le pacte qu’il a signé avec le Diable, enfant : échanger son âme avec celle de l’Indien mort, et utiliser ce pouvoir pour devenir le chanteur génial qu’il s’apprête à être. Mais il lui explique que tout ça ne sera que temporaire (ce que l’enfant ignorait sans doute au moment de signer, mais que voulez-vous, on parle de Satan, là !), et qu’il devra la rendre, cette âme.
Les termes “d’enfants fous” font ici référence à la chanson The End : “All the children are insane”.
Et on en arrive donc à la conclusion logique de l’histoire. Le Sorcier lui montre sa vie entière, qui est désormais du domaine public : l’adulation dont Jim Morrison a été la proie durant sa vie et le culte qui lui sera rendu après sa mort, son alcoolisme qui l’a conduit à l’impuissance, la solitude éprouvée malgré les hordes de fans, la trahison de son propre groupe qu’a vendu les droits de Light My Fire à une compagnie de voitures pour en faire la musique d’une pub à la téloche...
Et enfin, la révélation du véritable prix à payer pour connaître cette vie : se suicider.
En faisant passer cet acte pour une mort naturelle.
Il semblerait que la lumière ait désormais été faite sur la mort de Jim. Il se serait suicidé avec un shoot d’héroïne, une overdose dans les chiottes d’un bar parisien, et ses “amis” auraient maquillé ça en crise cardiaque dans une baignoire, parce que son fournisseur de dope était mouillé jusqu’au cou dans le trafic international de la French Connection et que son père était diplomate.
Le Sorcier prévient le Poète qu’il devra obéir au Diable sans chercher à se défiler, et le Poète lui assure que crever est ce qu’il désirera le plus au monde à cet instant de son existence. Après avoir vu sa vie entière dans les visions, il sait qu’il sera totalement désabusé et écoeuré de la gloire, et c’est effectivement là où en était Morrison sur la fin : déçu du mouvement hippie, sans plus de foi dans la chanson (il commençait à publier de la poésie), en bout de course à cause de la dope et de l’alcool qui lui avaient créé des problèmes cardiaques… Ouais, on peut dire qu’il était pas fâché que toute cette comédie prenne fin !
Cela dit, dans la nouvelle, le Poète considère que son courage envers la mort ne provient pas de lui mais de l’âme guerrière indigène qui l’habite.
La pirouette finale qu’il fait au Sorcier, et donc au Diable, est de refuser de se rendre en enfer pour laisser les Indiens décider du sort de son âme quand il sera mort. Puisqu’en effet son âme n’est plus vraiment la sienne, elle revient de droit aux Indiens qui la placeront dans leur enfer à eux.
Et comme peu de Blancs ont connu ce destin, il sera peut-être le seul dans cet enfer-là, et y deviendra le roi.
Le tout dernier passage révèle simplement que le Diable ne se présente pas toujours en personne pour s’adresser aux âmes qu’il détient.
Je trouve l’idée intéressante.
Pas envie de jouer la facilité. Pas envie que les pactes signés avec Satan se ressemblent tous. Comme dans la vie réelle, le démon nous possède et s’adresse à nous via de multiples formes et même, malheureusement, via l’entremise de personnes qui vont influencer ou même déterminer le cours de notre destin.
Bref, si le Poète fait du stop pour rentrer à Los Angeles alors qu’il déteste ça, c’est parce qu’il est impatient de se mettre à écrire les chansons qui envahissent maintenant son âme.
Il est prêt à accomplir sa belle et triste destinée, et fonce à bride abattue vers… l’accomplissement de sa perdition.
Le Diable possède de nombreux visages, les façons dont il joue avec l’Homme en manipulant son psychisme sont aussi variées que les désirs intimes de ses proies… Parlant de désir et de jeux cruels, la nouvelle qui s’annonce creusera la tombe d’une âme hantée par l’amour dans un genre qui va brûler vos yeux aussi bien que votre imagination.
L’histoire derrière l’histoire : Le Poète
Écoute bien, Poète - Tout ça n’est plus de ton ressort - Tu as été choisi par lui - Il a marqué ton âme du sceau sacré - Des Esprits des Guerriers - Il t’attend pour commencer le combat
Le PitchUn poète hanté par un souvenir d’enfance entend en rêve qu’il doit se rendre dans le désert pour rencontrer l’esprit du peyotl. Durant ce trip, le personnage sur lequel il tombe va lui expliquer son passé et lui faire des révélations sur son avenir.
Considérations rapides sur la Poésie
Un truc qui m’a marquée au sujet de la poésie, c’est ce qu’en dit Stephen King dans Écriture : Mémoire d’un métier. Sa femme et lui se sont rencontrés au bahut, et ont sympathisé lors d’un atelier poésie. A l’époque, les hippies avaient envahi le monde, et leur mentalité avec, si bien que lors de ce fameux atelier, la majorité des poèmes pondus étaient du genre ésotérique, ou du moins, plus ils étaient obtus, plus on les jugeait profonds. Et quand on demandait à l’auteur ce qu’il avait voulu dire, le fait qu’il ne le sache pas lui-même était considéré comme gage d’une véritable inspiration.
Or, y se trouve que King et sa future femme fonctionnaient différemment.
Sa future avait écrit un poème sur un ours, et donc, se pliant à la règle, elle l’avait lu devant la horde de prétendants poètes chevelus avant d’être interrogée sur le sens de ce qu’elle avait écrit. Eh bien, contrairement à tous les autres, elle savait précisément ce qu’elle avait voulu dire, et selon King, était plutôt bien parvenue à le faire.
Les références au printemps, aux abeilles, aux bâillements de l’ours et à je ne sais quoi signifiaient vraiment quelque chose pour elle, et elle était tout à fait au clair avec elle-même sur les raisons qui l’avaient poussée à choisir ces mots plutôt que d’autres.
C’est à ce moment-là que King est tombée amoureux d’elle. Parce qu’ils avaient la même vision de la poésie, et, à fortiori, de l’écriture et du travail de l’artiste.
Et si, comme dirait Nietzsche, certains “troublent leurs eaux pour les faire paraître profondes”, d’autres au contraire buchent sévère pour offrir le plus de clarté possible à leurs intentions.
Permettez-moi de conclure cette modeste introduction avec les sages paroles d’un autre poète nommé Bukowski : En gros, ça disait que je manquais de cervelle. Et ce uniquement parce que je m’exprime avec clarté. Qu’ils aillent se faire foutre. Quand je veux crier, je crie.
Et donc, cédant à cette fameuse règle et envoyant chier au passage celle qui dit qu’un auteur ne doit jamais expliquer son œuvre, je vais éclairer ce que j’ai voulu dire, d’autant plus que visiblement, l’histoire du Poète est loin d’être claire quand on n’a aucune notion de la vie de Jim Morrison dont elle s’inspire, et passerait plutôt pour un délire à la David Lynch.
La trame
Lorsqu’il était enfant, au cours d’un trajet en voiture à travers le désert, le Poète et sa famille sont tombés sur les lieux d’un accident de voiture. Des Indiens morts ou en passe de le devenir étaient étalés partout sur le bitume.
Le Poète a fait un pacte avec le Diable : il a accepté d’échanger son âme d’enfant contre celle d’un Indien, afin que celle-ci lui offre le talent nécessaire pour connaitre la gloire.
Quelques années après, avant le début de sa carrière, le Poète est hanté par un rêve, toujours le même, où il revoit la scène de l’accident, mais il semble avoir oublié son pacte. Il prend fréquemment du LSD, qui l’ouvre à des visions lui montrant que cette scène continue à vivre en lui.
Un jour, il entend qu’il doit se rendre dans le Désert et consommer du peyotl (cactus à mescaline hallucinogène) afin de convoquer l’esprit du Diable, pour y voir plus clair.
Mais c’est sur le Sorcier qu’il tombe. Au travers de visions, celui-ci lui montre l’ensemble de sa vie comme si la chronologie n’existait plus. Son enfance, sa vie, sa mort, tout y passe.
Enfin, il lui apprend que le prix à payer pour avoir emprunté cette âme indienne est le suicide, qu’il devra commettre jeune, en le faisant passer pour une mort naturelle.
Parallèle entre le Poète et Jim Morrison et analyse de la nouvelle
Je vous incite à ouvrir la nouvelle à côté de cette analyse, afin de pouvoir vous y référer tout le long de votre lecture. Les parties étudiées, séparées par des lignes comme dans la nouvelle, sont décortiquées dans l’ordre.
Lorsqu’il avait 19 ans, Jim Morrison s’est débarrassé tout ce qu’il avait écrit : journal intime, notes de lecture, croquis, citations, poèmes, allez hop, il a tout jeté à la benne ! Mais… pourquoi ? Voilà sa version : Peut-être, si je ne les avais pas jetés à la poubelle, n'aurais-je jamais rien écrit d'original. Je pense que si je ne m'en étais pas débarrassé, je n'aurais jamais été libre.
Démarche intéressante, qui signifie que pour être libre et faire œuvre originale en tant qu’artiste, il faut savoir dire adieu à ses influences mais aussi à ses premières tentatives qui, soyons honnête, dépassent rarement le vulgaire plagiat et les clichés rebelles de l’adolescence. On retrouve cette idée développée maintes fois sur ce blog que tuer une partie de soi signe la naissance d’un nouvel être, indépendant, prêt à créer ses propres valeurs.
Et, ouais, Jim Morrison a vraiment vécu sur le toit d’un entrepôt de Los Angeles, et c’était un fervent lecteur de Nietzsche, comme le montre le deuxième paragraphe faisant explicitement référence à Zarathoustra.
Jim Morrison faisait souvent référence aux reptiles, qu’il s’agisse de serpents ou de lézards. En tant que lecteur de Carl Gustav Jung, très au fait des symboles et des archétypes, Morrison voyait le reptile comme une représentation de l’inconscient primitif, incarnant la lutte initiatique de l’Homme, qui le pousse à se défaire de ses influences passées.
Toujours selon Jung, le reptile est aussi un antagoniste du héros, c’est pourquoi, dans The Celebration of the Lizard, chanson expérimentale de 17 minutes mélangeant plusieurs poèmes, Jim Morrison s’engage dans un trip intérieur afin d’affronter ses propres démons, incarnés par les reptiles. C’est en les intégrant en lui-même qu’il devient pour finir le Roi Lézard, à ses yeux comme à ceux du monde.
Avec tous ces éléments, on part déjà sur une bonne base, pas vrai ? De plus, étant moi-même folle de ces bestioles, et cette nouvelle prenant place au sein du Désert, c’était pas très compliqué de forcer un peu le trait. Mais ces lézards-là ont des cornes sur la tête et leur peau est rouge sang : première référence au Diable !
Les lézards incitent le Poète à regarder son rêve en face, qui n’en est en fait pas un ; entre souvenir et avenir, le premier élément quantique entre en scène. Apparemment, le Poète sait des choses sans les savoir, autrement dit, son inconscient tente de communiquer avec sa conscience, via l’interface du rêve. D’ailleurs, le Poète connait si bien le rêve qu’il a le sentiment de l’engendrer consciemment, comme pour tenter de le comprendre. C’est ce qu’il dit au sujet de la scène qui se répète : il parle de l’accident de voiture, et tente de savoir ce qu’il s’est réellement passé ce jour-là.
L’Ombre dans les ténèbres symbolise à la fois le Diable et l’inconscient du Poète.
Le passé qui continue à vivre insiste sur la notion quantique, qui sera davantage explorée plus tard. Le personnage sent qu’il est enchaîné à un passé qui conditionne son avenir, et pour cause. Il se demande qui est vraiment mort sur la route le jour de l’accident. La réponse est : lui.
L’âme de l’Indien a été échangée contre la sienne.
Jim Morrison était un grand consommateur de LSD, qui permettait selon lui de “nettoyer les portes de la perception”, selon la formule de Willam Blake (c’est de là que que les Doors tirent leur nom). Dans ce passage, il s’en sert plus ou moins consciemment pour interpréter son rêve à la lumière de la transe, zone poreuse où inconscient et conscient communiquent.
La référence n’est pas fortuite.
En effet, comme je l’ai dit, Jim était un grand lecteur de Sigmund Freud et de Carl Gustav Jung, et se passionnait pour la psychanalyse et les névroses. Il est donc logique qu’il cherche ici à se soigner lui-même grâce à l’acide, dans une sorte de thérapie psychédélique personnelle.
Vient ensuite la référence à l’Éternel Retour de Nietzsche, ici conjugué avec le temps non-linéaire quantique. Nietzsche se base sur la vision de l’Univers cyclique des Stoïciens pour poser cette question : si un démon venait dire à l’Homme que son existence devait se répéter indéfiniment, sans aucune variation, quel serait le sentiment de l’Homme envers sa propre vie ? Souhaiterait-il la vivre à nouveau ?
Si l’Homme répond “oui” au démon, c’est le signe infaillible que son existence est gouvernée par la joie et la volonté de puissance. Puisque Jim Morrison menait une vie assez dionysiaque, ça reste parfaitement cohérent.
En ce qui concerne la nouvelle, l’idée pertinente ici est que l’Éternel Retour est aussi une affirmation du présent, supérieur aux autres temporalités, car c’est dans le présent que le choix, l’action, la décision prédomine.
Cela aura son importance dans la suite de l’histoire.
Enfin, Morrison étudiait bel et bien la démonologie (et s’est même marié à une sorcière Wicca), ce qui dans la nouvelle le prépare à la rencontre avec le Sorcier, même s’il ne le sait pas encore…
Le perroquet du motel est une pure invention de ma part. Enfin, pas tant que ça ! Là où je vis actuellement en Colombie, il y a bel et bien un perroquet dans la cour commune, qui se comporte exactement comme celui de la nouvelle. C’est à la fois triste et terrifiant. Le syndrome du miroir auquel je fais référence existe, c’est une maladie humaine, rare mais véridique.
Évidemment, je ne l’ai pas tué comme le fait le Poète. Pourtant, il semble bien victime d’un mauvais sort qui le force à parler dans “l’idiome du Diable” (qui pour lui est celui des Hommes).
Si on est intuitif, on sent ici un rapprochement entre le Poète et le perroquet : aucun des deux n’est vraiment dans son monde, et cette scène préfigure même le destin du Poète. Être contraint de chanter des mots qui ne signifient plus rien pour lui, et désirer la mort…
Ce passage parle de mensonges, de fantômes, de souffrance et d’auto-stoppeur mort.
Jim Morrison mentait tout le temps, dans le sens où il ne révélait jamais entièrement qui il était. Selon la personne avec qui il se trouvait, il adaptait son comportement comme un caméléon pour n’offrir à l’autre qu’une infime parcelle de lui, jamais un accès total. Si bien que personne ne savait vraiment qui il était.
Ensuite, les fantômes et la souffrance humaine préfigurent le rôle qu’il tiendra plus tard, en tant que star, voire berger des peuples pour les hippies paumés.
Enfin, l’auto-stoppeur fait référence à Riders on The Storm et ce tueur sur la route qui fait du stop pour buter les gentilles familles.
Le poème du Serpent joue sur plusieurs tableaux. Évidemment, les fans auront reconnu les paroles de The End, “ride the snake” (chevauche le serpent). Mais le truc intéressant, c’est que le Serpent est aussi le Diable, ça je crois que tout le monde est au courant, et donc c’est ici que ce personnage s’exprime pour la première fois.
Le Diable vient donc chercher le Poète en passant par le rêve, ce rêve de l’accident qui s’est produit “le long de cette route”. Jim Morrison parlait souvent de “route”, il était fan de Jack Kerouac, et j’imagine que comme beaucoup d’entre nous, la route symbolisait aussi pour lui le cheminement spirituel. Manque de bol, il n’y aucune issue possible : le Diable a placé une âme indienne dans le Poète, et celui-ci devra la lui rendre, car il ne s’agit que d’un prêt.
Mais avant d’en arriver là, il lui faudra accepter la longue chevauchée en compagnie du démon, qu’on peut ici comprendre comme l’affrontement qui se prépare entre lui et et le Diable, mais aussi comme la gloire qui l’attend, le pouvoir qu’il va avoir sur ses fans, le culte, même, que ceux-ci vont lui offrir, sans pour autant le rendre heureux…
D’autre part, en tant qu’écrivain-ayahuasquera, le Serpent signifie aussi pour moi la sagesse chamanique, à laquelle Jim Morrison croyait également, comme le prouve la façon dont il dansait sur scène, très proche de la transe, et son intérêt général pour le monde indigène.
La vérité finit par se faire jour dans l’esprit du Poète. Aidé par le LSD, le rêve sort de la nuit pour contaminer le monde réel, et le Poète se rend à l’évidence : cette scène qui le ronge existe, elle prend source dans l’enfance, lorsqu’il avait cinq ans.
Le Serpent, qui emprunte ici les atours de celui de la Bible, et donc de celui qui fait mordre dans la vérité, est comparé à l’abîme nietzschéen : Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi.
La Connaissance signe l’arrêt de la période d’innocence, et l’avènement de la résponsabilité de l’Homme sur lui-même, qui choisit volontairement, librement, de faire le Bien ou le Mal. Mais comme de juste, cette liberté amène avec elle la souffrance. En ce sens, la Connaissance est aussi un abîme…
Enfin, la dernière phrase de ce passage révèle que le Poète ne croit pas aux accidents, et donc au hasard. L’Intentionnel duquel il parle est celui du destin, ce qui ici inclut sa volonté à lui (c’est lui qui a accepté le pacte avec Satan), celle de l’âme indienne entrée en lui (on apprendra plus loin qu’elle s’est sacrifiée volontairement), et bien sûr celle du Diable.
Les deux puissances, c’est le Bien et le Mal, engagée dans un combat dont on ne sent encore que les prémisses, puisqu’il est dit que celles-ci s’échauffent…
Mais si le destin du monde et du Poète est écartelé entre les deux, rien ne prouve qu’il y aura un jour un vainqueur.
L’âme indienne s’adresse ici directement au Poète à travers le crâne du mort auquel elle a appartenu. Il s’agit d’une vision, et non plus seulement d’un rêve, puisque la vérité est arrivée jusqu’à la pleine conscience.
Son message est limpide : le Poète est appelé à prendre du peyotl (le cactus) afin d’apprendre directement depuis le savoir des Anciens, et non plus du LSD ou de ses lectures comme celles du Philosophe (qui est Nietzsche, donc, suivez s’il vous plaît). Il est dit que le monde dans lequel vit le Poète n’est pas vraiment le sien (puisqu’il est désormais habité par une âme indigène). Les danses et les chants qu’il porte en lui (et qu’il exprimera donc plus tard sur scène en devenant chanteur) hurlent pour naître.
Le Poète doit se plier à la volonté du Diable qui l’a élu et lui a transmis un pouvoir guerrier via l’âme indienne. Apparemment, celui-ci l’attend dans le Désert en vue d’un combat. Pour ce faire, il doit le convoquer en prononçant son nom (tout comme lui a été convoqué, voyez le parallèle avec la nouvelle du Journaliste).
Fatalement, le Poète se tape donc du peyotl ! Ici, je me suis servie de mon expérience des plantes de pouvoir pour évoquer cette fameuse intention, la requête que tout être humain est censé présenter aux plantes sacrées avant de les consommer dans un cadre rituel (un article sur comment ça se passe avec l’ayahuasca ici).
Mais le Poète s’en cogne, et pour cause : il considère qu’il a été appelé quand il n’avait que cinq ans, et que ce n’est pas à lui de rendre des comptes sur ses motivations, mais bel et bien au Mescalito, l’esprit du peyotl, comme le prouve la dernière phrase de ce passage : Si tu veux nettoyer ma putain de perception, c’est maintenant, Mescalito ! (notez encore la référence aux portes de la perception de Blake).
C’est là que se pointe un type qu’il n’attendait pas. En effet, ce mec blanc en costume n’est ni le Diable, ni vraisemblablement le Mescalito (pour peu qu’on sache quelle tête il a, celui-là !). Le Poète note que son regard est habité d’une flamme qui ne semble pas être sienne, et pour cause ; c’est celle du Diable.
Ce personnage lui apprend qu’il s’est “rendu maître de Celui qui Enseigne”. Attention, ici il ne s’agit pas du Diable, mais du Mescalito, auprès duquel il a appris. Eh oui, ce type, c’est le Sorcier, autre personnage des Chants du Désert, qui se trouve être inspiré de Carlos Castaneda (je vous conseille un de ces livres dans mon Top 15 des Livres sur le Chamanisme), et dont l’histoire promet une nouvelle très intéressante que je suis impatiente d’écrire…
Bref, le Poète prononce son nom afin de lui donner vie dans la conscience, de le faire “sortir de l’Ombre” de l’inconscient, référence à Jung et à son archétype de l’Ombre, partie primitive de la psyché humaine qui ne se connait pas elle-même.
Faisant ça, le Poète s’ouvre donc à sa totalité psychique, ainsi qu’à la transe, racine de l’Humanité, autorisant ses instincts et un savoir qui le dépasse (souvenez-vous, les lézards lui ont dit qu’il sait des choses sans les savoir) à se dévoiler en lui.
Le Sorcier est accepté, il peut commencer le boulot.
C’est donc le Sorcier, à la fois véhicule de la volonté du Diable dont il est le messager et représentant de l’esprit du peyotl dont il est désormais le maître, qui va produire les visions hallucinatoires dans la tête du Poète. Il s’agit d’un langage, tout comme l’ayahuasca délivre ses messages par les visions induites durant la transe. Le Poète assis face au Sorcier est donc en pleine cérémonie, et les révélations qu’il attend lui seront transmises par ce langage visionnaire, auquel il est tout compte fait déjà habitué grâce au rêve et au LSD.
Il constate que le Sorcier n’est pas lui-même, évidemment, puisqu’il est habité par deux entités. C’est tout l’intérêt du Sorcier : il manipule des pouvoirs et est manipulé par des forces à tel point qu’il devient métamorphe. Difficile de dire qui il est réellement, c’est un peu l’Homme Mystère, et c’est ce qui le rend si intriguant…
Le poème qui suit ne requiert pas des masses d’explications, si ce n’est qu’il décrit le monde des visions et la nature du Désert. Puisque le Poète est enfin au clair avec ses intentions, il a sa place dans le “vrai monde”, la matrice du réel, celui qui se cache sous la perception ordinaire, que la prise de peyotl lui a ouvert.
Pour ceux qui sont coutumiers des psychédéliques, le message sera limpide. Pour les autres, rattrapez-vous avec quelques cérémonies d’ayahuasca ou encore un voyage virtuel en compagnie de la plante !
La dernière phrase fait explicitement référence au serpent de l’ayahuasca, qui avale le psychonaute pour le faire entrer dans son monde.
Ici, on saute véritablement dans le domaine quantique de l’histoire. J’aimerais établir ce que j’entends par là, puisque je fais souvent allusion à ce monde et à ce pouvoir de la conscience sans que ce soit forcément clair pour chacun.
Le regard de l’observateur influence ce qu’il observe. La conscience possède du pouvoir sur la réalité matérielle. L’intention d’un Homme est en mesure d’imprimer sa volonté sur la vie et donc de façonner le réel et l’expérience que l’Homme en fait. Ce pouvoir s’étend aussi bien dans le futur que dans le passé.
Mais si la conscience peut influencer l’avenir comme le passé, et agir à distance dans l’espace, cela signifie que la notion d’espace-temps classique, linéaire, chronologique, est bonne à jeter à la poubelle.
L’espace-temps apparait plutôt comme un continuum où tout coexiste en même temps.
C’est ce qu’expérimente le Poète (qui en avait déjà eu un avant goût avec le rêve) grâce au Sorcier qui le balade dans ce continuum en lui montrant toute son histoire tour à tour comme si elle était déjà écoulée, en train de continuer à se produire, et déjà finie, puisqu’il lui montre aussi sa propre mort.
Bien sûr, le film d’Oliver Stone sur les Doors m’a énormément influencée ici.
Quand Jim Morrison part dans le désert avec sa nana et ses potes du groupe, ils prennent du peyotl, chantent cette magnifique chanson My Wild Love a capella, se racontent leurs peurs les plus intimes, puis, Jim finit par s’éloigner du groupe pour aller à la rencontre de sa propre mort. Il revoit le visage de l’Indien qui lui a offert son âme, et se voit dans la baignoire où il trouvera la mort (merci au réalisateur qu’est vraiment le meilleur niveau visions subliminales et subconscientes, comme il l’avait déjà prouvé avec Tueurs-nés et U-turn).
Bref, la scène de l’accident est toujours en train de se produire et d’influencer le cours de la vie du Poète.
Le Sorcier lui rappelle le pacte qu’il a signé avec le Diable, enfant : échanger son âme avec celle de l’Indien mort, et utiliser ce pouvoir pour devenir le chanteur génial qu’il s’apprête à être. Mais il lui explique que tout ça ne sera que temporaire (ce que l’enfant ignorait sans doute au moment de signer, mais que voulez-vous, on parle de Satan, là !), et qu’il devra la rendre, cette âme.
Les termes “d’enfants fous” font ici référence à la chanson The End : “All the children are insane”.
Et on en arrive donc à la conclusion logique de l’histoire. Le Sorcier lui montre sa vie entière, qui est désormais du domaine public : l’adulation dont Jim Morrison a été la proie durant sa vie et le culte qui lui sera rendu après sa mort, son alcoolisme qui l’a conduit à l’impuissance, la solitude éprouvée malgré les hordes de fans, la trahison de son propre groupe qu’a vendu les droits de Light My Fire à une compagnie de voitures pour en faire la musique d’une pub à la téloche...
Et enfin, la révélation du véritable prix à payer pour connaître cette vie : se suicider.
En faisant passer cet acte pour une mort naturelle.
Il semblerait que la lumière ait désormais été faite sur la mort de Jim. Il se serait suicidé avec un shoot d’héroïne, une overdose dans les chiottes d’un bar parisien, et ses “amis” auraient maquillé ça en crise cardiaque dans une baignoire, parce que son fournisseur de dope était mouillé jusqu’au cou dans le trafic international de la French Connection et que son père était diplomate.
Le Sorcier prévient le Poète qu’il devra obéir au Diable sans chercher à se défiler, et le Poète lui assure que crever est ce qu’il désirera le plus au monde à cet instant de son existence. Après avoir vu sa vie entière dans les visions, il sait qu’il sera totalement désabusé et écoeuré de la gloire, et c’est effectivement là où en était Morrison sur la fin : déçu du mouvement hippie, sans plus de foi dans la chanson (il commençait à publier de la poésie), en bout de course à cause de la dope et de l’alcool qui lui avaient créé des problèmes cardiaques… Ouais, on peut dire qu’il était pas fâché que toute cette comédie prenne fin !
Cela dit, dans la nouvelle, le Poète considère que son courage envers la mort ne provient pas de lui mais de l’âme guerrière indigène qui l’habite.
La pirouette finale qu’il fait au Sorcier, et donc au Diable, est de refuser de se rendre en enfer pour laisser les Indiens décider du sort de son âme quand il sera mort. Puisqu’en effet son âme n’est plus vraiment la sienne, elle revient de droit aux Indiens qui la placeront dans leur enfer à eux.
Et comme peu de Blancs ont connu ce destin, il sera peut-être le seul dans cet enfer-là, et y deviendra le roi.
Le tout dernier passage révèle simplement que le Diable ne se présente pas toujours en personne pour s’adresser aux âmes qu’il détient.
Je trouve l’idée intéressante.
Pas envie de jouer la facilité. Pas envie que les pactes signés avec Satan se ressemblent tous. Comme dans la vie réelle, le démon nous possède et s’adresse à nous via de multiples formes et même, malheureusement, via l’entremise de personnes qui vont influencer ou même déterminer le cours de notre destin.
Bref, si le Poète fait du stop pour rentrer à Los Angeles alors qu’il déteste ça, c’est parce qu’il est impatient de se mettre à écrire les chansons qui envahissent maintenant son âme.
Il est prêt à accomplir sa belle et triste destinée, et fonce à bride abattue vers… l’accomplissement de sa perdition.
Le Diable possède de nombreux visages, les façons dont il joue avec l’Homme en manipulant son psychisme sont aussi variées que les désirs intimes de ses proies… Parlant de désir et de jeux cruels, la nouvelle qui s’annonce creusera la tombe d’une âme hantée par l’amour dans un genre qui va brûler vos yeux aussi bien que votre imagination.
March 2, 2022
Les Jumeaux, Background : Une Histoire de Feu
Que pouvaient-ils offrir d’autre à leur maître, sinon eux-mêmes en sacrifice ?
Genre : Conte Fantastique
Le PitchDeux êtres jumeaux incapables de trouver leur place dans l’univers choisissent de s’accoupler pour engendrer un feu sacré, afin que celui-ci les guide. Mais ce feu se révèle plus sauvage que prévu, et finit par se retourner contre eux.
La GenèseCette nouvelle est celle qui, jusqu’à présent, se prête le plus à l’interprétation. Son côté “conte fantastique”, voire ésotérique, habité par des images fortement symboliques, offre au lecteur la liberté d’y trouver un message entièrement personnel, tout en étant, je l’espère, universel et donc intemporel.
Évidemment, moi je sais ce que j’ai voulu dire, mais ce serait dommage de révéler les tenants et aboutissants de cette histoire, au risque de dézinguer la vision du lecteur, qui lui conviendra toujours mieux que la mienne…
C’est pas toujours facile d’accepter que ses textes soient décryptés selon un autre paradigme que le sien. On trouve même souvent que les autres sont complètement à côté de la plaque ! Mais le rôle de l’auteur n’est pas d’expliquer son message, et encore moins de justifier son travail.
Donc pour cette genèse, j’aimerais simplement survoler deux ou trois points qui m’apparaissent comme essentiels à une lecture en profondeur, et donner quelques pistes de réflexion supplémentaires à ceux qui le désirent.
Le Feu Sacré
Le feu sacré est une métaphore, ça, chaque lecteur l’aura pigé. En revanche, il revient à chacun de déterminer de quelle réalité elle tire sa source. Qu’est-ce qu’on a comme éléments au sujet du feu ?
Il a été mis au monde pour guider.
Il est sauvage et vorace.
Il devient le maître de celui qui le nourrit, en l’envoûtant et en l’aveuglant, et finit par l’asservir, au point de le pousser à l’autosacrifice.
Il faut croire en lui pour qu’il existe et qu’il ait du pouvoir sur nous.
A partir de là, c’est à vous de broder comme vous le souhaitez. Selon ce que représente le feu pour vous, le bois dont vous l’alimenterez sera quelque chose d’unique, qui vous est propre. Les sacrifices qu’il vous imposera ne seront pas les mêmes que ceux du voisin. Et personne ne sait jusqu’où vous serez prêt à aller pour le maintenir en vie.
Tout le monde est animé d’un feu sacré, qu’il s’agisse de notre art, de nos enfants, de sauver les Indiens d’Amazonie ou les chiens du quartier, ou alors de notre engagement politique ou religieux.
Mais ce feu nous fait parfois danser sur le fil, parce que la frontière entre passion et addiction est extrêmement ténue. Selon ma définition, la passion nous nourrit, tandis que l’addiction nous vide. Le tracas, c’est qu’une flamme sacrée est susceptible de devenir une flamme mortelle quand l’amour qu’elle inspire vire à l’obsession, voire au fanatisme.
Et croyez-moi, en tant qu'artiste, on peut facilement tomber de l'autre côté sans s’en rendre compte. Et n’avoir aucun désir de faire machine arrière.
C’est là que le message des Chants du Désert revient en force. La vérité est que les plus grands génies, les plus puissants artistes, les sages les plus vénérables et les révolutionnaires les plus engagés sont ceux qui ont consumé leur vie dans une seule et unique flamme, au point de devenir les meilleurs dans leur domaine ou bien des références pour l'humanité entière. Des exemples ? C’est pas ce qui manque : Rudolf Noureïev, Bruce Lee, Mozart, Rodin, Siddhartha, Nelson Mandela, Socrate, Rimbaud, Van Gogh, et ce cher Prophète naturellement…
Je ne critique ni n’encense rien. C’est comme ça, c’est tout. Some are born to sweet delight, some are born to endless night, comme dirait William Blake, et selon moi, c’est exactement la même chose…
Le Diable se niche toujours dans les plus jolies choses, n’est-ce pas ?
Les Étoiles
Ensuite, il y a ces satanées étoiles. Je vais être honnête : même moi, j’ignore ce qu’elles sont. Présence silencieuse qui, si elle ne constitue pas un véritable guide, peut néanmoins… appeler les âmes, et leur montrer une autre direction. Ajouté à ça, il semblerait qu’elles possèdent le don de transformer le destin d’un être en histoire, ce qui lui permettrait d’appréhender son existence avec un recul salutaire.
Mais elles n’interviennent jamais directement, laissant à l’âme agonisante le soin de boire sa coupe jusqu’à la lie… mais aussi de trouver sa boussole intérieure. Leur action se résume à exister. En ce sens, elles incarnent une sorte d’Absolu, première piste sérieuse à leur sujet : en philo comme en science ou en religion, l’Absolu s’oppose au Relatif. C’est un truc qui ne change jamais et se contente d’être ce qu’il est, un peu comme le soleil, quoi. La Conscience Universelle est absolue, Dieu aussi, ainsi que la Connaissance (la vraie connaissance).
Puisque les étoiles s’opposent au feu, on peut supposer que le feu personnifie une passion individuelle corrosive, tandis que les étoiles représentent la sagesse universelle éclairante.
A vous de voir ce que sont vos étoiles à vous, et si leur murmure peut faire le poids face au feu sacré dévorant.
Les Opposés
Enfin, le dernier point que je souhaite mettre en lumière est la dichotomie entre Jumeaux/Vagabond, âmes sœurs/âme solitaire, couple/individu.
Et si le jumeau du Vagabond n’avait jamais existé ? S’il ne représentait qu’une partie de lui-même qu’il a sacrifié au feu ? Et si la mort d’une partie de soi était inévitable et essentielle à toute évolution, et donc à toute renaissance ?
C’est un peu étrange que deux jumeaux, dont le sexe n’est pas précisé, s’accouplent ensemble, mais puisqu’on est dans un conte fantastique, pourquoi pas. L’important ici est que le feu soit né d’une union volontaire et réfléchie, ainsi que de gênes similaires, un peu comme le Yin et le Yang engendrant le Monde. Un système autosuffisant (comme le couple formé par les Jumeaux) a besoin d’altérité pour grandir, évoluer et se complexifier, c’est peut-être pour ça qu’ils ont choisi de le créer.
Pour se forcer à grandir. A devenir plus que ce qu’ils sont.
Ça a des faux airs de Fight Club, pas vrai ? Eh oui, encore une quête schizoïde, comme pour Le Prophète…
Mais en vrai, moi je pense pas du tout qu’il s’agisse de ça. Je pense que le jumeau du Vagabond a vraiment existé, et que c’est précisément ce qui rend cette histoire si triste et si belle… Parce que la présence du jumeau mort implique que tout ce qui a été fait durant l’époque du feu a été fait par amour.
Le Vagabond savait au fond de lui que le feu n’était pas la seule réalité, et le murmure des étoiles le lui confirmait. Il était tenté de prendre le risque de le laisser s’éteindre pour aller à la rencontre d’un autre monde. Mais par amour pour son frère, terrorisé à l’idée du retour des ténèbres (phase indispensable à la découverte de la lumière intérieure ?), il a décidé de continuer à honorer leur maître et donc nourrir leur aveuglement.
Mais son jumeau l’aimait, lui aussi, et savait que tant qu’il serait en vie, ensemble, ils seraient prisonniers. Son immolation volontaire est donc le plus bel acte d’amour qu’il pouvait lui offrir, lui ouvrant la voie vers un nouveau destin, une libération.
Et si la solitude est le prix à payer pour marcher vers sa Vérité, le Vagabond est sur la route : plus de maître, plus d’absolu, et plus d’amour…
Lui-même et son cœur arraché pour seul compadre.
Mais peut-être est-ce le destin de tout guerrier.
Il y a eu du Pulp, de l’Autofiction, du Gonzo, du Biblique et du Conte Fantastique… et la nouvelle à venir promet encore de s’attaquer à un nouveau genre ! La suite au prochain épisode donc. Croyez-moi, cette série est loin d’avoir dit son dernier mot…
L’histoire derrière l’histoire : Les Jumeaux
Que pouvaient-ils offrir d’autre à leur maître, sinon eux-mêmes en sacrifice ?
Le PitchDeux êtres jumeaux incapables de trouver leur place dans le monde choisissent de s’accoupler pour engendrer un feu sacré, afin que celui-ci les guide. Mais ce feu se révèle plus sauvage que prévu, et finit par se retourner contre eux.
La GenèseCette nouvelle est celle qui, jusqu’à présent, se prête le plus à l’interprétation. Son côté “conte fantastique”, voire ésotérique, habité par des images fortement symboliques, offre au lecteur la liberté d’y trouver un message entièrement personnel, tout en étant, je l’espère, universel et donc intemporel.
Évidemment, moi je sais ce que j’ai voulu dire, mais ce serait dommage de révéler les tenants et aboutissants de cette histoire, au risque de dézinguer la vision du lecteur, qui lui conviendra toujours mieux que la mienne…
C’est pas toujours facile d’accepter que ses textes soient décryptés selon un autre paradigme que le sien. On trouve même souvent que les autres sont complètement à côté de la plaque ! Mais le rôle de l’auteur n’est pas d’expliquer son message, et encore moins de justifier son travail.
Donc pour cette genèse, j’aimerais simplement survoler deux ou trois points qui m’apparaissent comme essentiels à une lecture en profondeur, et donner quelques pistes de réflexion supplémentaires à ceux qui le désirent.
Le Feu Sacré
Le feu sacré est une métaphore, ça, chaque lecteur l’aura pigé. En revanche, il revient à chacun de déterminer de quelle réalité elle tire sa source. Qu’est-ce qu’on a comme éléments au sujet du feu ?
Il a été mis au monde pour guider.
Il est sauvage et vorace.
Il devient le maître de celui qui le nourrit, en l’envoûtant et en l’aveuglant, et finit par l’asservir, au point de le pousser à l’autosacrifice.
Il faut croire en lui pour qu’il existe et qu’il ait du pouvoir sur nous.
A partir de là, c’est à vous de broder comme vous le souhaitez. Selon ce que représente le feu pour vous, le bois dont vous l’alimenterez sera quelque chose d’unique, qui vous est propre. Les sacrifices qu’il vous imposera ne seront pas les mêmes que ceux du voisin. Et personne ne sait jusqu’où vous serez prêt à aller pour le maintenir en vie.
Tout le monde est animé d’un feu sacré, qu’il s’agisse de notre art, de nos enfants, de sauver les Indiens d’Amazonie ou les chiens du quartier, ou alors de notre engagement politique ou religieux.
Mais ce feu nous fait parfois danser sur le fil, parce que la frontière entre passion et addiction est extrêmement ténue. Selon ma définition, la passion nous nourrit, tandis que l’addiction nous vide. Le tracas, c’est qu’une flamme sacrée est susceptible de devenir une flamme mortelle quand l’amour qu’elle inspire vire à l’obsession, voire au fanatisme.
Et croyez-moi, en tant qu'artiste, on peut facilement tomber de l'autre côté sans s’en rendre compte. Et n’avoir aucun désir de faire machine arrière.
C’est là que le message des Chants du Désert revient en force. La vérité est que les plus grands génies, les plus puissants artistes, les sages les plus vénérables et les révolutionnaires les plus engagés sont ceux qui ont consumé leur vie dans une seule et unique flamme, au point de devenir les meilleurs dans leur domaine ou bien des références pour l'humanité entière. Des exemples ? C’est pas ce qui manque : Rudolf Noureev, Bruce Lee, Mozart, Rodin, Siddhartha, Nelson Mandela, Socrate, Rimbaud, Van Gogh, et ce cher Prophète naturellement…
Je ne critique ni n’encense rien. C’est comme ça, c’est tout. Some are born to sweet delight, some are born to endless night, comme dirait William Blake, et selon moi, c’est exactement la même chose…
Le Diable se niche toujours dans les plus jolies choses, n’est-ce pas ?
Les Étoiles
Ensuite, il y a ces satanées étoiles. Je vais être honnête : même moi, j’ignore ce qu’elles sont. Présence silencieuse qui, si elle ne constitue pas un véritable guide, peut néanmoins… appeler les âmes, et leur montrer une autre direction. Ajouté à ça, il semblerait qu’elles possèdent le don de transformer le destin d’un être en histoire, ce qui lui permettrait d’appréhender son existence avec un recul salutaire.
Mais elles n’interviennent jamais directement, laissant à l’âme agonisante le soin de boire sa coupe jusqu’à la lie… mais aussi de trouver sa boussole intérieure. Leur action se résume à exister. En ce sens, elles incarnent une sorte d’Absolu, première piste sérieuse à leur sujet : en philo comme en science ou en religion, l’Absolu s’oppose au Relatif. C’est un truc qui ne change jamais et se contente d’être ce qu’il est, un peu comme le soleil, quoi. La Conscience Universelle est absolue, Dieu aussi, ainsi que la Connaissance (la vraie connaissance).
Puisque les étoiles s’opposent au feu, on peut supposer que le feu personnifie une passion individuelle corrosive, tandis que les étoiles représentent la sagesse universelle éclairante.
A vous de voir ce que sont vos étoiles à vous, et si leur murmure peut faire le poids face au feu sacré dévorant.
Les Opposés
Enfin, le dernier point que je souhaite mettre en lumière est la dichotomie entre Jumeaux/Vagabond, âmes sœurs/âme solitaire, couple/individu.
Et si le jumeau du Vagabond n’avait jamais existé ? S’il ne représentait qu’une partie de lui-même qu’il a sacrifié au feu ? Et si la mort d’une partie de soi était inévitable et essentielle à toute évolution, et donc à toute renaissance ?
C’est un peu étrange que deux jumeaux, dont le sexe n’est pas précisé, s’accouplent ensemble, mais puisqu’on est dans un conte fantastique, pourquoi pas. L’important ici est que le feu soit né d’une union volontaire et réfléchie, ainsi que de gênes similaires, un peu comme le Yin et le Yang engendrant le Monde. Un système autosuffisant (comme le couple formé par les Jumeaux) a besoin d’altérité pour grandir, évoluer et se complexifier, c’est peut-être pour ça qu’ils ont choisi de le créer.
Pour se forcer à grandir. A devenir plus que ce qu’ils sont.
Ça a des faux airs de Fight Club, pas vrai ? Eh oui, encore une quête schizoïde, comme pour Le Prophète…
Mais en vrai, moi je pense pas du tout qu’il s’agisse de ça. Je pense que le jumeau du Vagabond a vraiment existé, et que c’est précisément ce qui rend cette histoire si triste et si belle… Parce que la présence du jumeau mort implique que tout ce qui a été fait durant l’époque du feu a été fait par amour.
Le Vagabond savait au fond de lui que le feu n’était pas la seule réalité, et le murmure des étoiles le lui confirmait. Il était tenté de prendre le risque de le laisser s’éteindre pour aller à la rencontre d’un autre monde. Mais par amour pour son frère, terrorisé à l’idée du retour des ténèbres (phase indispensable à la découverte de la lumière intérieure ?), il a décidé de continuer à honorer leur maître et donc nourrir leur aveuglement.
Mais son jumeau l’aimait, lui aussi, et savait que tant qu’il serait en vie, ensemble, ils seraient prisonniers. Son immolation volontaire est donc le plus bel acte d’amour qu’il pouvait lui offrir, lui ouvrant la voie vers un nouveau destin, une libération.
Et si la solitude est le prix à payer pour marcher vers sa Vérité, le Vagabond est sur la route : plus de maître, plus d’absolu, et plus d’amour…
Lui-même et son cœur arraché pour seul compadre.
Mais peut-être est-ce le destin de tout guerrier.
Il y a eu du Pulp, de l’Autofiction, du Gonzo, du Biblique et du Conte Fantastique… et la nouvelle à venir promet encore de s’attaquer à un nouveau genre ! La suite au prochain épisode donc. Croyez-moi, cette série est loin d’avoir dit son dernier mot…
February 26, 2022
Le Prophète, Background : Une Histoire de Foi
Jusqu’où dois-je pousser ma Volonté ? Jusqu’où, pour faire partie des Véridiques ?
Genre : Biblique
Le PitchUn prophète s’aventure dans le désert pour éprouver sa foi. Plus les jours passent, plus le doute et la démence menacent de s’emparer de son âme. Mais c’est finalement le Diable qui va se présenter à lui.
La GenèseLA FOI
Qu’on soit croyant ou non, le phénomène de la foi est un aspect fascinant de l’Homme, qui ne se résume pas à la religion. Qu’on décide de croire en Dieu, au destin, aux extra-terrestres ou en soi-même, la nature de la foi ne change pas : il s’agit de croire en quelque chose sans aucune preuve de son existence, de toute la force de son âme.
Ça faisait longtemps que j’avais envie de m’attaquer à ce thème. Le Prophète signe donc mon incursion sur ce terrain… glissant.
Qui est mis à l’épreuve : la foi, le Prophète ou Dieu ? Et surtout… par qui ?
Et la dernière partie consciente de lui-même se demande qui, de lui ou de Dieu, il est en train de mettre à l’épreuve.
Ici réside l’intérêt majeur de cette nouvelle, dans ces questions qui reviennent tout au long de l’errance du Prophète. A bien y regarder, ce voyage apparaît comme un effroyable test, voire un piège, mais qui l’a échafaudé ?
Le Prophète est-il totalement seul, engagé dans un bras de fer schizoïde avec lui-même ? Dieu est-il dans le coup, est-ce lui qui désire savoir jusqu’où peut aller l’Amour de son fils ? Et si le Diable était déjà présent, dès le début de l’intrigue ?
Ces questions ne trouveront pas de réponses claires, et pour cause ; tout se confond : le Prophète, le Désert, sa quête, Dieu et son silence ne cessent de permuter, si bien qu’on n’est jamais sûr de rien.
Mais c’est le principe de la foi, pas vrai ? Où prend-elle naissance, et qui sert-elle le plus ? Ce en quoi on croit, ou… celui qui croit ?
Le désert, miroir de la foi.
Est-ce que croire en Toi ne sera jamais qu’une marche sans fin vers un lieu qui m’appelle et se dérobe quand je suis près de l’atteindre ?
Le Désert est intéressant à ce niveau, parce qu’il personnifie à merveille ce que représente la foi, ce qu’elle implique, ce qu’elle inflige et ce qu’elle offre. Il est à mettre en parallèle avec l’évolution du rôle du Silence, que j’aborderai ensuite.
De la même façon que l’horizon n’est pas un lieu qui peut être atteint, la foi n’est pas un état qui peut être trouvé, du moins pas à jamais. C’est une chose vers laquelle on tend, une étoile polaire qui nous guide, mais qu’on ne pourra jamais posséder totalement. C’est un objet de réflexion, comme on dit en philosophie, presque une hypothèse de travail. Du moins moi c’est comme ça que je la vois.
Hormis Job qui s’est accroché à sa foi jusqu’au bout (pourtant, quand Dieu a laissé son destin aux mains de Satan, on peut dire que celui-ci a mis le paquet !), même Jésus a douté sur la croix (navrée, mais les interprétations de ses paroles toutes plus alambiquées, désespérées et tirées par les cheveux les unes que les autres qui tentent de justifier qu’il N’A PAS PAS DOUTÉ ne me convainquent absolument pas), comme le révèle cette phrase déchirante qu’il a prononcée sur la fin, oubliant pour la seule et unique fois le nom de Père pour celui de Dieu : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
D’autre part, le Désert est un lieu aride, comme l’âme de celui qui croit et qui n’aura jamais la preuve qu’il a raison de le faire. Il est inflexible, à l’égal de cette âme-là. Et il est intransigeant. Cheminer à l’intérieur de lui revient à marcher seul dans son Amour. S’il est beau et puissant, il est aussi mortel. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut mater, apprivoiser et encore moins duquel on peut se rendre maître.
Il en est de même de Dieu. Croire en lui et l’aimer implique d’accepter son ascendant et sa toute-puissance, sans espoir de récompense, si ce n’est la beauté de sa lumière censée incendier l’âme des fidèles...
Voilà ce qu’il offre pour tout dédommagement. Voilà ce qu’on obtient pour tous ses sacrifices. Oui, c’est un amour à sens unique. Mais encore une fois, qui est le plus chanceux des deux : celui qui est aimé, ou alors… celui qui aime ?
La foi n’est pas que religieuse : Analogie avec l’artiste.
Je suivrai mon abîme, quoi qu’il m’en coûte. J’ai parcouru un trop long chemin pour reculer. M’abandonner définitivement à Ta Volonté est le seul moyen de comprendre ce qui vit en moi.
Je m’en suis aperçue en écrivant cette nouvelle, et c’est sans doute pour ça que ce thème m’intéresse, moi qui ne suis pas croyante : la foi est quelque chose que je connais, que j’ai personnellement éprouvé et expérimenté.
A un moment donné de la rédaction m’est apparu le fait que la quête du Prophète est en tout point similaire à celle de l’artiste ; suffit de remplacer la foi par l’œuvre et Dieu par l’inspiration, et on y est.
Comme le montre la citation, l’artiste est confronté aux mêmes doutes que le Prophète. S’il veut saisir le sens de son œuvre, il n’a pas d’autre choix que de la mener à terme, même s’il ne la comprend pas, qu’elle le dépasse et qu’elle lui inflige des sacrifices que personne d’autre que lui ne pourrait supporter.
Poursuivre la lutte, la création, même sans savoir pourquoi, est l’unique moyen d’entrevoir ce qui s’agite à l’intérieur. Et, oui, il s’agit probablement d’un abîme qui happe, comme pour se nourrir des tripes de celui qui le porte avant d’exploser au dehors, écartelant celui qui lui a donné vie, qui l’a nourri de sa substance et porté en lui sans l’avoir décidé. Un affreux alien, ouais.
Et y se pourrait bien que la foi ne soit rien d’autre qu’un typhon de l’âme.
La foi n’attend aucune récompense : Métaphore de l’artiste.
Ce monde perdu est plus libre que tout autre monde, parce que personne ne sait qu’il existe.
Ici, on entre sur un terrain encore plus personnel, mais puisqu’on y est, autant pousser le truc à fond.
Croire en Dieu, en soi ou en son œuvre doit se faire d’une manière totalement désintéressée. C’est pour ça que cette phrase n’arrive qu’à la fin de la nouvelle. Au début de sa quête, le Prophète est plongé dans l’ego. Il parle de lui, des autres, de son pouvoir et de son devoir. Les racines de ses intentions ne sont pas pures. Celles de l’artiste dans ses débuts non plus. Désir de gloire et de reconnaissance. Trucs à se prouver à soi-même. Voyez le tableau.
Quand le Prophète déclame qu’il ne cherche et n’attend rien, qu’il est juste là, dans le présent, il ment. C’est pourquoi la brèche vers le Diable s’ouvre.
Ainsi en va t-il de l’artiste.
Pardonnez l’expression, mais il n’y a qu’après une longue traversée du désert, qu’après avoir rencontré le Diable, et donc, par analogie, s’être confronté à son propre ego, que les intentions redeviennent pures.
C’est le message du Diable, pointant l’orgueil du Prophète. Mais au final, c’est grâce à lui qu’il gagne la lutte. Selon cette optique, le Diable n’est qu’un aspect de lui-même, le plus vile, qu’il personnifie pour mieux lui foutre dans les dents, lui montrer ce qu’il est vraiment. Lui faire goûter la noirceur de son âme.
La même chose arrive à l’artiste qui se pense maître de ce qu’il crée, jusqu’à ce que son œuvre devienne plus grande, plus importante que lui, au point qu’il ne puisse plus la comprendre pleinement, tout en lui imposant en chemin d’immenses sacrifices.
Et au final, seule elle compte. Peu importe les récompenses ou la reconnaissance du public. L’œuvre dépasse celui qui l’engendre.
Le doute métaphysique.
Je te parie que je peux croire malgré le doute. Tu veux vérifier ?
Je ne pense pas que le doute puisse être dépassé, en religion, en philosophie ou en art. Je pense qu’il faut savoir cohabiter avec lui, et même qu’il est l’aiguillon nécessaire à la foi, et à plus forte raison, à la sagesse.
Je pense que la condition humaine est bâtie sur les pôles les plus opposés de l’Univers : bête et ange, vivant en train de mourir, assoiffé d’absolu qui ne connaitra jamais que le relatif…
C’est comme ça, mais ça ne doit pas être un motif de paralysie.
Je crois qu’il faut foncer sans savoir où on va, et que c’est notre seul moyen de goûter à la puissance créatrice de Dieu, ou de n’importe quel nom qu’on lui donne.
LE SILENCE
Cette notion de silence me persécute depuis que j’ai vu le film de Scorsese qui porte ce nom, ayant pour thème des missionnaires portugais partis au Japon pour tenter de le convertir à la foi chrétienne. Inévitablement (eh oui, bande d’idiots !), tout le monde se fait torturer, les croyants, les convertis et les autres, et Dieu (comme c’est bizarre), ne lève pas le petit doigt, et surtout… ne sort jamais de son silence. C’est de là que le film tient son nom.
Et je vais vous dire : c’est déchirant.
Je m’étais toujours dit qu’il fallait que je travaille là-dessus (j’ai même lu le livre de Shûsaku Endô sur lequel est basé le film, histoire de m’inspirer), mais je pensais pas que ça naîtrait dans cette nouvelle. Bah voilà, c’est chose faite.
L’évolution du rôle du Silence : Refuge, Affront, Dignité Humaine.
Le silence du désert lui apparaît désormais comme un affront personnel.
Au début de la nouvelle, le Prophète est enchanté de quitter le monde des Hommes pour se consacrer à sa quête. Le silence et la solitude apparaissent comme les conditions nécessaires à la révélation qu’il attend. Il est persuadé que Dieu l’accompagne, il le sent et le voit tout autour de lui dans le Désert.
Mais plus les jours passent, plus l’absence de manifestations tangibles (apparition ou paroles) de la part de Dieu minent ses certitudes, et donc sa foi. Le Désert se transforme en supplice, l’horizon en but impossible à atteindre, et le silence en affront narquois de la part du Seigneur.
Pourtant, c’est finalement ce silence qui sauvera le Prophète. Une fois de plus, la réalité dépend de celui qui regarde. Le fait que Dieu se refuse à toute intervention est ce qui permettra à son fils de trouver en lui sa force intérieure, sa dignité, en gros, donc, d’assimiler la foi et de la reconnaître en lui-même plutôt qu’en Dieu. Il se voit comme son Père le voit, et ce regard lui rend sa dignité d’Homme, ce qui lui interdit de se morfondre dans le caprice narcissique et geignard de l’ego, qui exige que Dieu se manifeste.
Le silence de Dieu.
Quand sortiras-Tu enfin de ton silence ?
C’est ici qu’on bascule dans l’incertitude. Si Dieu existe, la vérité est qu’il laisse l’Homme à lui-même, si bien qu’il devient à la fois une force et une faiblesse pour celui-ci.
Ça peut signifier deux choses : soit Dieu est cruel, soit il sait que son silence est le meilleur moyen pour que l’Homme trouve en lui-même sa propre puissance.
La fusion entre le Prophète et son Père.
D’une certaine manière, ce silence le rapproche de son Père.
Voilà où on en arrive, déjà bien préparé par le commencement du récit, où le Prophète, Dieu et le Désert semblent parfois ne constituer qu’une seule et même chose dans l’esprit du marcheur fou. Et il est fort possible que toute cette démarche ne soit en effet, comme le dit le Diable, que la “quête schizoïde” d’un être en lutte contre son ego, à la recherche de son pouvoir personnel.
Mais quand la frontière entre folie et sagesse s’émousse, c’est là que ça devient intéressant, pas vrai ?
Le fait qu’on ne puisse pas distinguer les deux avec une parfaite certitude donne justement toute sa profondeur au récit.
Peu importe que Dieu existe ou non, que le Prophète parle tout seul au lieu de s’adresser au Diable, que le Désert n’ait jamais changé de nature et que ce soit le regard que le mourant lui porte qui le teinte de différentes intentions. L’appel de Dieu ou de ses propres entrailles, la souffrance causée par le silence d’un Père ou par cette solitude que tout esprit libre connaît, tout ça, ça revient au même.
L’être humain est trop complexe pour pouvoir définir sa réalité. Et à fortiori l’appeler sage ou fou.
LA VOLONTÉ
En tant que lectrice de Nietzsche, la notion de volonté est primordiale pour moi, d’autant plus que c’est précisément dans le désert que ce philosophe place les êtres qui selon lui sont les Véridiques. Et bien qu’on ait tendance à opposer Nietzsche à la chrétienté (ouais, ouais, Zarathoustra dit que Dieu est mort, je sais, mais faut aller un peu plus loin que ce cliché, les gars !), il y a chez lui des aphorismes qui ont la drôle de manie d’encenser… ce qui ressemble au divin.
C’est comme tel que nous devons le considérer, quand, exalté par l’ivresse dionysiaque jusqu’au mystique renoncement de soi-même, il s’affaisse solitaire, à l’écart des chœurs en délire, et qu’alors, par la puissance du rêve apollinien, son propre état, c’est-à-dire son unité, son identification avec les forces primordiales les plus essentielles du monde, lui est révélé dans une vision symbolique.
La Naissance de la Tragédie
N’est-ce pas que cette citation colle particulièrement à ma figure du Prophète ?
La Volonté vue par le Prophète et vue par le Diable.
- Mais qu’est-ce que la Volonté, sinon un glorieux aveuglement ?
- La Volonté est l’essence de l’Homme.
L’ambivalence de la notion de volonté oppose le Prophète au Diable, et remet une fois de plus en question la foi, qui selon le Diable s’apparente soit à la folie de l’aveuglement volontaire, soit à de sourdes manifestations de l’ego.
La question est fondamentale : l’Homme peut-il dépasser son ego pour rencontrer l’intention pure, dictée par sa conscience ?
Thème majeur de la philosophie, je ne prétendrais pas ici apporter de réponse. J’ai juste envie d’attirer votre attention sur le fait que c’est peut-être la perte de soi (folie ou sagesse), l’évanouissement des frontières du soi dans l’union mystique avec le monde (ou avec Dieu, peut-être), qui sont justement la seule voie vers la transcendance.
La quête mystique du Prophète, si elle le sort de lui-même, le ramène finalement en soi, mais un soi différent de celui qui est parti… Et ce dépassement, c’est grâce à la volonté qu’il est atteint.
La Volonté nietzschéenne.
Ici, je me contenterais juste d’une citation qui éclaire positivement l’histoire du Prophète :
Dans le sable jaune brûlé par le soleil, il lui arrive de regarder avec envie vers les îles aux sources abondantes où, sous les sombres feuillages, la vie se repose. Mais sa soif ne le convainc pas de devenir pareil à ces satisfaits ; car où il y a des oasis il y a aussi des idoles. Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion. Libre du bonheur des esclaves, délivrée des dieux et des adorations, sans épouvante et épouvantable, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique. C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris, les bêtes de trait.
Ainsi parlait Zarathoustra
Le sacrifice de soi est-il une magouille de l’ego ?
Tu étales ton “sacrifice” comme si le monde entier devait tomber à tes pieds d’adoration. Qui t’a demandé de sacrifier quoi que ce soit ? Qui t’a demandé d’éprouver ta foi ?
Eh ouais, Nietzsche est encore présent ici, dans les paroles du Diable qui présentent l’autosacrifice comme une manipulation, un aveuglement, une illusion. Rien d’autre que de l’ego, donc.
Mais là où les choses se corsent, c’est que le Prophète semble à la fois appartenir aux esclaves et aux aristocrates, selon les définitions nietzschéennes de la morale.
Certes, il se complait dans sa faiblesse et dans son rôle de victime, gamin abandonné par son Père prêt à tout pour que celui-ci daigne s’intéresser à lui. Le Diable n’a pas tort : il expose son martyre et provoque sa misère en exigeant que Dieu lui réponde ou reconnaisse le mal qu’il se donne pour lui prouver, ainsi qu’au monde et à lui-même, qu’il fait partie des “Véridiques”, comme il le dit si bien.
Mais d’un autre côté, après sa rencontre avec le Diable (qu’on peut donc voir comme la confrontation entre conscience et ego), il poursuit la lutte, se prenant désormais lui-même comme unique critère, continuant d’avancer malgré le doute qui le nargue. C’est un mouvement assez dionysiaque, en réalité, très loin du nihilisme qui est la marque de fabrique des faibles, des esclaves.
Le Diable a donc permis au Prophète de dépasser la condition d’esclave pour s’élever vers celle des forts, des aristocrates.
LE DIABLE
La douleur du Diable.
Il commence à s’éloigner quand soudain il se retourne pour rugir d’une voix étrangement brisée, son long corps tordu en deux par la force de ses cris : Va, aime-Le, ADORE-LE MÊME ! Mets-toi à genoux devant Lui et sacrifie-Lui tout ce qui fait de toi un Homme !
Comme dans la nouvelle du Journaliste, Satan est ici présenté comme proche de l’Homme. D’une certaine manière, on se demande s’il ne symbolise pas la partie juvénile et immature de celui-ci.
La remarque la plus pertinente qu’il fait est celle qui évoque le sacrifice de ses attributs humains pour mieux adorer un être qui, s’il existe, n’offre rien en retour, sinon un silencieux mépris.
Si le Diable incarne l’ego et Dieu la conscience, il est logique que les choses soient présentées ainsi. Abandonner sa personnalité et ses intérêts propres au nom d’une puissance universelle où les spécificités et qualités humaines particulières n’existent plus, c’est là tout le message du bouddhisme, et de la philo.
Apostasier, cesser de souffrir, et abandonner son âme au Diable.
Tu sais ce que tu dois faire. Un mot de toi, un seul mot, et tu es libre.
Renoncer à sa foi, arrêter de souffrir, mais pour avoir quoi en échange ? Où est le vrai courage, et où se situe la faiblesse ?
Le Prophète fait le choix de maintenir sa souffrance en conservant sa foi, quitte à en crever. Ici encore, le parallèle avec l’artiste est flagrant. Certains êtres ne peuvent tout simplement pas tourner le dos à leurs idéaux, même quand ceux-ci sont la cause de tout leur malheur. Certains préfèrent sacrifier leur raison sur l’autel de leur croyance, plutôt que de se retrouver… vides.
Connerie incommensurable ou force intérieure légendaire ?
Obstination délétère et puérile ou courage surhumain grandiose ?
Mépris de l’Homme et de ses instincts, ou bien encensement de l’énergie du guerrier ?
Je crois que personne ne le sait, pas même Nietzsche.
Le Diable gagne t-il à la fin ?
C’est Dieu qui sera ta ruine. C’est Lui qui te mènera à ta mort, et à ta damnation.
Le message majeur des Chants du Désert est de présenter la passion et la perdition, et donc, ici, l’amour pour Dieu et la mort, comme complémentaires, voire indissociables.
A vous de voir selon votre interprétation de la crucifixion. La foi de Jésus l’aura bel et bien mené à la mort, et dans ce sens la prophétie du Diable s’est réalisée. Ensuite, il en va de la croyance de chacun de considérer qu’il a été sauvé, en tant que Fils de Dieu, ou alors qu’il est mort en tant qu’homme illuminé, par sa propre bêtise.
Une partie de moi est morte ici, mais celle qui reste vivra à jamais !
DIEU
Dieu et le Diable sur la même ligne (une voix dans la tête).
Tiens-donc ! Et pourrais-tu m’expliquer la différence, la différence FONDAMENTALE, qui existe, entre Lui, ET MOI ?
Peut-être que toute cette histoire n’est rien de plus que celle d’un fou qui se parle à lui-même, Dieu et le Diable comme ses démons personnels, ce que tendrait à prouver sa rencontre avec le Journaliste dans la nouvelle de celui-ci. Si Dieu habite le cœur du Prophète et le Diable sa tête, soit on est face à un Homme écartelé entre sa conscience et son ego, soit entre sa folie (Dieu) et sa raison (le Diable).
Mais ce n’est qu’une des interprétations possibles. Après tout, chez l’Homme, tout est personnel et intérieur. Son pire ennemi n’est personne d’autre que lui-même, et sa plus grande force réside également en lui, et non en une puissance extérieure qui lui dicterait sa conduite.
La liberté de l’être humain existe uniquement en lui-même, et la seule lutte, la seule véritable guerre qu’il mènera jamais est celle qui le confronte à lui-même.
Maintenant, il fait face à la sécheresse de son âme éprouvée et à l’aridité de son cœur assoiffé. Mais tous deux témoignent d’une volonté de vivre qui n’est discernable que pour un œil habitué à embrasser ce qui ne se voit pas.
Et alors, peut-être que vaincre le Diable ne signifie rien d’autre que se connaître soi-même.
Il n'éprouve plus la moindre pitié pour ce qu’il est, ne s’en trouve ni fier ni affligé. Il se voit juste tel qu’il est.
OK, on vient de franchir un nouvel échelon dans les cantiques de la perdition ! On continue le carnage, ou on prend le temps de respirer un coup ? La réponse avec la prochaine nouvelle…
DÉCOUVRIR LA NOUVELLE LE PROPHÈTE
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L’histoire derrière l’histoire : Le Prophète
Jusqu’où dois-je pousser ma Volonté ? Jusqu’où, pour faire partie des Véridiques ?
Le PitchUn prophète s’aventure dans le désert pour éprouver sa foi. Plus les jours passent, plus le doute et la démence menacent de s’emparer de son âme. Mais c’est finalement le Diable qui va se présenter à lui.
La GenèseLA FOI
Qu’on soit croyant ou non, le phénomène de la foi est un aspect fascinant de l’Homme, qui ne se résume pas à la religion. Qu’on décide de croire en Dieu, au destin, aux extra-terrestres ou en soi-même, la nature de la foi ne change pas : il s’agit de croire en quelque chose sans aucune preuve de son existence, de toute la force de son âme.
Ça faisait longtemps que j’avais envie de m’attaquer à ce thème. Le Prophète signe donc mon incursion sur ce terrain… glissant.
Qui est mis à l’épreuve : la foi, le Prophète ou Dieu ? Et surtout… par qui ?
Et la dernière partie consciente de lui-même se demande qui, de lui ou de Dieu, il est en train de mettre à l’épreuve.
Ici réside l’intérêt majeur de cette nouvelle, dans ces questions qui reviennent tout au long de l’errance du Prophète. A bien y regarder, ce voyage apparaît comme un effroyable test, voire un piège, mais qui l’a échafaudé ?
Le Prophète est-il totalement seul, engagé dans un bras de fer schizoïde avec lui-même ? Dieu est-il dans le coup, est-ce lui qui désire savoir jusqu’où peut aller l’Amour de son fils ? Et si le Diable était déjà présent, dès le début de l’intrigue ?
Ces questions ne trouveront pas de réponses claires, et pour cause ; tout se confond : le Prophète, le Désert, sa quête, Dieu et son silence ne cessent de permuter, si bien qu’on n’est jamais sûr de rien.
Mais c’est le principe de la foi, pas vrai ? Où prend-elle naissance, et qui sert-elle le plus ? Ce en quoi on croit, ou… celui qui croit ?
Le désert, miroir de la foi.
Est-ce que croire en Toi ne sera jamais qu’une marche sans fin vers un lieu qui m’appelle et se dérobe quand je suis près de l’atteindre ?
Le Désert est intéressant à ce niveau, parce qu’il personnifie à merveille ce que représente la foi, ce qu’elle implique, ce qu’elle inflige et ce qu’elle offre. Il est à mettre en parallèle avec l’évolution du rôle du Silence, que j’aborderai ensuite.
De la même façon que l’horizon n’est pas un lieu qui peut être atteint, la foi n’est pas un état qui peut être trouvé, du moins pas à jamais. C’est une chose vers laquelle on tend, une étoile polaire qui nous guide, mais qu’on ne pourra jamais posséder totalement. C’est un objet de réflexion, comme on dit en philosophie, presque une hypothèse de travail. Du moins moi c’est comme ça que je la vois.
Hormis Job qui s’est accroché à sa foi jusqu’au bout (pourtant, quand Dieu a laissé son destin aux mains de Satan, on peut dire que celui-ci a mis le paquet !), même Jésus a douté sur la croix (navrée, mais les interprétations de ses paroles toutes plus alambiquées, désespérées et tirées par les cheveux les unes que les autres qui tentent de justifier qu’il N’A PAS PAS DOUTÉ ne me convainquent absolument pas), comme le révèle cette phrase déchirante qu’il a prononcée sur la fin, oubliant pour la seule et unique fois le nom de Père pour celui de Dieu : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
D’autre part, le Désert est un lieu aride, comme l’âme de celui qui croit et qui n’aura jamais la preuve qu’il a raison de le faire. Il est inflexible, à l’égal de cette âme-là. Et il est intransigeant. Cheminer à l’intérieur de lui revient à marcher seul dans son Amour. S’il est beau et puissant, il est aussi mortel. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut mater, apprivoiser et encore moins duquel on peut se rendre maître.
Il en est de même de Dieu. Croire en lui et l’aimer implique d’accepter son ascendant et sa toute-puissance, sans espoir de récompense, si ce n’est la beauté de sa lumière censée incendier l’âme des fidèles...
Voilà ce qu’il offre pour tout dédommagement. Voilà ce qu’on obtient pour tous ses sacrifices. Oui, c’est un amour à sens unique. Mais encore une fois, qui est le plus chanceux des deux : celui qui est aimé, ou alors… celui qui aime ?
La foi n’est pas que religieuse : Analogie avec l’artiste.
Je suivrai mon abîme, quoi qu’il m’en coûte. J’ai parcouru un trop long chemin pour reculer. M’abandonner définitivement à Ta Volonté est le seul moyen de comprendre ce qui vit en moi.
Je m’en suis aperçue en écrivant cette nouvelle, et c’est sans doute pour ça que ce thème m’intéresse, moi qui ne suis pas croyante : la foi est quelque chose que je connais, que j’ai personnellement éprouvé et expérimenté.
A un moment donné de la rédaction m’est apparu le fait que la quête du Prophète est en tout point similaire à celle de l’artiste ; suffit de remplacer la foi par l’œuvre et Dieu par l’inspiration, et on y est.
Comme le montre la citation, l’artiste est confronté aux mêmes doutes que le Prophète. S’il veut saisir le sens de son œuvre, il n’a pas d’autre choix que de la mener à terme, même s’il ne la comprend pas, qu’elle le dépasse et qu’elle lui inflige des sacrifices que personne d’autre que lui ne pourrait supporter.
Poursuivre la lutte, la création, même sans savoir pourquoi, est l’unique moyen d’entrevoir ce qui s’agite à l’intérieur. Et, oui, il s’agit probablement d’un abîme qui happe, comme pour se nourrir des tripes de celui qui le porte avant d’exploser au dehors, écartelant celui qui lui a donné vie, qui l’a nourri de sa substance et porté en lui sans l’avoir décidé. Un affreux alien, ouais.
Et y se pourrait bien que la foi ne soit rien d’autre qu’un typhon de l’âme.
La foi n’attend aucune récompense : Métaphore de l’artiste.
Ce monde perdu est plus libre que tout autre monde, parce que personne ne sait qu’il existe.
Ici, on entre sur un terrain encore plus personnel, mais puisqu’on y est, autant pousser le truc à fond.
Croire en Dieu, en soi ou en son œuvre doit se faire d’une manière totalement désintéressée. C’est pour ça que cette phrase n’arrive qu’à la fin de la nouvelle. Au début de sa quête, le Prophète est plongé dans l’ego. Il parle de lui, des autres, de son pouvoir et de son devoir. Les racines de ses intentions ne sont pas pures. Celles de l’artiste dans ses débuts non plus. Désir de gloire et de reconnaissance. Trucs à se prouver à soi-même. Voyez le tableau.
Quand le Prophète déclame qu’il ne cherche et n’attend rien, qu’il est juste là, dans le présent, il ment. C’est pourquoi la brèche vers le Diable s’ouvre.
Ainsi en va t-il de l’artiste.
Pardonnez l’expression, mais il n’y a qu’après une longue traversée du désert, qu’après avoir rencontré le Diable, et donc, par analogie, s’être confronté à son propre ego, que les intentions redeviennent pures.
C’est le message du Diable, pointant l’orgueil du Prophète. Mais au final, c’est grâce à lui qu’il gagne la lutte. Selon cette optique, le Diable n’est qu’un aspect de lui-même, le plus vile, qu’il personnifie pour mieux lui foutre dans les dents, lui montrer ce qu’il est vraiment. Lui faire goûter la noirceur de son âme.
La même chose arrive à l’artiste qui se pense maître de ce qu’il crée, jusqu’à ce que son œuvre devienne plus grande, plus importante que lui, au point qu’il ne puisse plus la comprendre pleinement, tout en lui imposant en chemin d’immenses sacrifices.
Et au final, seule elle compte. Peu importe les récompenses ou la reconnaissance du public. L’œuvre dépasse celui qui l’engendre.
Le doute métaphysique.
Je te parie que je peux croire malgré le doute. Tu veux vérifier ?
Je ne pense pas que le doute puisse être dépassé, en religion, en philosophie ou en art. Je pense qu’il faut savoir cohabiter avec lui, et même qu’il est l’aiguillon nécessaire à la foi, et à plus forte raison, à la sagesse.
Je pense que la condition humaine est bâtie sur les pôles les plus opposés de l’Univers : bête et ange, vivant en train de mourir, assoiffé d’absolu qui ne connaitra jamais que le relatif…
C’est comme ça, mais ça ne doit pas être un motif de paralysie.
Je crois qu’il faut foncer sans savoir où on va, et que c’est notre seul moyen de goûter à la puissance créatrice de Dieu, ou de n’importe quel nom qu’on lui donne.
LE SILENCE
Cette notion de silence me persécute depuis que j’ai vu le film de Scorsese qui porte ce nom, ayant pour thème des missionnaires portugais partis au Japon pour tenter de le convertir à la foi chrétienne. Inévitablement (eh oui, bande d’idiots !), tout le monde se fait torturer, les croyants, les convertis et les autres, et Dieu (comme c’est bizarre), ne lève pas le petit doigt, et surtout… ne sort jamais de son silence. C’est de là que le film tient son nom.
Et je vais vous dire : c’est déchirant.
Je m’étais toujours dit qu’il fallait que je travaille là-dessus (j’ai même lu le livre de Shûsaku Endô sur lequel est basé le film, histoire de m’inspirer), mais je pensais pas que ça naîtrait dans cette nouvelle. Bah voilà, c’est chose faite.
L’évolution du rôle du Silence : Refuge, Affront, Dignité Humaine.
Le silence du désert lui apparaît désormais comme un affront personnel.
Au début de la nouvelle, le Prophète est enchanté de quitter le monde des Hommes pour se consacrer à sa quête. Le silence et la solitude apparaissent comme les conditions nécessaires à la révélation qu’il attend. Il est persuadé que Dieu l’accompagne, il le sent et le voit tout autour de lui dans le Désert.
Mais plus les jours passent, plus l’absence de manifestations tangibles (apparition ou paroles) de la part de Dieu minent ses certitudes, et donc sa foi. Le Désert se transforme en supplice, l’horizon en but impossible à atteindre, et le silence en affront narquois de la part du Seigneur.
Pourtant, c’est finalement ce silence qui sauvera le Prophète. Une fois de plus, la réalité dépend de celui qui regarde. Le fait que Dieu se refuse à toute intervention est ce qui permettra à son fils de trouver en lui sa force intérieure, sa dignité, en gros, donc, d’assimiler la foi et de la reconnaître en lui-même plutôt qu’en Dieu. Il se voit comme son Père le voit, et ce regard lui rend sa dignité d’Homme, ce qui lui interdit de se morfondre dans le caprice narcissique et geignard de l’ego, qui exige que Dieu se manifeste.
Le silence de Dieu.
Quand sortiras-Tu enfin de ton silence ?
C’est ici qu’on bascule dans l’incertitude. Si Dieu existe, la vérité est qu’il laisse l’Homme à lui-même, si bien qu’il devient à la fois une force et une faiblesse pour celui-ci.
Ça peut signifier deux choses : soit Dieu est cruel, soit il sait que son silence est le meilleur moyen pour que l’Homme trouve en lui-même sa propre puissance.
La fusion entre le Prophète et son Père.
D’une certaine manière, ce silence le rapproche de son Père.
Voilà où on en arrive, déjà bien préparé par le commencement du récit, où le Prophète, Dieu et le Désert semblent parfois ne constituer qu’une seule et même chose dans l’esprit du marcheur fou. Et il est fort possible que toute cette démarche ne soit en effet, comme le dit le Diable, que la “quête schizoïde” d’un être en lutte contre son ego, à la recherche de son pouvoir personnel.
Mais quand la frontière entre folie et sagesse s’émousse, c’est là que ça devient intéressant, pas vrai ?
Le fait qu’on ne puisse pas distinguer les deux avec une parfaite certitude donne justement toute sa profondeur au récit.
Peu importe que Dieu existe ou non, que le Prophète parle tout seul au lieu de s’adresser au Diable, que le Désert n’ait jamais changé de nature et que ce soit le regard que le mourant lui porte qui le teinte de différentes intentions. L’appel de Dieu ou de ses propres entrailles, la souffrance causée par le silence d’un Père ou par cette solitude que tout esprit libre connaît, tout ça, ça revient au même.
L’être humain est trop complexe pour pouvoir définir sa réalité. Et à fortiori l’appeler sage ou fou.
LA VOLONTÉ
En tant que lectrice de Nietzsche, la notion de volonté est primordiale pour moi, d’autant plus que c’est précisément dans le désert que ce philosophe place les êtres qui selon lui sont les Véridiques. Et bien qu’on ait tendance à opposer Nietzsche à la chrétienté (ouais, ouais, Zarathoustra dit que Dieu est mort, je sais, mais faut aller un peu plus loin que ce cliché, les gars !), il y a chez lui des aphorismes qui ont la drôle de manie d’encenser… ce qui ressemble au divin.
C’est comme tel que nous devons le considérer, quand, exalté par l’ivresse dionysiaque jusqu’au mystique renoncement de soi-même, il s’affaisse solitaire, à l’écart des chœurs en délire, et qu’alors, par la puissance du rêve apollinien, son propre état, c’est-à-dire son unité, son identification avec les forces primordiales les plus essentielles du monde, lui est révélé dans une vision symbolique.
La naissance de la tragédie
N’est-ce pas que cette citation colle particulièrement à ma figure du Prophète ?
La Volonté vue par le Prophète et vue par le Diable.
Mais qu’est-ce que la Volonté, sinon un glorieux aveuglement ?
La Volonté est l’essence de l’Homme.
L’ambivalence de la notion de volonté oppose le Prophète au Diable, et remet une fois de plus en question la foi, qui selon le Diable s’apparente soit à la folie de l’aveuglement volontaire, soit à de sourdes manifestations de l’ego.
La question est fondamentale : l’Homme peut-il dépasser son ego pour rencontrer l’intention pure, dictée par sa conscience ?
Thème majeur de la philosophie, je ne prétendrais pas ici apporter de réponse. J’ai juste envie d’attirer votre attention sur le fait que c’est peut-être la perte de soi (folie ou sagesse), l’évanouissement des frontières du soi dans l’union mystique avec le monde (ou avec Dieu, peut-être), qui sont justement la seule voie vers la transcendance.
La quête mystique du Prophète, si elle le sort de lui-même, le ramène finalement en soi, mais un soi différent de celui qui est parti… Et ce dépassement, c’est grâce à la volonté qu’il est atteint.
La Volonté nietzschéenne.
Ici, je me contenterais juste d’une citation qui éclaire positivement l’histoire du Prophète :
Dans le sable jaune brûlé par le soleil, il lui arrive de regarder avec envie vers les îles aux sources abondantes où, sous les sombres feuillages, la vie se repose. Mais sa soif ne le convainc pas de devenir pareil à ces satisfaits ; car où il y a des oasis il y a aussi des idoles. Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion. Libre du bonheur des esclaves, délivrée des dieux et des adorations, sans épouvante et épouvantable, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique. C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris, les bêtes de trait.
Ainsi parlait Zarathoustra
Le sacrifice de soi est-il une magouille de l’ego ?
Tu étales ton “sacrifice” comme si le monde entier devait tomber à tes pieds d’adoration. Qui t’a demandé de sacrifier quoi que ce soit ? Qui t’a demandé d’éprouver ta foi ?
Eh ouais, Nietzsche est encore présent ici, dans les paroles du Diable qui présentent l’autosacrifice comme une manipulation, un aveuglement, une illusion. Rien d’autre que de l’ego, donc.
Mais là où les choses se corsent, c’est que le Prophète semble à la fois appartenir aux esclaves et aux aristocrates, selon les définitions nietzschéennes de la morale.
Certes, il se complait dans sa faiblesse et dans son rôle de victime, gamin abandonné par son Père prêt à tout pour que celui-ci daigne s’intéresser à lui. Le Diable n’a pas tort : il expose son martyre et provoque sa misère en exigeant que Dieu lui réponde ou reconnaisse le mal qu’il se donne pour lui prouver, ainsi qu’au monde et à lui-même, qu’il fait partie des “Véridiques”, comme il le dit si bien.
Mais d’un autre côté, après sa rencontre avec le Diable (qu’on peut donc voir comme la confrontation entre conscience et ego), il poursuit la lutte, se prenant désormais lui-même comme unique critère, continuant d’avancer malgré le doute qui le nargue. C’est un mouvement assez dionysiaque, en réalité, très loin du nihilisme qui est la marque de fabrique des faibles, des esclaves.
Le Diable a donc permis au Prophète de dépasser la condition d’esclave pour s’élever vers celle des forts, des aristocrates.
LE DIABLE
La douleur du Diable.
Il commence à s’éloigner quand soudain il se retourne pour rugir d’une voix étrangement brisée, son long corps tordu en deux par la force de ses cris : Va, aime-Le, ADORE-LE MÊME ! Mets-toi à genoux devant Lui et sacrifie-Lui tout ce qui fait de toi un Homme !
Comme dans la nouvelle du Journaliste, Satan est ici présenté comme proche de l’Homme. D’une certaine manière, on se demande s’il ne symbolise pas la partie juvénile et immature de celui-ci.
La remarque la plus pertinente qu’il fait est celle qui évoque le sacrifice de ses attributs humains pour mieux adorer un être qui, s’il existe, n’offre rien en retour, sinon un silencieux mépris.
Si le Diable incarne l’ego et Dieu la conscience, il est logique que les choses soient présentées ainsi. Abandonner sa personnalité et ses intérêts propres au nom d’une puissance universelle où les spécificités et qualités humaines particulières n’existent plus, c’est là tout le message du bouddhisme, et de la philo.
Apostasier, cesser de souffrir, et abandonner son âme au Diable.
Tu sais ce que tu dois faire. Un mot de toi, un seul mot, et tu es libre.
Renoncer à sa foi, arrêter de souffrir, mais pour avoir quoi en échange ? Où est le vrai courage, et où se situe la faiblesse ?
Le Prophète fait le choix de maintenir sa souffrance en conservant sa foi, quitte à en crever. Ici encore, le parallèle avec l’artiste est flagrant. Certains êtres ne peuvent tout simplement pas tourner le dos à leurs idéaux, même quand ceux-ci sont la cause de tout leur malheur. Certains préfèrent sacrifier leur raison sur l’autel de leur croyance, plutôt que de se retrouver… vides.
Connerie incommensurable ou force intérieure légendaire ?
Obstination délétère et puérile ou courage surhumain grandiose ?
Mépris de l’Homme et de ses instincts, ou bien encensement de l’énergie du guerrier ?
Je crois que personne ne le sait, pas même Nietzsche.
Le Diable gagne t-il à la fin ?
C’est Dieu qui sera ta ruine. C’est Lui qui te mènera à ta mort, et à ta damnation.
Le message majeur des Chants du Désert est de présenter la passion et la perdition, et donc, ici, l’amour pour Dieu et la mort, comme complémentaires, voire indissociables.
A vous de voir selon votre interprétation de la crucifixion. La foi de Jésus l’aura bel et bien mené à la mort, et dans ce sens la prophétie du Diable s’est réalisée. Ensuite, il en va de la croyance de chacun de considérer qu’il a été sauvé, en tant que Fils de Dieu, ou alors qu’il est mort en tant qu’homme illuminé, par sa propre bêtise.
Une partie de moi est morte ici, mais celle qui reste vivra à jamais !
DIEU
Dieu et le Diable sur la même ligne (une voix dans la tête).
Tiens-donc ! Et pourrais-tu m’expliquer la différence, la différence FONDAMENTALE, qui existe, entre Lui, ET MOI ?
Peut-être que toute cette histoire n’est rien de plus que celle d’un fou qui se parle à lui-même, Dieu et le Diable comme ses démons personnels, ce que tendrait à prouver sa rencontre avec le Journaliste dans la nouvelle de celui-ci. Si Dieu habite le cœur du Prophète et le Diable sa tête, soit on est face à un Homme écartelé entre sa conscience et son ego, soit entre sa folie (Dieu) et sa raison (le Diable).
Mais ce n’est qu’une des interprétations possibles. Après tout, chez l’Homme, tout est personnel et intérieur. Son pire ennemi n’est personne d’autre que lui-même, et sa plus grande force réside également en lui, et non en une puissance extérieure qui lui dicterait sa conduite.
La liberté de l’être humain existe uniquement en lui-même, et la seule lutte, la seule véritable guerre qu’il mènera jamais est celle qui le confronte à lui-même.
Maintenant, il fait face à la sécheresse de son âme éprouvée et à l’aridité de son cœur assoiffé. Mais tous deux témoignent d’une volonté de vivre qui n’est discernable que pour un œil habitué à embrasser ce qui ne se voit pas.
Et alors, peut-être que vaincre le Diable ne signifie rien d’autre que se connaître soi-même.
Il n'éprouve plus la moindre pitié pour ce qu’il est, ne s’en trouve ni fier ni affligé. Il se voit juste tel qu’il est.
OK, on vient de franchir un nouvel échelon dans les cantiques de la perdition ! On continue le carnage, ou on prend le temps de respirer un coup ? La réponse avec la prochaine nouvelle…
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February 23, 2022
El Diario Latino #5
MétamorphoseMe voilà dans une nouvelle phase du voyage. Le constat est flagrant. La tempête que je sentais monter n’était peut-être rien d’autre que ça. J’imagine que la vie d’un écrivain-voyageur est ponctuée de périodes où le voyage prend le pas sur l’écriture, et inversement.
C’est arrivé dans le désert de la Guajira, quand j’ai réalisé que ce que j’étais en train de vivre ne pourrait pas et ne devait pas être rapporté ici d’une manière qui transformerait une expérience hors du commun en un récit tristement terre à terre. C’est là que ça s’est réveillé. Et puis, la décision de louer cette maison dans ce village paumé y était aussi certainement pour quelque chose, d’autant plus que je m’y préparais, puisque je l’avais trouvée avant même de me rendre dans le désert. Tout en moi me criait : Écriture, écriture, écriture !
La nouvelle vague sur laquelle je surfe à présent est celle d’une inspiration immense. Quelque chose s’est débloqué. Il s’agit plus seulement d’utiliser ce que je vis en l’incorporant plus tard à mes écrits. Désormais, au moment même du vécu, je le ressens déjà comme faisant partie de mon œuvre. Y a plus de transition, d’ajustements, de médiation. Tout m’apparaît d’emblée d’une manière littéraire, les idées jaillissent sous leur forme définitive.
Ça peut sembler malsain, comme une sorte de dédoublement qui m’empêcherait d’être dans le présent. Mais peut-être que c’est le vrai mode de fonctionnement de l’artiste. Quand son vécu et ses visions lui apparaissent direct comme… de l’art.
Plusieurs fois je me suis demandé si tout ça n’était pas qu’un monstrueux fantasme narcissique, une mise en scène de soi-même bouffie d’orgueil et entachée d’ego. Mais je peux pas nier mon ressenti, ni foutre du plomb dans l’aile de ce rêve en train de s’accomplir. J’ai jamais vraiment chercher à comprendre cette phrase qui dit que l’art imite la vie, et la vie l’art, mais bordel, je crois que je suis en plein dedans.
Et en fait, c’est pas la première fois que ça m’arrive. Je me souviens qu’il y a très longtemps, Borderline s’écrivait constamment dans ma tête, au point que parfois ce soit Travis qui passe au premier plan, dans mes actes, dans mes paroles.
Le vécu avait déjà transmuté en art, tout au fond de mon cerveau.
Transformer son voyage en histoireJ’ai quitté Minca, résolue à m’approcher du désert le plus vite possible. Y avait plein de trucs cool entre deux, que j’aurais pu m’arrêter pour voir, mais la crainte de replonger dans le tourbillon de vacanciers m’a incitée à tracer la route. La mer des caraïbes est superbe, c’est pas le problème, mais je commençais à fantasmer sur les petits villages montagnards que je savais devoir trouver plus loin, et l’appel de ce fichu désert rugissait si fort qu’il m’était impossible de le faire patienter quelques jours de plus.
J’ai aucune intention d’expliquer ce qui s’est passé dans la Guajira, et je subodore que ça risque d’arriver de plus en plus fréquemment à travers ce journal. Je sais pas ce que les lecteurs de ce type de carnet sont en droit d’attendre, et pour tout dire, je m’en contrefous. Je sais pas non plus si ce que je m’apprête à faire a déjà été fait, avec plus ou moins de succès.
A partir de maintenant, certains événements de ce voyage ne seront plus rapportés comme un catalogue de faits, mais directement sous la forme qu’ils ont inspirée. Pour le désert, ce sera donc La Passagère, et ceux qui souhaiteraient quelques éclaircissements devront se contenter de sa genèse. Lors de la publication de ce journal, la nouvelle sera incorporée entièrement et il en sera de même si d’autres voient le jour.
N’est-ce pas la meilleure manière de comprendre comment travaille un écrivain ? De passer directement du vécu à la littérature ? Ça m’étonnerait que je sois la première à le tenter…
Ça m’a fait bizarre de retrouver la ville après ça. Passer d’une réalité à l’autre laisse parfois un goût étrange, bien que ce soit le but de tout voyage. La flexibilité mentale et corporelle exigée par la vie nomade est une vraie gymnastique, et une fois qu’on a chopé le coup c’est plutôt facile de s’adapter. Même si parfois l’écart est vraiment énorme.
C’est aussi de cette manière qu’on parvient à identifier le soi véritable. Qu’est-ce qui reste au cœur d’une personne ? Quel est l’élément qui ne change jamais ? Que peut-elle désigner comme “je” envers et contre tout ?
Il me restait quelque chose auquel je pouvais me connecter, et sur le toit de l’hôtel, au coucher du soleil, je l’ai fait. Ce geste, cette posture. Cette chose gravée en moi, à laquelle je pourrai désormais toujours me relier pour faire revivre ce que j’ai connu.
Sur les traces d’un autre écrivainJ’ai débarqué à Valledupar bien trop tôt à mon goût. C’est pas que cette ville soit repoussante mais il faisait une chaleur à crever et le côté non touristique de ce bled faisait que tout le monde me dévisageait et que les mecs étaient tous derrière mon cul. C’est d’ailleurs ce même aspect qui m’a contrainte à payer une pauvre bière en cannette 8000 pesos, plus du double du prix habituel. J’ai fait au barman : T’es sérieux, mec ? Et moi qui suis d’une nature très polie, j’ai balancé le fric sur le comptoir sans même attendre sa réponse et sans même me retourner. Parfois ça fout la rage d’être traitée comme une touriste.
J’étais bien contente de me barrer le lendemain, d’autant plus que je me rendais à Mompox, bled auquel je rêvais depuis un moment. C’est celui qu’a inspiré Gabriel García Marquez pour Cent ans de solitude, bien qu’il ne l’ait jamais présenté ainsi. La chaleur était toujours complètement maboule, mais les abords du fleuve et le charme infini du village la rendait largement supportable. C’est marrant, Mompox a l’air du truc colonial de base, avec ses édifices désuets et colorés, mais les rues poussiéreuses et les rives du Rio Magdalena qui s’animent de chants d’oiseaux exotiques et d’iguanes qui grimpent aux branches lui offrent une identité très personnelle, que j’avais jamais rencontrée ailleurs. Et son cimetière…
Les deux jours que j’ai passés là-bas, j’ai marché et marché encore dans les rues, à toute heure du jour et de la nuit. Il y a parfois des atmosphères dont on éprouve le besoin de s’imprégner encore et encore…
Mais ma maison m’attendait et une longue journée de transport pour m’y rendre aussi.
Flics, capotes et retraite de romancierJ’ai quitté Mompox à 7h du matin, dans un bus vide et très confortable. Les champs d’un vert électrique où paissaient des vaches à l’air indien étaient parfois traversés par le fleuve, si bien que toute cette région donnait l’impression d’un berceau fertile où la vie trouvait à s’épanouir dans toutes les directions.
L’endroit où j’allais était pas mal reculé, j’ai dû changer de bus plusieurs fois. Le premier m’a lâchée au milieu de nulle part où des taxis collectifs attendaient. C’est assez fréquent dans les petits villages. De simples voitures qui attendent d’être pleines avant de décoller. Je me suis glissée au milieu de quatre bonhommes qui semblaient surpris qu’une gringa débarque dans leur monde. Ils étaient pas spécialement hostiles, mais pas vraiment chaleureux non plus.
J’ai appris à me fermer à ce genre de truc. Je suis de toute manière pas très causante moi-même, et à la différence de beaucoup de touristes qui sont enchantés dès qu’ils ont le sentiment d’avoir un “vrai contact avec des locaux”, moi ça me fatigue quand on me parle et je déteste avoir à répéter ma leçon en racontant les étapes de mon voyage au premier qui se pointe. Peut-être bien que je me coupe “d’expériences authentiques” en ayant cette attitude, mais au fond ça fait longtemps que j’ai complètement démonté le mythe du gentil sauvage, et vous m’excuserez mais cette recherche frénétique de contact local n’est selon moi ni plus ni moins que ce principe déguisé.
Chacun sa vie, et je me figure pas d’être en train de réaliser quelque chose d’exceptionnel pour avoir à le raconter au premier venu. Je prends un taxi, c’est tout. Je fais la route. Toi tu vas traire ta vache ? Cool, à la bonne heure !
Mais quand on est étranger et qu’on tombe sur un barrage de flics, bah on est comme qui dirait en ligne de mire. Le keuf nous a fait signe pour qu’on s’arrête et en me repérant il s’est immédiatement attaqué à mon sac dans le coffre. J’ai patienté deux minutes, mais connaissant la manie des flics de foutre le bordel dans tes affaires sans rien ranger derrière, j’ai fait à l’un des types qui me coinçait sur le siège du milieu : Je voudrais sortir. La situation avait l’air de le faire rire, j’ai pas du tout aimé le regard qu’il me faisait, alors j’ai insisté : Tu me laisses sortir, s’te plaît ? Merci. Il s’est écarté et je me suis radinée près du flic pour l’aider à fouiller l’entièreté de mon sac correctement. Il a pas omis une seule poche, l’enculé. La moindre zone de ma trousse de toilette y a eu droit, et j’étais bien contente quand il est tombé sur les rubans de capotes et les a tenus comme un débile devant sa gueule. Son condónes, j’ai fait en levant un sourcil narquois, comme s’il était trop jeune pour savoir à quoi ça servait. Il les a vite rangés et la fouille était finie. Tête de con, va.
Après ça, fallait encore que je me tape un autre bus, et le taxi collectif m’avait laissée un peu n’importe où. J’ai dû prendre un autre taxi pour aller au lieu d’où partaient les colectivos.
Je savais pas vraiment à quoi m’attendre en montant dans le dernier transport. Est-ce que le village que j’avais élu pour y résider une semaine me conviendrait vraiment ?
Au bout d’un quart d’heure de route, j’ai compris que j’étais encore sur un chemin tracé d’avance. On fonçait dans les montagnes rocheuses dont la terre était rouge cuivre, et la pierre montait en formations qui rappelaient celles du désert de l’Ouest américain.
J’avais atteint un nouveau nœud sacré dans l’espace-temps.
La Playa de Belén est un tout petit village. La maison se trouvait au bout d’une rue, au pied des roches, face à un champ de bananiers. Hormis la voisine très discrète, y avait personne.
Et la maison… Bordel, et ça, pour moi toute seule !
Évanouissement des frontières : Quand la vie imite l’art (et inversement)Une partie de ce qui était né en moi quelques jours plus tôt dans le désert avait déjà fini de germer.
Dès le lendemain de mon arrivée, j’ai prévenu la propriétaire de la maison que je voulais rester deux semaines entières au lieu d’une. Quand un écrivain-voyageur tombe sur un endroit où son inspiration est à son point culminant, qu’il sent que le combustible dont il a farci son moteur durant les deux mois précédents gronde dans les entrailles de son engin pour être utilisé, il faudrait être fou, ou extrêmement stupide ou flemmard pour ne pas tout mettre sur pause et passer ses journées entières à écrire.
C’est ce que j’ai fait. La totalité de l’air que j’inspirais était imprégné d’écriture, les mots me poursuivaient lors de mes quelques sorties au village, j’étais dévorée par l’impatience de retrouver la maison pour les jeter sur l’ordi et me libérer d’eux.
Un autre événement a coïncidé avec la naissance du projet dans lequel je me suis lancée durant ces semaines-là. La nouvelle que j’avais soumise à un appel à texte avait été refusée (il s'agit de Un jour toi aussi…), et je l’avais donc publiée ici.
J’ai réalisé que d’autres nouvelles ne demandaient qu’à exploser.
Cette histoire de désert se devait d’être creusée, à travers différents regards, différentes histoires, les personnages étaient en train d’émerger les uns après les autres, chacun avec son propre chant, sa propre folie, la route de perdition singulière qu’il suivait.
Moi qu’avais jamais écrit de nouvelles, j’ai été effroyablement prolifique ! C’est fou comme l’écriture peut parfois devenir un effort surhumain quand les idées ne sont pas mûres, et à quel point elle peut être aussi furieuse qu’un étalon qui piaffe et danse sur lui-même quand elles sont en train de sortir de terre, affamées de lumière et de vie…
Borderline aussi a eu droit à sa poussée de croissance. Moi qui me croyais incapable de mener plusieurs projets de front, je me retrouve maintenant avec trois bébés sur les bras : Borderline 5, les Chants du Désert, et ce putain de Diario.
La vache, heureusement que je dors à peine depuis que je suis partie.
Le chien guide des cimetières, les aigles gardiens du désert, le gamin chaperon et des légumes secs à tous les repasY a quand même quelques événements qui méritent d’être rapportés ici, qui se sont produits durant ces deux furieuses semaines.
Le premier, c’est ma visite du cimetière de La Playa en compagnie du chien. Je passais devant l’église quand un jeune cabot tout maigrichon s’est foutu dans mes jambes en m’adressant un regard aimable avant de s’engager sur sa gauche. Y avait une grille, ouverte, surmontée d’une croix. Sans ce chien, j’y aurais pas vraiment fait attention. Souvent le cimetière du village se trouve près de l’église, mais c’est loin d’être systématique. En voyant la croix, et bien qu’une sorte de sentier pavé semblait monter après la grille, j’ai tout de suite su que c’était ça. Une amoureuse des cimetières latinos comme moi peut pas passer à côté sans y pénétrer. J’ai donc suivi le clébard qui paraissait m’attendre, et c’est bel et bien à une visite guidée que j’ai eu droit !
Ce cimetière est très original, puisqu’il faut d’abord monter une sorte de chemin de croix, ponctué de miradors offrant des points de vue magnifiques sur le village et les montagnes rocheuses alentour, pour y accéder. Le chien semblait avoir à cœur que je loupe aucun de ces points de vue ; il empruntait des petits sentiers cachés pour que je grimpe derrière lui et aille admirer la perspective nouvelle que chacun ouvrait sur la région, si bien qu’au lieu d’une vague demi-heure que m’aurait normalement demandé la visite, je suis restée deux heures à le suivre dans tous les coins.
Parvenus là-haut, l’envoûtement est total, et on peut pas s’empêcher de se demander si la mort est plus douce quand on repose dans un lieu comme celui-là. Les tombes font face à la montagne, tout en hauteur, caressées par un air sec et un soleil mordoré. C’est idiot, mais les mots “repos éternel” louvoyaient dans mon esprit en continu, et pour une fois j’avais l’impression qu’ils voulaient vraiment dire quelque chose.
Le second événement, c’est ma visite des Estoraques, lieu mythique dont je rêvais depuis un moment, et qu’avait largement contribué à ce que je loue cette fichue baraque. Il suffit que je lise “formations rocheuses étranges” ou bien “repère d’aigles et de serpents” pour être prête à me taper trois bus et me rendre à la frontière du Vénézuela dans un bled microscopique où les gens chuchotent sur mon passage tant ils voient peu d’étrangers.
En arrivant à l’entrée, l’un des deux mecs qu’étaient là pour faire payer le droit d’entrée (ouais, c’est un parc national) a tenté de m’entreprendre, mais j’ai déjoué ses plans et découragé ses tentatives foireuses de séduction. Je craignais qu’il se mette dans l’idée de m’accompagner, et déjà que j’évite autant que possible de prendre un guide quand c’est pas absolument nécessaire, c’est pas pour me taper un lourdingue de base dans les bottes.
Bref, c’est finalement seule que je me suis engagée sur le sentier. J’ai pas vu âme qui vive de toute ma visite, ça aurait pas pu être plus parfait. Encore du désert… Un autre, mais avec la même énergie. Ces senteurs de garrigue et d’argile sèche, le silence déchirant des aigles qui traversaient mon ciel pour rejoindre leurs nids, très haut perchés dans le creux des roches aux formes totémiques, le bruissement des herbes jaunes où murmurait le vent et détalaient les lézards à mon approche, la fraîcheur surprenante des grottes, ces arbustes qui croissaient sur les pierres et se tendaient entre les parois pour que leurs feuilles atteignent la lumière…
Qu’y a t-il d’autre à espérer, sinon de se sentir appartenir à un tel monde ?
Les énergies qui s’étaient levées pour moi dans la Guajira ont tendu leurs antennes pour recevoir ce nouveau combustible. Tout était encore vivant, encore très près de la surface, j’ai pas eu d’effort à fournir pour les réanimer. J’écrivais sur le désert depuis deux semaines, le désert vivait en moi de sa vie propre, et voilà que je replongeais en lui comme un embryon dans la matrice.
Un tel niveau de connexion est l’expérience la plus proche de l’extase, la plus jumelle de la transe que je connaisse. Savoir que je peux y accéder par mes propres moyens, disparue au monde dans ma puissante solitude, c’est ça qui me maintient en vie et alimente le feu sacré qui m’incite à continuer, toujours plus loin, aussi loin qu’il le faudra, pour la faire naître encore et encore…
Un autre jour, j’ai aussi marché jusqu’à la forêt de pins et pris les premières photos qui serviront un nouveau projet artistique avec mon ami Bruno Leyval.
Et puis une fois, en cherchant un mirador que j’ai jamais trouvé, j’ai atteint le sommet d’une colline, et j’ai vu le cimetière, juste en face, à la même hauteur. Il était beau depuis ce point de vue aussi.
Et puis il y a eu un autre chien guide, et un gamin aussi, Pedro. J’étais retournée au cimetière et avais repéré un chemin qui partait dans les montagnes. En m’engageant dessus, un petit chien noir m’a suivi, puis c’est un gosse que j’ai récupéré en chemin. Le sentier partait derrière sa maison et il a proposé de m’accompagner. On est retournés jusqu’aux Estoraques en passant par derrière, le chien sur les talons.
On a pas mal papoté tous les deux. Il était très ouvert pour un gamin de 11 ans, et très curieux, empli de questions intelligentes. A la fin, il m’a demandé mon nom, m’a dit le sien, et celui du chien qui nous suivait depuis le début : Niña, une chienne en fait, qui prenait un malin plaisir à guider les touristes dans le secteur (oui, y en avait quand même parfois, bien que j’en aie vu aucun durant mon séjour). Et c’est vrai que le jour de mon départ, en attendant le bus sur la place, j’ai aperçu cette petite chienne qui vivait dans la rue et des gens du coin l’appeler joyeusement par son prénom : Niña, Niña ! Un petit guide local, enjoué et gratuit, que tout le village connaît.
La dernière chose que j’aimerais rapporter ici, c’est l’étrange satisfaction que procure le fait de vivre d’une façon très simple, limite ascétique. C’est con, mais y avait pas de distributeur de fric dans ce bled, et vu que je pensais pas rester si longtemps, j’avais pas prévu d’avoir beaucoup d’espèces sur moi. Il a donc fallu gérer avec le peu que j’avais…
Ça tombait plutôt bien que les rares tiendas du village ressemblaient aux supermarchés de l’ex Union-soviétique : que du basique. Du très basique.
C’est marrant, pour nous qu’avons l’habitude d’avoir le choix entre un nombre parfaitement terrifiant de marques qui vendent pourtant exactement la même merde, de se retrouver face à ça. Tu veux du riz ? Voilà du riz. Des lentilles ? Pas de boites de conserve, prend donc ce petit sachet de lentilles sèches. Des légumes et des fruits ? Arf, y a bien une ou deux carottes qui traînent, et puis regarde, t’as de la chance, aujourd’hui on a eu un arrivage de petits pois frais.
Voyez le délire ? Eh bien, j’ai appris à me satisfaire de très peu, et surtout à cuisiner mes propres arepas, avec la farine de maïs qu’on est au moins sûr de toujours trouver ici ! Ainsi recentrée sur l’essentiel, à manger mes aliments bruts et dédiée à écrire, cette ascèse m’a rappelé ma diète d’ayahuasca, où je bouffais quasiment rien non plus : riz complet, avoine à l’eau, bananes plantain. Je me demande si ce genre de phase n’est pas bénéfique à l’écriture, ou du moins au dévouement à un but plus élevé. Débarrassé du superflu, entièrement dédié à la tâche qui t’incombe, que tu t’es choisie comme prioritaire, le boulot se fait avec une sorte d’urgence, de nécessité absolue.
Mec bourré à 7h du mat, le Seigneur, et une faille dans la TerreUne très longue journée de bus m’attendait, mais je l’ignorais en quittant ma maison à 6h du mat. Je me suis retournée une dernière fois pour regarder cet endroit où j’avais connu une telle paix, une telle inspiration, et j’ai remercié l’univers d’avoir si bien placé ses pièces sur l’échiquier.
Arrivée à Ocaña, j’ai pris le temps de fumer une clope avant d’enchaîner les transports, et un mec un peu chelou m’a abordé. Jeune, pas menaçant, mais un brin tapé de la cafetière quand même. Il m’a abordée avec une phrase que j’ai pas pigée, j’ai voulu jouer l’idiote qui parle pas la langue, manque de bol ce type baragouinait l’anglais, et c’est donc moitié en anglais moitié en espagnol qu’on a engagé une étrange conversation, pas mal décousue.
Rapidement il m’a appris qu’il était bourré, ce qui expliquait des tas de trucs. Il se demandait ce qu’une Française foutait dans ce bled paumé, et m’a appris que son frère était mort récemment et qu’il restait quelques semaines chez ses parents. Je crois qu’il était gay, et en tant qu’homme capable de se mettre à la place des femmes, il m’a rassurée en me disant qu’il en avait pas après moi, et que ça devait être difficile à gérer parfois, en tant que femme, dans ce pays assez macho. Malgré tout, son flot de paroles de beau matin m’épuisait les neurones et j’ai coupé court en lui disant que je devais prendre mon bus. Il a eu l’air déçu, d’autant plus qu’il tenait de toute force à me payer un chocolat chaud, mais moi je suis le déversoir de personne. Si a une époque j’avais tendance à me montrer trop disponible face à n’importe quelle âme errante, c’est terminé.
Alors que j’attendais mon bus un peu plus loin, il est revenu me tenir la jambe mais le chauffeur m’a sauvée en m’appelant. Pardon, vieux, mais chacun sa route.
C’était encore un micro-bus, à croire qu’y avait que ça dans cette région, mais ça m’allait bien. Pour la pause de midi dans un comedor de bord de route, j’ai papoté avec les deux femmes qui voyageaient à mes côtés sur la banquette arrière. Une Chilienne en vacances et une Colombienne qui rentrait d’une visite à ses petits enfants. Toutes deux étaient folles de nature et une phrase de la Colombienne m’a marquée. Alors qu’on avait repris la route, elle m’a demandé en observant amoureusement le paysage : Comment Dieu a pu imaginer tant de beauté en ce monde ? Comment il a pu créer tout ça ? La partie cynique de mon esprit a répondu : L’évolution, ma bonne dame, tandis que l’autre, la partie spirituelle, lui disait : Moi aussi je me le demande…
Arrivée à Bucaramanga, c’était toujours pas fini, et j’ai donc pris un nouveau colectivo pour mon ultime destination. Je savais qu’on allait passer par le fameux canyon del Chicamocha, et malgré ma fatigue cette idée me réjouissait. J’ai pas pu faire de photos convenables depuis le bus, mais cette faille immense en plein cœur de la Terre était de toute beauté, et la route en elle-même, avec ses cactus sur les côtés et sa terre rouge, incendiée par le soleil en train de se coucher, restera pour moi un brillant souvenir.
Ça faisait longtemps que j’avais pas débarqué de nuit dans une ville sans avoir rien réservé comme hôtel. Ça m’a rappelé un soir au Pérou, pas loin de Tarapoto, quand je me dirigeais vers la frontière de l’Équateur, et que j’étais tombée dans un hôtel de passe. Le genre de bon matos pour un écrivain, et ce passage se trouve d’ailleurs dans Borderline 1. Ouais, j’y peux rien. En fait, j’ai jamais cessé d’écrire, je m’en rends compte de plus en plus…
J’ai trouvé un hôtel sans mal, vraiment pas cher et très clean. La femme qui m’a accueillie semblait toute ravie que je porte le même prénom que sa fille (ce qui est très rare dans ce pays, la plupart des gens n’arrivent même pas à prononcer “Zoë” correctement).
Je me suis douchée (eh merde, encore de l’eau froide) et suis tombée dans le lit sans même bouffer. Mais au fond, j’adore les journées de voyage épuisantes où tu pars de nuit et arrive de même. Putain, c’est tellement excitant !
Le choix de l’écriture ; quand la réalité rejoint la fiction
J’aurais pu faire des tas de trucs de touriste à San Gil, du style canyoning et parapente, mais si je veux que mon voyage dure longtemps, je suis forcée de me restreindre. Et je suis désormais convaincue que ce qui m’intéresse le plus, c’est de vivre sur la route, et d’écrire, alors je suis prête à renoncer à quelques trucs pour me concentrer sur ça. D’ailleurs, depuis la maison, je favorise les hôtels pourvus d’une cuisine à disposition des clients, et putain ça me fait faire de sacrées économies !
C’est ce type d’auberge que j’ai choisi à Barichara, autre village enchanteur mythique sur lequel je fantasmais depuis mon premier séjour en Colombie. Rien à faire, ce genre d’ambiance est favorable à l’écriture, beaucoup plus que celle, torride et endiablée, des caraïbes, et navrée si je défonce le mythe de l’auteur rock n’ roll, mais même cet enfoiré d’Hunter S. Thompson n’a rien pondu de valable à Puerto Rico !
Et puis, ce village abrite la véritable église du tome 1 de Borderline, et rien que pour ça, ça valait le coup. Quand je suis entrée dedans et que j’ai vu ce Christ accroché en face avec ses yeux de souffrance au ciel et sa couronne d’épine sur la tête, j’ai su qu’une fois de plus, ma fiction rejoignait ma réalité. Et si les fans aiment visiter les lieux qui ont inspiré les livres, moi j’adore me balader au sein des miens, et découvrir que ce que j’ai décrit existe quelque part, alors que j’en savais rien en l’imaginant.
Moi j’aime la magie, surtout quand elle concerne la vie de Travis et la mienne.
Et puis cette lumière au coucher du soleil depuis les hauteurs…
Se bourrer la gueule avec une célébrité localeJ’ai continué ma descente vers le sud en me rendant à Guadalupe, connu pour ses rivières aux trous d’eau. J’ai enchaîné les micro-bus et pour finir suis montée dans une sorte de pick-up avec des bancs en bois et une bâche par au-dessus, comme ils ont parfois ici. Y avait seulement un type à l’arrière avec moi, alors on a taillé le bout de gras. Il m’a raconté que depuis la pandémie, il avait quitté Bogotá et sa vie de bureau pour revenir sur les terres de son enfance et reprendre la finca (ferme) familiale, à cultiver des fruits. Avec le soleil et l’eau qu’y avait dans la région, on peut dire que ça marchait plutôt bien, même s’il gagnait moins qu’avant, mais la tranquillité qu’il connaissait ici valait selon lui tout l’or du monde.
Dieu sait que c’est un truc que je peux comprendre. Vivre modestement, mais être… plus heureux ? Lui et moi, on se demandait ce qu’on était censés faire du fric quand on travaillait tellement qu’on avait même pas le temps d’en profiter, attaqué par le stress de ce genre d’existence qui bouffe sur pied l’essence même de la vie.
Ces quelques jours dans ce bled ont été sacrément cool, l’écriture marchait toujours, et avec ces splendides rivières à quelques kilomètres de marche du village, la récompense après le boulot était instantanée. Entre-deux, j’ai quand même trouvé le moyen de me faire interviewer depuis la France pour une émission de radio, et m’empilonner la gueule avec le mec le plus connu de Guadalupe !
Il m’avait fourgué sa carte à mon arrivée, alors que j’étais encore dans le pick-up (on l’avait croisé pour déposer le bureaucrate reconverti en fermier, et, repérant la gringa, il avait fait ni une ni deux), et puis quand il m’avait trouvée devant la porte de mon auberge, il s’était proposé d’appeler la proprio pour l’avertir de mon arrivée. Je savais qui était ce type rapport à mon guide Lonely Planet, qui le présentait comme le premier à avoir développé le tourisme dans la région, en offrant ses services de guide.
Du coup, quand l’envie de faire un tour de cheval s’est fait sentir (j’ai oublié de signaler que ce village était un haut lieu de cowboyerie, les hommes portaient fièrement le sombrero et on pouvait les voir, sur leurs chevaux, réunir les vaches dans les champs), j’ai ressorti sa carte de visite et lui ai envoyé un message. Il avait pas de plan pour louer un cheval, mais en revanche il m’a proposé de le retrouver à l’hôtel dont il était le dueño (tiens tiens), en plein sur la plaza mayor.
On s’y est mis direct. Cerveza sur cerveza, le courant passait foutrement bien entre nous. Au bout d’un moment, je lui ai fait : Et alors, comment on fait pour devenir le mec le plus célèbre de la région ? Apparaitre en “coup de cœur” du Lonely, Hombre, y a des gens qui tueraient pour ça !
Il s’est fendu la poire avant de me mettre au parfum du délire ; j’ai eu droit à toute sa biographie, qu’était du genre intéressant. La façon dont il avait tenté de fuir le service militaire, comment ils l’avaient finalement chopé, pour qu’au final il devienne infirmier de l’armée et sauve des vies pendant treize ans. Un mariage foireux, deux filles, puis le retour au bercail. Ouverture d’un resto qu’a bien marché, rencontre avec un gringo amerloque complètement allumé avec qui il a sympathisé, à qui il a fait découvrir la région. Y se trouve que ce mec tenait un blog de voyage, l’un des premiers sur la Colombie, et qu’il a parlé de lui. Ce type taffe désormais pour le Lonely Planet. Et voilà comment on connaît la gloire !
Déjà passablement torchés, on est partis sur sa moto pour aller voir le coucher du soleil depuis le haut des montagnes, sans oublier bien sûr de se prendre des munitions en chemin. Là-haut on a retrouvé le couple de Belges qui squattaient l’hôtel, ce qui fait qu’on a dû partager nos bières. C’était des petits jeunes (faut que je m’y fasse, désormais tous ceux que je rencontre sont des gosses de 20 ans !), avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à parler, au point de poursuivre la conversation en rentrant. Avec la star locale on est repartis à moto, mais vu qu’on avait un peu pitié du couple qui s’était tapé toute la route à pied, on a pris des bières et changé de véhicule pour aller les récupérer en caisse. En mettant de la zik, le mec célèbre nous apprend qu’il a eu les CD livrés avec la voiture quand il l’a achetée, mais qu’il fatigue un peu d’écouter toujours les mêmes, alors moi je fais : Bah faut que t’achètes une nouvelle caisse… Ça nous a tordus de rire.
Allumée comme je l’étais par toute cette biture quand les gosses m’ont lancée sur mes bouquins, et entourée des bonnes ondes que diffusaient ces chouettes gens tout autour de moi (z’avez jamais remarqué que c’est plus facile de s’exprimer quand les autres vous écoutent vraiment, alors que vous bafouillez quand leur attention est naze ?), j’étais là, debout face à eux posés sur les canapés, une bière à la main, une clope dans l’autre, à m’enflammer au sujet de Borderline, de l’ayahuasca, de la vie sur la route et de la liberté, et c’était bon, putain, c’était tellement bon de se sentir comprise et écoutée comme ça que je pouvais plus m’arrêter, tout en culpabilisant de monopoliser la parole, mais voilà ce qui arrive après des semaines de solitude : quand ça sort, c’est l’inondation !
Bref, les jeunes ont fini par aller se pieuter, et j’ai laissé le dueño avec les Pink Floyd en fond sonore, pour rentrer complètement pétée par les rues noires du village.
Quête personnelle, páramo et fendage de gueule à 3800 mètres d’altitude
J’avais repéré un tout petit village qu’avait l’air inspirant, mais j’avais omis de vérifier à quelle altitude il était, si bien que quand j’ai débarqué là-bas à 19h, après une journée complète de bus (j’étais partie à 7h), en short, j’étais frigorifiée ! Mais l’hôtel que je m’étais trouvé était du style auberge chez l’habitant, et la gentille tenancière m’a fait une soupe que j’ai avalée direct en compagnie des autres clients qu’étaient là, une Américaine et un Québécois. La gonzesse a bouffé et s’est tirée, et l’autre a fait : Ah, on peut enfin parler français !
Je sais plus comment on en est arrivés là, mais soudain on parlait de nouveau ayahuasca, quête personnelle, en se demandant si on devrait pas tout lâcher pour de bon au lieu de se comporter en touristes, qui certes voyagent sur de longues durées, mais gardent toujours au fond de leur tête l’idée que tout ça n’est que passager, que leur cocon les attend encore, et, pire encore, avec la volonté sous-jacente d’en retirer quelque chose d’exploitable (ce mec-là tenait aussi un blog, faisait des vidéos, et était musicos), comme pour transformer tout ça en… produit.
Vers la fin, on en était à parler physique quantique et synchronicités. Messages qu’un moi futur envoie au moi passé via l’intuition et les signes. Continuum temporel. Réécriture permanente de son histoire personnelle. Du lourd, en fait, même si en ce qui me concerne, ces sujets sont ceux qui me passionnent le plus. Étrange quand même de se trouver perdue dans un bled comme Monguí à 2500 mètres d’altitude avec un parfait étranger, et d’en arriver à évoquer des choses si profondes, et si intimes, en définitive, sur sa propre vie.
Dommage, ce mec-là se barrait le lendemain, mais j’ai fait le trek du páramo (plaine de haute montagne) de Ocetá avec l’Américaine, un Égyptien et deux Colombiens de Medellín. A la base, j’aurais voulu attendre le lendemain pour me taper ce truc, mais voilà, l’excursion avec le guide était prévue ce jour-là, et tant qu’à faire, j’allais pas jouer les chochottes, alors à 5h du mat j’étais debout en train de fumer ma clope face au champ des vaches, par 5 degrés. Je sais pas comment j’ai trouvé le courage de prendre une douche tiède dans la salle de bain commune glaciale. Et à 6h30 on était partis.
Y a toute une histoire au sujet de ce páramo que les indigènes protègent farouchement, et dont ils autorisent l’accès aux touristes ou non, et là c’était un peu sur le fil, mais notre guide a trouvé moyen de moyenner, même si on a dû se taper à pied une partie qui normalement se fait en 4x4, amenant la distance finale parcourue ce jour-là à 22km de marche, sachant qu’on passe de 2500 à 3800 d’altitude (donc méchant dénivelé). C’était rude, mais ça valait le coup. C’est pas le premier páramo que je vois (j’avais fait un trek à cheval de trois jours vers San Agustin, pour me rendre à l’endroit où naît le fameux Rio Magdalena qui traverse tout le pays, qui est aussi un páramo), mais c’est toujours aussi surréaliste et spectaculaire. Ces plantes endémiques, ces couleurs qu’on ne voit nulle part ailleurs, ce brouillard…
Et puis évidemment, je me suis fait pote avec le guide, lui-même poète à ses heures, et je l’ai tordu de rire en étant selon lui extrêmement direct avec mes gros mots et mon humour du genre mordant. Par exemple, on parlait du fait d’être reconnu en tant qu’artiste. D’une manière générale, tout le monde n’arrête pas de me dire que ça finira par m’arriver, qu’y faut pas que je désespère. Bah là, pour le coup, je lui ai sorti : Ouais, n’empêche que t’as tout un tas de clampins qu’ont jamais été reconnus de leur vivant, et qui sont morts dans la pauvreté comme de sombres merdes inconnues avant que, trois siècles plus tard, quelques baltringues se décident à reconnaître leur talent et crient finalement au génie. Bordel, mais fallait se réveiller avant, les gars, allez vous faire foutre ! L’autre est mort dans la misère parce que personne voulait faire l’effort de reconnaître sa valeur, et maintenant tout le monde lui jette des fleurs ? Ça vaut bien le coup, tiens ! Nan, la vérité, c’est que c’est tout à fait possible que je finisse serveuse comme une débile, et voilà, à ce stade c’est une question de destin, c’est comme ça.
Moi je trouve pas ça spécialement direct, mais j’ai fait rire tout le monde, une fois de plus. Je crois que c’est surtout le côté désabusé qui fait marrer les gens. C’est vrai, remarque, moi aussi ça me fait rire !
A force de discuter avec beaucoup de monde, j’ai appris quelque chose qui chagrine pas mal mes plans. Depuis la France, avant mon départ, j’ai prévu de rejoindre le Pérou par le fleuve Amazone. A l’extrême sud de la Colombie, les frontières du Brésil, du Pérou et de la Colombie donc, se touchent, et il est possible de rejoindre Iquitos par voie fluviale. Et vu que moi je prends jamais l’avion pour faire des sauts de puce dans un même pays ou d’un pays à l’autre (cela dit je vais devoir le faire bientôt…), c’est exactement ce qu’il me faut, d’une parce que je connais déjà l’Équateur (pays frontalier de la Colombie, seule autre voie qui permet de passer au Pérou par voie terrestre) et que c’est précisément comme ça que je suis arrivée en Colombie la dernière fois, de deux parce que j’adore l’aventure, et que même si c’est pas du Mike Horn, bah ce périple en bateau s’en approche pas mal quand même !
Mais apparemment, c’est pas possible en l’état actuel. Disons qu’ils te laissent passer, mais refusent de te tamponner le passeport, ce qui peut s’avérer très problématique (j’ai beau être une aventurière, de là à passer en mode clandestino, y a des limites).
Et donc, j’ai pris une décision, qui à vrai dire faisait déjà son chemin en moi depuis un sacré bout de temps.
Marcher sur d’anciennes traces et voir des fantômesJ’écris ces lignes depuis Villa de Leyva, le village où j’ai été confinée 4 mois en 2020. C’est quand j’étais ici que Wish est mort. Et c’est d’ici que j’ai publié le Tome 2 de Borderline (je ne compte pas revenir dessus, ceux qui souhaitent des précisions, filez lire mon autobiographie).
J’ai pris la décision de rester dans ce village pendant un mois, à écrire. Je vais demander une prolongation de visa pour rester six mois en Colombie au lieu de trois. De cette manière, je donne une chance à la situation frontalière de se réguler, à Borderline 5 de s’écrire, et ça me laisse une marge financière pour poursuivre les plans magnifiques que j’ai encore en réserve avec ce pays (plans qui comprennent, pour le coup, deux vols internes, mais j’ai pas le choix). Ces projets risquent d’être coûteux, c’est pourquoi rester ici un mois entier, dans un appartement que je loue, va me permettre d’économiser à mort afin de claquer mon fric pour ces expéditions qui me tiennent vraiment à cœur.
Et la vérité, c’est que je suis carrément ravie de me consacrer à l’écriture pendant un mois entier depuis ce village qui est porteur d’une si lourde charge émotionnelle pour moi.
C’est pas la première fois que je reviens sur mes propres traces, des années après. J’avais déjà fait le coup avec le Pérou, en y remettant les pieds 10 ans plus tard. Il me semble que je peux encore voir le fantôme de celle que j’ai été, en train de marcher sur les chemins hors du village…
C’est une manière unique de mesurer sa propre évolution. Quels espoirs est-ce que je nourissais à l’époque, quels étaient mes rêves, mes priorités, mes peurs ?
Me voilà pile-poil 2 ans plus tard, et le bilan est loin d’être dégueulasse. Je compte pas me jeter des fleurs, mais il est clair que j’ai accompli tout ce que je m’étais promis, et plus encore.
Et bordel, c’est exactement ce que je vais continuer à faire.
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